La révolte des cadets
C'est en grand frère des manifestants que Paul Thibaud les a observés contester la nouvelle société d'abondance dont ils jouissaient. N'ayant connu ni guerre ni privations, la génération de Johnny Hallyday et Daniel Cohn-bendit est venue rompre le marasme
Le mot « génération » est maintenant utilisé pour empaqueter les nouveautés : ainsi parlet-on de générations d’ordinateurs ou de téléphones mobiles. Génération, c’est prometteur et surtout rassurant. Même une époque sans projets d’avenir est certaine que des vagues d’humanité ne cesseront pas de déferler sur son rivage, même pis si la nouveauté qu’elles apportent, et qui tient en fait du renouvellement, est vouée à la péremption. Que la rhétorique générationnelle fleurisse depuis 1968 suggère donc que cette date n’est pas celle d’une grande nouveauté historique, plutôt d’une prise de relais un peu conflictuelle entre garde montante et garde descendante. Pour ma part, j’ai ressenti d’emblée que c’était une affaire de génération : je restais, sinon étranger, du moins extérieur à l’événement que je pouvais juger, mais pas en être. J’allais avoir 35 ans en juin. À peine installé dans la vie, voilà que de nouveaux venus me poussaient sur le toboggan des âges. Non seulement ils étaient plus jeunes, mais ils s’affirmaient avec une insolence inimaginable pour mes contemporains. Nous étions de bons enfants, ils étaient plutôt du genre sales gosses. Quand je suis entré dans la vie, après un interminable service militaire, nullement guerrier dans mon cas, je me suis trouvé parmi des aînés considérables, étant allé au maquis, ayant eu des amis fusillés et même revenant de déportation. (Il y avait aussi parmi eux des « Justes parmi les Nations », mais on n’en parlait pas.) Nous fûmes d’entrée – et nous sommes restés – des héritiers respectueux, nous inscrivant dans une histoire lisible et qui allait dans le bon sens. Jusqu’en 1968, nous sommes restés dans le mélange de valeurs traditionnelles et d’aspirations progressistes qui avait nourri le compromis d’après-guerre. Ni le concile ni la contraception facile ne l’avaient encore ébranlé. La croissance ne connaissait guère d’à-coups, le niveau de vie augmentait, la démocratisation était en route et, si l’inégalité scolaire n’avait pas disparu, on n’imaginait pas les impasses de « la sélection des meilleurs par la promotion de tous ». Quant à la décolonisation, on pouvait en anticiper l’achèvement après la sortie du cauchemar algérien.
Quel horizon nouveau le gaullisme pouvait-il offrir à la Ve République ?
C’est en politique que des affaissements s’étaient produits. La guerre d’algérie avait rendu évidentes les lâchetés et l’usure intellectuelle de la gauche. Non seulement Robert Lacoste avait « parrainé » la « bataille d’alger », mais les « pouvoirs spéciaux » avaient été votés grâce aux voix communistes. Le PCF, avec la CGT satellisée et les banlieues quadrillées, était un bloc électoral, social et culturel imposant. Cependant, depuis 1956 et l’insurrection hongroise, le « modèle » soviétique avait beaucoup perdu de sa crédibilité. Georges Marchais le reconnaissait en n’attribuant au « socialisme réel » qu’un bilan « globalement positif », c’est-à-dire mitigé. Seulement, privé de la caution historique de 1917, un communisme réduit aux ressources locales pouvait-il proposer une figure d’avenir ? Ancré dans une conflictualité économique et sociale bien installée, mais routinière, pouvait-il dépasser la « fonction tribu- →
