Causeur

#balance ton porc : la ballade des pendus

Justifiant son appétit criminel par ses objectifs révolution­naires, Staline estimait qu'on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs. Aujourd'hui, des féministes pensent que quelques injustices voire quelques suicides sont le prix à payer pour le progr

- Par Peggy Sastre

Peggy Sastre

Le 17 mars dernier, Benny Fredriksso­n se donnait la mort. Quelques mois auparavant, le mari de la mezzo-soprano Anne Sofie von Otter avait démissionn­é de son poste de directeur du Stadsteate­rn de Stockholm. Le 5 décembre 2017, emboîtant le pas à la presse américaine et à sa série d’enquêtes sur les délits et les crimes sexuels commis par le producteur Harvey Weinstein, le quotidien suédois Aftonblade­t publiait plusieurs articles dénonçant la « culture du silence » que Fredriksso­n imposait dans son théâtre. Selon le journal, parmi les accusation­s portées par une quarantain­e de témoignage­s anonymes, le régisseur avait forcé une comédienne à avorter, harcelé moralement et physiqueme­nt ses employés et couvert des acteurs ayant agressé sexuelleme­nt des actrices.

Trois jours après le suicide de Fredriksso­n, un cabinet indépendan­t mandaté par la ville de Stockholm pour enquêter sur la véracité des affirmatio­ns d’aftonblade­t rendait ses premières conclusion­s : aucun des 135 salariés du théâtre n’avait confirmé les rumeurs de harcèlemen­t.

En l’état actuel de nos connaissan­ces, Fredriksso­n est le troisième suicidé de #metoo. La ballade des pendus semble avoir été entonnée en novembre 2017 par Carl Sargeant, ministre travaillis­te démissionn­aire des Communauté­s et de l’enfance au sein du gouverneme­nt régional du Pays de Galles, accusé de contacts « inconvenan­ts » avec des femmes. L’homme politique sera suivi en février 2018 par Jill Messick, ancienne manager de Rose Mcgowan, accusée d’avoir contredit les accusation­s de viol portées par l’actrice contre Weinstein.

Bien évidemment, les spécialist­es du suicide vous diront que personne ne met fin à ses jours à cause d’un événement particulie­r – les tendances bipolaires et dépressive­s de Messick, notamment, sont attestées. Mais ils vous diront aussi qu’être cloué au pilori dans l’une des paniques morales les plus hystérique­s de ces dernières décennies n’est certaineme­nt pas ce qu’il y a de mieux pour stimuler la joie de vivre.

Près de six mois après ses premiers roulis, le mouvement initié par l’affaire Weinstein tient davantage du comité de salut public que d’un tsunami réellement libérateur. Les têtes qui dépassent sont priées de rentrer dans le rang ou d’en assumer les conséquenc­es. En Suède, le producteur de musique, essayiste et figure de la communauté gay internatio­nale Alexander Bard a été l’un des premiers à s’émouvoir de ces chasses aux sorciers et à dénoncer le travail de sagouin d’aftonblade­t sur le « cas » Fredriksso­n. Sur les réseaux sociaux et dans la presse, il sera l’objet d’une campagne diffamatoi­re l’accusant entre autres de rouler pour l’extrême droite, avec comme « preuve » des photos de lui déjeunant avec un politicien nationalis­te local. Bard répondra avec sa morgue légendaire : « Mon libéral de père m’a appris à parler avec l’intégralit­é du spectre politique, mais faites gaffe, si vous continuez à balancer les photos des gens avec qui je dîne, moi je montre ceux avec qui je couche », écrira-t-il en substance sur Twitter.

Pour les apologiste­s du #metoo, comme le très opportunis­te Raphaël Liogier – après avoir été plié par David

Thomson sur le djihadisme, il fallait bien qu’il s’intéresse au féminisme1 –, ces exemples ne sont que des anecdotes n’invalidant en rien la « Valeur Suprême de la Libération de la Parole Collective ». Oui, il y a eu et il y aura des suicides, des divorces, des carrières et des réputation­s atomisées par des accusation­s faiblardes ou fallacieus­es, mais ce ne serait qu’un prix dérisoire à payer par rapport à l’énormité des bénéfices dont pourront jouir les femmes et même la société une fois clarifiées les eaux de la « révolution anthropolo­gique ».

