Mai 68 a-t-il défait la France ?
Face à Alexandre Devecchio, jeune animateur du Figarovox et pourfendeur du « post-modernisme nihiliste » qu'il impute à 68, le sociologue Jean-Pierre Le Goff, pourtant critique de « l'héritage impossible » de Mai, en arrive à défendre la révolte de la jeu
Propos recueillis par Daoud Boughezala, Élisabeth Lévy et Gil Mihaely
Causeur. Depuis 2007 et un discours de Sarkozy resté célèbre, Mai 68 est pointé du doigt comme le début de la fin de la France. On lui impute la fin du père, de l'autorité, de l'école, et la montée du consumérisme, de l'individualisme. Cette légende noire est-elle justifiée ?
Alexandre Devecchio. Dans l’histoire, il y a ce qu’on appelle, par raccourci, des faits ou des événements. Mais les mythes, qui agissent en profondeur sur les peuples et les individus, peuvent également être assimilés à des faits. Pour la génération des enfants du siècle que je décris dans mon livre et qui est aussi la mienne, Mai 68 est un mythe fondateur négatif, une clé qui explique la genèse de la désintégration française que nous constatons et subissons. Or, malgré la diversité du mouvement et sa dimension ouvrière, le mythe s’est formé autour des exploits de la révolution libertaire menée par les étudiants de Nanterre et du Quartier latin. Dès 1978, Régis Debray écrivait ainsi : « Mai 68 a été le berceau de la nouvelle bourgeoisie. » Ce n’est pas non plus un hasard si Daniel Cohn-bendit et Alain Madelin, alors ennemis jurés, se retrouvent aujourd’hui autour d’emmanuel Macron. C’est bien la preuve que « Mai 68 » est comme la boussole idéologique des quarante années qui ont défait la France.
Ce point de vue est-il représentatif de toute votre génération ?
A.D. Non, une partie de la jeunesse s’inscrit dans le gauchisme culturel post-soixante-huitard. Il y a aussi une génération Macron ultra connectée et privilégiée qui s’épanouit dans le meilleur des mondes globalisés. Mais la majorité de la jeunesse, bien que diverse et fracturée, souffre de la disparition des repères collectifs.
Jean-pierre Le Goff, avez-vous, vous les soixante-huitards, détricoté la France ?
Jean-pierre Le Goff. Je partage une partie de la critique des jeunes conservateurs, notamment sur la responsabilité de Mai 68 dans la montée en puissance du politiquement correct. Conjuguée au chômage de masse, cette révolution culturelle a eu des effets de déstructuration anthropologique, sociale et individuelle. Mais évitons l’anachronisme, comme le point de vue téléologique. Il ne faut pas tout mettre dans le même sac : les années 1980 présentent une certaine continuité avec Mai 68, mais aussi des éléments de rupture très importants, comme la transformation de l’économie et l’arrivée massive de l’informatique, sans parler de l’écroulement de L’URSS ! Or, à vous lire, Alexandre Devecchio, les soixante-huitards sont responsables de tout : du néolibéralisme, des errements de la gauche morale, du multiculturalisme… et même du succès de l’islamisme !
Examinons l'argument le plus courant des réquisitoires anti-68 : le capitalisme mondialisé est-il l'enfant caché de Mai 68 ?
JPLG. Cette thèse me fait doucement rigoler. J’aimerais qu’on me montre un seul texte libéral de Mai 68 ! Au contraire, les contestataires de l’époque critiquent le capitalisme, le marché et la société de consommation. On me répondra que ce sont les « ruses de l’histoire ». Mais une telle vision hégéliano-marxiste postule que, depuis son avènement qui remonte à fort loin dans l’histoire, le capitalisme englobe tous les phénomènes. Dans cette logique, Mai 68 n’est pas un tournant, mais le résultat inéluctable de je ne sais quelle marche de l’histoire, dont certains prétendent détenir les clés.
Mais les conséquences ne sont pas les intentions…
JPLG. En effet, du reste il y a du vrai dans la notion de libéralisme libertaire. Sauf que la cristallisation, cela ne se passe pas en mai, mais au tournant des années 19701980, quand la montée du néolibéralisme rencontre un courant libertaire qui remettait en cause l’état, les institutions, la hiérarchie… Cela ne signifie pas que l’infrastructure capitaliste a produit cette idéologie. Je suis d’ailleurs surpris qu’un courant conservateur reprenne cette problématique néomarxiste ! Je ne crois nullement à l’articulation prédéterminée et indivisible entre libéral et libertaire : des tas de conservateurs sont libéraux, mais pas du tout libertaires.
Alexandre Devecchio, peut-on être libéral et conservateur ?
