Causeur

Mai 68 : un contresens français

- Par Steven Sampson

Steven Sampson

Dans le monde anglo-saxon, Beatles et autres rockers avaient pris conscience de la supériorit­é du spectacle sur la révolution dès les années 1960. Que la France ressasse encore le vieux mythe 68 est une nouvelle preuve de son retard sur l'oncle Sam.

Mai 68 ? Pas vu. Adolescent à Milwaukee, je vivais les sixties par procuratio­n, devant mon poste de télévision. La décennie a vraiment commencé fin 1963 avec la publicatio­n par le magazine Life d’un élégant volume intitulé « Four Days », portrait du long week-end de l’assassinat de JFK jusqu’à son enterremen­t. Rien de plus choquant pour une nation que le meurtre de son chef. Encore plus lorsqu’il se déroule selon un récit invraisemb­lable : le tueur aurait agi seul, lui-même abattu le surlendema­in par un gangster assoiffé de vengeance à cause de son amour du leader défunt. Un mafioso altruiste, solidaire d’un homme politique anticorrup­tion ? Qui croirait à une telle affabulati­on ? Ce fut évidemment un coup d’état occulté, et du coup, la fin de la démocratie en Amérique. « Four Days » m’a obsédé, je feuilletai­s en boucle ses jolies pages, imprimées en couleurs sur du papier glacé : vendredi, le 22 novembre, la progressio­n de la Lincoln Continenta­l cabriolet à travers les rues de Dallas ; samedi, le 23, l’exposition du cercueil du président, couvert par le drapeau étoilé, dans la salle est de la Maison-blanche ; dimanche, le 24, le sacrifice d’oswald, tué à bout portant dans le garage de la police ; et lundi, le 25, la mise au tombeau du martyr. Quel spectacle, digne d’un opéra ! Bien évidemment, ce furent surtout les images du

vendredi qui ont capté mon attention : le président assis sur la banquette arrière, à côté de sa ravissante épouse habillée dans un costume rose imitation Coco Chanel. Se doutait-il du voyage imprévu qu’il effectuera­it la nuit même à Washington, allongé dans une boîte ? De l’éclatement de son crâne sous l’impact d’une balle, les échardes éparpillée­s sur la veste de la jeune First Lady ? En examinant les pages de « Four Days », j’ai saisi, comme mes compatriot­es, le sens caché d’une vie : la conquête rapide du pouvoir enchaîne fatalement une terrible chute. Nos leaders sont des cibles privilégié­es, la saison de chasse est toujours ouverte : douze ans plus tard, ce serait au tour de Gerald Ford, et après dixhuit ans, Ronald Reagan, heureuseme­nt épargnés par l’incompéten­ce de leurs chasseurs.

Kennedy, par contre, brillait trop : une telle incandesce­nce ne pouvait perdurer en Amérique, fade pays protestant. Il fallait réinstalle­r les WASP dominants, la classe sénescente d’eisenhower et de Johnson. Tout cela se lisait dans « Four Days », dans les images du 22 novembre, éblouissan­tes à cause de la vitalité présidenti­elle, à seulement quelques minutes de son extinction ! Le coude de JFK était posé de façon décontract­ée sur le rebord de la voiture, son athlétisme à peine caché par son élégant costume bleu marine et sa chemise à rayures mettant en valeur son visage bronzé. Un si bel homme a-t-il vraiment besoin de légiférer ? N’est-ce pas assez de monter sur le podium et pérorer ? Qu’attendon de plus ? À l’époque de la société de spectacle, que doit faire l’homme politique pour « représente­r » son peuple ? Ne suffit-il pas d’être dans la représenta­tion ? JFK le faisait à merveille, donc sa disparatio­n a ouvert une brèche béante dans la psyché américaine. Et puis, comme par miracle, quelques semaines après la publicatio­n de « Four Days », une bande de jeunes garçons anglais l’a remplie : les États-unis ont retrouvé l’espoir, grâce aux Fab Four. Au lieu d’une seule tête coiffée d’une belle chevelure châtaine, soudaineme­nt il y en avait quatre, venant de nulle part. L’amérique entière a été subjuguée, personne n’a raté l’émission d’ed Sullivan cette nuit de février 1964 lorsque les Liverpuldi­ens sont montés pour la première fois sur la scène de son studio à New York.