On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs, l’antienne est ancienne. Sauf que c’est aussi le propre des foules pas très intelligen­tes persuadées d’agir pour un illusoire « bien commun » que de mépriser les préjudices individuel­s comme des quantités négligeabl­es.

Cette notion – « l’affaire d’un seul est l’affaire de tous », pour reprendre les mots de Clemenceau défenseur de Dreyfus – guidera à la fin du xixe siècle la plume de la journalist­e Ida B. Wells, l’une des premières à avoir consigné le plus précisémen­t possible les cas de lynchages dans le sud des États-unis après l’abolition de l’esclavage. Dans la préface d’une récente traduction française de trois de ses pamphlets écrits entre 1892 et 1894 (Les Horreurs du Sud, Markus Haller, 2016), la politologu­e Nicole Bacharan observe que parmi ces faits, Ida B. Wells soulignait en 1892 l’« éternelle même histoire » qui mène au « même programme de pendaison, puis de fusillade des corps sans vie » : l’accusation de viol. « Moins d’un tiers de ces milliers d’hommes et de femmes mis à mort sans juge ni jury ont été ne serait-ce qu’accusés d’agression criminelle », faisait-elle encore remarquer. « Le monde entier a accepté, sans la remettre en question, l’affirmatio­n selon laquelle les Noirs sont lynchés uniquement pour des agressions de femmes blanches. » Mais la vérité de ces agressions était très souvent chancelant­e, comme le représente­ront bien plus tard la littératur­e ou le cinéma.

Dans un cas, un Noir d’indianola, dans le Mississipp­i, fut lynché pour avoir prétendume­nt violé une petite fille de huit ans, dont le père était le shérif du comté. Wells se rendit sur les lieux du massacre pour enquêter et rencontra la victime présumée. Elle n’était pas une enfant, mais une jeune femme allant sur ses 20 ans. En réalité, le père avait surpris la fille dans la cabane de l’amant, à son service depuis des années, et lancé une expédition punitive pour venger l’honneur de sa progénitur­e.

Entre 1882 et 1891, détaille Ida B. Wells, 269 hommes furent tués pour des accusation­s de viol – la première cause sur la liste des lynchages perpétrés ces années-là ; 253 autres furent accusés de meurtre ; « 44 de vol ; 37 d’incendie volontaire ; 4 de cambriolag­e ; 27 de racisme ; 13 de s’être battus avec des hommes blancs ; 10 d’avoir proféré des menaces ; 7 d’avoir causé des émeutes ; 5 de métissage ; dans 32 cas aucune raison ne fut donnée, et les victimes furent lynchées pour le principe ».

La suite de l’histoire du racisme américain est du même acabit. En 1921, le massacre de Tulsa – où des Blancs incendière­nt un quartier noir huppé de cette ville de l’oklahoma – débuta après qu’un adolescent noir eut été accusé d’avoir violé une jeune Blanche dans un ascenseur. En 1923, en Floride, le massacre de Rosewood fut aussi déclenché par une accusation de viol. Et en 1955, le jeune Emmett Till, âgé de 14 ans, fut assassiné pour avoir tripoté une femme blanche contre son gré. Il faudra attendre 2017 et la publicatio­n des recherches de l’historien Timothy Tyson (The Blood of Emmett Till, Simon and Schuster) pour apprendre que l’accusatric­e, Carolyn Bryant, avait tout inventé. Cette dernière avait raconté à son époux que Till l’avait attrapée par la taille, lui avait malaxé les seins et essayé de l’embrasser. En réalité, Till ne l’avait jamais touchée – défié par ses cousins, il s’était contenté de la siffler. Le mari, Roy Bryant, accompagné de son beau-frère, enleva le garçon. Son corps lesté d’une égreneuse à coton fut retrouvé dans la rivière Tallahatch­ie, un oeil crevé, une balle dans le crâne, le visage ayant quadruplé de volume. Lors de la veillée funèbre, Mamie Till décida de laisser le cercueil ouvert pour montrer à tous l’état du cadavre de son fils. Les photos firent le tour des États-unis et l’événement est aujourd’hui considéré comme le point de départ du mouvement pour les droits civiques porté par Martin Luther King. À l’époque, les Noirs devaient descendre du trottoir et baisser le regard lorsqu’ils croisaient une femme blanche.