AD. Non. Libéralisme et libertarisme sont les deux faces d’une même pièce. Sans être anticapitaliste ou marxiste, je critique le libre-échange mondialisé. La droite a beau prétendre défendre la famille, quand elle soutient l’hégémonie du marché, par exemple en →
installant des grandes surfaces n’importe où (avec les effets qu’on connaît sur l’agriculture, l’alimentation, les commerces, les centres-villes…), elle détruit les valeurs conservatrices qu’elle est censée promouvoir. Sur un autre versant, je dénonce également les effets de ce que Jean-pierre Le Goff appelle le « gauchisme culturel », c’est-à-dire la volonté d’extension à l’infini des droits individuels, nourrie par Mai 68. JPLG. Mais vous vous référez sans cesse au mythe forgé par la gauche dans les années 1980 ! Vous êtes polarisé par lui et vous ne tenez pas compte des évolutions sociales, culturelles, économiques et politiques qui se sont produites depuis Mai 68. Même si on en a assez du politiquement correct, ce n’est pas une raison pour adopter une vision anachronique des événements.
Alexandre Devecchio, imaginons que nous soyons en 1968 et que vous ayez 20 ans. Après vos années lycée, vous subissez le mandarinat rigide de l'université ; à la maison, l'autorité paternelle vous étouffe. Ne vous révoltez-vous pas ?
AD. Je comprends qu’il y ait eu ce côté sympathique et lyrique de l’utopie collective pendant un moment où le temps semblait suspendu. De cette épopée révolutionnaire, je garde la libération sexuelle, l’émancipation, mais ces processus étaient déjà en marche, notamment avec la loi Neuwirth qui avait légalisé la pilule. Ce que Mai 68 a inventé, c’est le besoin d’une rupture soudaine avec l’idée même d’héritage. Aussi, les soixante-huitards n’ont-ils pas transmis à leurs enfants la culture dont ils avaient eux-mêmes hérité. Mais le plus agaçant, c’est le retournement de la révolte en un nouveau conformisme qui dénonce comme réactionnaire tout intérêt pour le passé. JPLG. Quand vous êtes ado, vous ne vous posez pas la question de la transmission, vous vous révoltez ! Ce n’est pas à 50 ou à 70 ans qu’on secoue l’ordre social.
Là n'est pas la question. Comme l'a noté Alexandre Devecchio, on dirait que votre génération a pris au sérieux le mot d'ordre « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi ! », d'où la rupture dans la transmission.
JPLG. J’en conviens. Replaçons cependant les choses dans leur contexte. En face de la jeunesse révoltée, il y avait des hiérarchies et des bureaucraties sclérosées, le pouvoir du général de Gaulle qui se voulait sacré, une France dominée par la figure d’un militaire et une culture doloriste catholique... Ces pesanteurs ont donné tout son sens à la revendication d’autonomie de Mai 68, un moment très particulier dans l’histoire de la modernité. Si les soixante-huitards ont pu transgresser, c’est parce que la règle était là. Sans quoi ce n’est plus de la transgression, mais de l’affaissement. Seulement, la demande d’autonomie et la critique des institutions ont basculé dans l’hubris, s’érigeant en absolu. Dans la marmite bouillonnante de 1968, les gauchistes, mais aussi les cathos de gauche qu’on a tendance à oublier, ont rompu avec les idées de hiérarchie assimilée à la domination, d’autorité assimilée à l’autoritarisme... Des conseillistes à la CFDT, tous prônaient l’autogestion face à l’état. De plus, à l’époque, il y avait deux romans nationaux : d’un côté le roman gaulliste de la France résistante ; de l’autre le roman communiste qui réécrivait l’histoire avec la légende du « parti des 75 000 fusillés ». On les a remis en cause et fait resurgir les pages sombres. Dans les années 1970, la France est passée d’un roman national héroïque à un roman pénitentiel. Les gauchistes ont été à l’avant-garde de ces mouvements.
On ne reproche pas aux soixante-huitards d'avoir démystifié le roman national (quoique…), mais d'avoir repeint notre histoire en noir. Circonstance aggravante, ces jouisseurs des Trente Glorieuses ont profité d'une France prospère, mais n'ont rien laissé pour leurs descendants !