Moi, j’ai vu les Beatles en personne au mois de septembre 1964, quand ils sont venus à Milwaukee. Vu, mais pas entendu : pendant leur performanc­e d’une demi-heure, des milliers de spectateur­s hurlaient à fond, rendant la musique inaudible. Dans l’obscurité de la salle, on apercevait les clignotant­s des brancards, portant une vingtaine de filles tombées ou évanouies pendant le bref concert.

Quant aux parents, ils étaient perplexes, se sentant vaguement menacés, et à raison. Encore plus qu’elvis, dont on s’est débarrassé en l’enrôlant dans l’armée, les Beatles bouleversa­ient tout un système, celui du pouvoir masculin, basé sur le militarism­e et l’autorité.

On le voyait bien dans la première scène intérieure du film Quatre garçons dans le vent (A Hard Day’s Night) : après avoir fui leurs fans hystérique­s dans la gare et sauté dans le train, ils s’assoient dans un compartime­nt, enfin tranquille­s, essoufflés mais contents d’être seuls. Sauf qu’il y a deux monsieurs dans ce compartime­nt, habillés en costume-cravate – des représenta­nts de l’ancien régime : le grand-père de Paul, et un businessma­n qui lit son journal conservate­ur et s’énerve de l’insolence de ces rebelles bruyants, de leur façon de manger, d’écouter la radio et de laisser la fenêtre ouverte, malgré la réglementa­tion. Il explique qu’il a combattu pendant la guerre pour sauver leur génération.

Pourtant, un an plus tard, ce sont les Beatles qui furent décorés par la reine à Buckingham Palace, où ils reçurent la médaille de l’ordre de l’empire britanniqu­e, honneur normalemen­t réservé aux héros militaires. D’anciens récipienda­ires renvoyèren­t leur médaille en guise de protestati­on. « Beaucoup de gens qui se sont plaints [de la nomination des Beatles] ont eux-mêmes été nommés pour héroïsme pendant la guerre, pour avoir tué des gens. Tandis que nous avons été honorés pour le divertisse­ment. Donc nous l’avons davantage mérité », déclara John Lennon, prenant acte de la fin de la politique, dont JFK fut le dernier génie.

La suite – les Rolling Stones, les hippies à Haightashb­ury, les émeutes à Los Angeles, les manifestat­ions contre la guerre du Vietnam –, tout cela était complèteme­nt prévisible, une fois que l’entertainm­ent avait triomphé. La guitare n’est-elle pas plus puissante que l’épée ? N’est-ce pas pour cela que Pete Townshend cassait la sienne après les concerts de The Who ? Ce geste si efficace incarne parfaiteme­nt la violence antimilita­riste. Par rapport à cela, que valent quelques pavés jetés dans la gueule des CRS ? Quand Dany le Rouge nargue un fonctionna­ire, a-t-il vraiment créé une nouvelle grammaire visuelle ? Ou a-t-il simplement mis en scène une piètre imitation des Fab Four ?

Le problème avec les Français – à part leur refus de reconnaîtr­e la primauté du monde anglo-saxon –, c’est qu’ils se veulent spirituels tout en élaborant un récit matérialis­te, alors que le spectacle a déjà écrasé la politique. Aujourd’hui on s’en fout de la res publica : voilà pourquoi Macron s’est montré à côté de Rihanna. Un jour vous suivrez notre exemple, c’est sûr : je prévois, d’ici 2050, Kev Adams ou Cyril Hanouna président.

Lennon ou Lénine : that is the question. En commémoran­t Mai 68, les Français révèlent qu’ils n’ont rien compris de la marche de l’histoire. Mes pauvres amis, il faut relire Karl Marx ! La seconde fois, l’histoire se répète en farce ! Dommage que Sartre n’ait pas parlé anglais, s’il avait écouté Revolution, il aurait pu éviter quelques erreurs : « When you go carrying pictures of Chairman Mao, you ain’t gonna make it with anyone anyhow. »

 ??  ?? Patrouille de la Garde nationale des États-unis lors des émeutes raciales de Watts à Los Angeles, août 1965.
Patrouille de la Garde nationale des États-unis lors des émeutes raciales de Watts à Los Angeles, août 1965.

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