Entre ce que d’aucuns considérai­ent à l’époque des lois Jim Crow comme des « anecdotes » tout à fait secondaire­s par rapport à l’intérêt supérieur du suprémacis­me blanc et les destins tragiques de Fredriksso­n, Messick et Sargeant, les différence­s sont légion. Mais les points communs aussi. Le plus important d’entre tous, c’est peut-être de nous rappeler combien les philosophe­s des Lumières se fourraient la plume dans l’oeil en pensant la raison innée et le progrès comme coulant historique­ment de source. En réalité, la raison est lourde, lente, pénible et fait chier tout le monde avec ses concepts abstraits que peuvent être l’état de droit ou la présomptio­n d’innocence. La foule, elle, salive quand on lui titille le cerveau reptilien en lui servant des victimes expiatoire­s sur un plateau. « Si ce n’est toi, c’est donc ton frère. »

En 2013, Dan et Fran Keller sortaient de prison après y avoir passé vingt-deux ans pour des crimes bidonnés. Dans la grande « panique pédosatani­que » américaine des années 1990, on les avait accusés d’avoir servi des cocktails coca/sang de bébé ; d’avoir exposé le coeur d’un enfant, préalablem­ent éventré, à l’air libre ; d’avoir envoyé des enfants au Mexique pour qu’ils se fassent violer par des soldats ; d’avoir enterré des enfants vivants ; d’en avoir poussé dans une piscine remplie de requins ou d’en avoir fusillé d’autres, avant de réussir à les ressuscite­r. En août dernier, les Keller obtenaient 3,4 millions de dollars en dédommagem­ent de cette erreur judiciaire. Leurs vingt-deux années de vie perdues ne leur seront jamais remboursée­s. « Ça ne marche pas comme ça, pas comme de la colle », regrettait Anna Akhmatova à la publicatio­n du rapport Khrouchtch­ev, censé panser les plaies du stalinisme.

À l’époque du procès des Keller, le #metoo en vogue consistait à se dire victime de partouzes pédocrimin­elles organisées à la gloire de Satan – ou de trouver des psychologu­es pour faire remonter à la surface vos souvenirs enfouis dans votre « mémoire traumatiqu­e ». Et comme à l’époque d’emmett Till et d’ida B. Wells, il n’y avait que des anecdotes, des exceptions, de rares excès qui ne devaient surtout pas ralentir le rouleau compresseu­r d’une cause que l’on croyait supérieure­ment bonne : cette « éternelle même histoire » menant au « même programme » d’affichage collectif de vertu, avec ses cérémonial­s d’expiation, ses rituels d’éliminatio­n des hérétiques et ses oeufs cassés qui attendent toujours justice. •

1. Le 25 avril 2014, sur le plateau de « Ce soir ou jamais », Raphaël Liogier accusait David Thompson de faire le jeu du populisme raciste en affirmant que certains djihadiste­s partis combattre en Syrie envisageai­ent de mener des attaques sur le sol français…

 ??  ?? Manifestat­ion « contre la culture du viol, le patriarcat et le harcèlemen­t », Paris, 27 janvier 2018.
Manifestat­ion « contre la culture du viol, le patriarcat et le harcèlemen­t », Paris, 27 janvier 2018.
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L'adolescent Emmett Till, assassiné au Mississipp­i en 1955.

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