AD. C’est pourquoi les jeunes dirigent aujourd’hui leur colère contre des élites issues ou inspirées par la génération 68. Ma génération, née au moment de la chute du mur de Berlin, est revenue des illusions de Fukuyama : le scénario d’un vivre-ensemble planétaire, d’un monde unifié par le marché et les droits de l’homme ne s’est pas passé comme prévu ! Le projet de révolution égalitariste a totalement échoué, d’autant que la prospérité promise a laissé place à une crise de longue durée. Le multiculturalisme a débouché sur le choc des civilisations : les technologies de masse n’ont pas rapproché les gens, mais atomisé la société. Bref, nous ne sommes pas la génération de la mondialisation heureuse, mais celle de l’identité malheureuse. JPLG. En vous écoutant, je perçois deux aspects dans le règlement de comptes générationnel. La dimension économique et sociale prend plus de poids à mesure que la garantie d’une retraite, d’un logement, d’un emploi et d’un patrimoine apparaissent aux jeunes d’aujourd’hui comme des privilèges d’un autre âge. S’ajoute un second aspect, plus fondamental : la rupture de la transmission et des générations laissées à l’abandon. Les étudiants soixante-huitards, qui étaient des héritiers rebelles, et donc des héritiers, formés aux humanités classiques, à la philosophie, et même éduqués religieusement, ont laissé derrière eux un champ de ruines. Si bien que les nouvelles générations se retrouvent fort dépourvues.
Les vétérans de Mai 68 se sont massivement investis dans la presse et l'enseignement pour établir une hégémonie culturelle et idéologique toujours perceptible dans les médias, les écoles de journalisme et les universités. Et il ne s'agit pas de mythes, mais de faits sonnants et trébuchants.
JPLG. Une partie de la génération 68 a en effet développé ses idées à l’université, dans les médias, l’édition et les métiers de la communication. Occupant
des positions clés (formation des professeurs et des journalistes, promotion et recrutement des universitaires...), ses représentants ont pu prolonger l’hégémonie de leur vision du monde jusqu’à nos jours. Celle-ci a été véhiculée par des enseignants chargés de transmettre une culture, à laquelle d’ailleurs ils ne croyaient pas ou plus…
Ou qu'ils ne connaissaient plus…
AD. Pour avoir traversé le désert intellectuel et subi le conformisme technicien d’une grande école de journalisme, je me retrouve assez bien dans cette description. Avec l’élection de Macron, le personnel politique a été rajeuni et renouvelé, mais le président reste un héritier de la génération 68, désormais mondialisée et uberisée. Malgré ce changement dans la continuité, il me semble que l’ère du vide est en passe d’être révolue. J’ai pu le constater chez les plus jeunes. À Sciences-po et ailleurs, malgré un conformisme souvent étouffant, il y a une effervescence intellectuelle nouvelle. Sur les réseaux sociaux, les vingtenaires font feu de tout bois. Un mouvement de balancier est engagé. Mais la transition prend du temps.
Du reste, depuis quelques années, on nous dit que l'esprit de Mai 68 a perdu et que l'hégémonie idéologique a changé de camp…
JPLG. La gauche morale reste toujours culturellement hégémonique, surtout dans certains médias, mais elle n’est pas née en 1968. Dans les années 1980, la doctrine socialiste est en morceaux et le Parti socialiste intègre le gauchisme culturel comme substitut idéologique. Dans son livre Un coup de jeune1, Laurent Joffrin institue la « génération morale » des années 1980 comme la véritable héritière de Mai 68. Les soixante-huitards, expliquet-il, ont versé dans l’idéologie, mais leurs descendants pragmatiques appliquent une version pacifiée de leur projet. Des manifestations et des affrontements avec la police des années 1970, on passe au militantisme antiraciste de la décennie 1980. La gauche de gouvernement instrumentalise les concerts de rock pour l’éthiopie et SOS Racisme. Comme l’avait parfaitement décrypté Paul Yonnet dans son Voyage au centre du malaise français2, c’est à ce moment précis que le nouvel antiracisme communautariste et ethnique a succédé à l’ancien dont l’universalisme prolongeait l’internationalisme prolétarien. AD. Eh bien, les peuples occidentaux sont fatigués des diktats de cet antiracisme post-soixante-huitard. Il faut voir le succès des « populismes », aux États-unis et un peu partout en Europe, comme une volonté légitime et désordonnée de renouer avec un ordre ancien perçu comme plus protecteur et d’en finir avec la →
Devecchio : « Les peuples occidentaux sont fatigués des diktats de l'antiracisme post-68. »
Le Goff : « Un courant réactionnaire s'en prend à Mai 68 pour régler ses vieux comptes avec la modernité et les Lumières. »
tyrannie des minorités. Bien au-delà de la question du mariage homosexuel, c’est cette aspiration qui était au coeur de la Manif pour tous, véritable « Mai 68 conservateur » (Gaël Brustier).
Pourtant, d'après L'IFOP, la Manif pour tous est ultra minoritaire dans la jeunesse, massivement favorable au mariage gay…
AD. Ce sont parfois des minorités agissantes qui font l’histoire… En 2013, il n’y a pas eu de manifestation massive pour défendre le mariage homosexuel alors que, dans les années 1980, les concerts de SOS Racisme rassemblaient les foules. Les jeunes favorables au mariage pour tous expriment un conformisme plutôt qu’une conviction profonde. Les jeunes engagés l’étaient plutôt du côté conservateur. Contrairement à une idée reçue, il faut aussi noter que Macron n’est pas le président de la jeunesse. En réalité, si le corps électoral avait été limité aux jeunes de 18 à 25 ans, on aurait eu un second tour Le Pen/mélenchon.
Inversement, si seuls les retraités avaient voté, Fillon aurait accédé au second tour... Reste l'acquis sociétal de Mai 68 : la liberté. La libération sexuelle s'est-elle retournée en néopuritanisme, comme semble le montrer l'engagement des soixante-huitards historiques dans la campagne « Balance ton porc » ?
JPLG. Le MLF créé en 1970 versait dans la provocation et l’extrémisme, mais le lien n’a rien d’évident. Il n’était pas globalement dans une logique de puritanisme, de victimisation et de lynchage médiatique. Le mouvement voulait encore s’inscrire dans une dynamique d’émancipation autonome au sein de la société. La vengeance individuelle ne s’exerçait pas encore sur le plan médiatique et judiciaire. Le néoféminisme demande sans arrêt à l’état d’intervenir et d’interdire. De ce point de vue, ce n’est pas une logique soixante-huitarde.
Nous voici arrivés à l'heure du bilan. Daniel Cohn-bendit s'est dit las des commémorations, mais l'obsession de Mai 68 ne fait-elle pas partie de l'identité française ?
AD. Je crois plutôt qu’il faut en finir avec cette obsession et se tourner vers l’avenir pour rebâtir et mettre un coup d’arrêt à la décomposition de la société française. JPLG. Depuis cinquante ans, la France a construit, autour de Mai 68, un mythe qui nourrit un rapport de fascination-répulsion dont on n’arrive pas à sortir. Les jeunes conservateurs sont les héritiers paradoxaux de Mai. Tout comme Sarko, qui prétendait vouloir liquider Mai 68, ils en portent la marque dans leur comportement et leurs moeurs. Et puis, il me semble qu’ils en ont besoin pour s’y opposer. Pour « se débarrasser » de Mai 68, il faudrait d’abord le démystifier et comprendre ce qui s’est passé. Cette tâche d’analyse et d’interprétation n’est pas finie, même si le mouvement de Mai est mort depuis longtemps. N’oublions pas cependant que la légende noire de Mai 68 n’est pas née par génération spontanée. Il existe un courant réactionnaire au sens propre du terme, qui s’en prend à Mai 68 pour régler ses vieux comptes avec la modernité et les Lumières. La France est une démocratie que l’on ne fera pas revenir à la religion comme Poutine l’a fait en Russie. La critique de l’individualisme et du manque de valeurs a bon dos ! Rejetons l’héritage impossible de Mai 68 sans croire qu’il serait possible de revenir en arrière comme à un bon vieux temps supposé.
Concédez-vous, cher Alexandre Devecchio, que sans le repoussoir de Mai 68, vous seriez un peu orphelin ?
AD. Jean-pierre Le Goff a raison. Nous sommes des enfants paradoxaux de Mai 68. Si nous avons le sentiment d’être nés au milieu d’une époque déréglée, nous avons été éduqués dans l’hédonisme soixante-huitard. Il est d’ailleurs amusant de constater que les cortèges contestataires de la Manif pour tous affichaient sur un mode warholien les codes, les symboles et les musiques de la Gay Pride ! Le regretté Philippe Muray aurait adoré ! Pour rassurer Jean-pierre Le Goff, je ne me sens pas contre-révolutionnaire et j’assume pleinement l’acquis démocratique de la modernité, mais la postmodernité, dont l’hyperindividualisme nihiliste héritier de Mai 68 est le coeur, m’inquiète. Par ailleurs, je ne me réclamerai pas de Vladimir Poutine, dont il faudrait cependant faire un bilan impartial de la politique. Je crois que la fascination qu’exerce ce dernier sur une partie des Français est bien davantage liée à l’impuissance et au manque d’autorité de nos dirigeants, transformés en petits exécutants de Bruxelles, qu’au retour d’un quelconque « courant réactionnaire fondamentaliste ». Force est de constater qu’au xxie siècle, le triptyque ordre-efficacité-tradition est autrement plus populaire que les lubies soixante-huitardes. • 1. Laurent Joffrin, Un coup de jeune : portrait d'une génération morale, Arléa, 1987. 2. Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français : l'antiracisme et le roman national, Gallimard, 1993.