nitienne » qu’un politologue allait lui attribuer ? En suscitant de nouveaux espoirs, l’intermède Mendès en 1954-1955 avait montré indirectement la stérilité de la gauche instituée, alors que la gauche des marges, celle qui allait devenir « nouvelle », puis « antitotalitaire », était une nébuleuse hétérogène. Ce n’était pas une gauche à l’arrêt, décalée, parfois déshonorée, qui pouvait mettre le gaullisme en échec. Mais celui-ci paraissait dépourvu d’élan, affaibli et incertain, après l’accomplissement de la mission pour laquelle le général s’était proposé et imposé. Depuis, comme l’avaient montré les élections plus disputées que prévu de 1965 et de 1967, son hégémonie n’était plus assurée. Quel horizon nouveau pouvait-il offrir à la Ve République ? À l’occasion des voyages présidentiels, la voix de la France avait été entendue à Phnom Penh, à Montréal, à Londres, à Varsovie et surtout en Allemagne, où le général avait su parler d’un « grand peuple […] qui a commis de grandes fautes ». Mais ces performances révélaient la stature d’un survivant d’une autre époque, auquel certains coups d’éclat – comme le Québec libre ou son intervention à propos de la guerre des Six-jours – avaient valu aussi quelques rancunes. En tout cas, cette succession de gestes ne faisait pas une relance. On avait pu en discerner une à travers les essais de nouvelle politique européenne : « l’europe européenne » des nations et même des États (plan Fouchet), indépendante des États-unis (sortie de L’OTAN), contribuant à l’émancipation des « démocraties populaires » et fondée sur l’alliance franco-allemande. Mais, favorisant les sabotages du parti de Jean Monnet, les Allemands avaient fait défaut. Le « gaullisme mondialisé », quasi touristique, apparaissait donc comme un substitut, un signe de fragilité, d’autant plus qu’à l’intérieur, l’austérité de Pompidou et Giscard pesait sur le climat social, inaugurant la longue série des libéralisations mal acceptées. Il régnait une certaine inquiétude et l’impression d’une panne, que Pierre Viansson-ponté a décrit dans un célèbre éditorial du Monde : La France s’ennuie. Mai 68 est donc intervenu dans une période de marasme politique, dans un vide d’anticipations autres que technocratiques. Il a pourtant fallu un principe actif pour que se produisent les fameux événements, même s’ils furent un feu de paille. Ce principe actif a été, certains l’ont vu aussitôt1, la trace douloureuse, le souvenir réinterprété par une génération qui n’avait connu que la fin de la guerre d’algérie ; épilogue d’un échec historique, celui d’une colonisation de peuplement implantée par un pays en déclin démographique parmi une population nombreuse et fortement identifiée. Mettant fin à une suite d’hésitations et de défausses, de Gaulle était parvenu à trouver une issue, peu glorieuse mais sans doute la meilleure possible, au bout d’une longue série d’épisodes ; la principale cause de ces retards et de ces complications étant l’incapacité du FLN à négocier un compromis2. Mais de cela, une opinion portée à tout imputer à l’action du général de Gaulle était peu consciente. Cette perspective déformée était particulièrement celle des futurs soixante-huitards dirigeant L’UNEF, qui n’avaient connu que les derniers soubresauts du drame, l’extension tardive des violences à une métropole où l’opposition à la guerre n’a jamais mobilisé, de manière discontinue, que des minorités actives. Cette dernière vague de la militance antiguerre a réagi à deux événements : les débordements en France même de la guerre et les attentats de L’OAS, constituée après avril 1961 par les « soldats perdus » et des activistes de l’algérie française. Alors que les questions essentielles étaient déjà réglées par accord entre les belligérants, la fédération de France du FLN a lancé en 1961 des attentats contre la police en France, essentiellement dans le but de renforcer sa position face au gouvernement provisoire de Tunis. Il s’ensuivit un couvre-feu imposé aux Algériens de France, provoquant des manifestations algériennes qui furent violemment réprimées. D’où une protestation, surtout communiste, de la gauche qui se termina en drame au métro Charonne. Parallèlement, L’OAS commit une série d’attentats antigaullistes. Pour qui interroge aujourd’hui ses souvenirs, l’étrange est que ces phénomènes (manifestations algériennes, Charonne, OAS) entrèrent en résonnance et cristallisèrent un syndrome de soupçon antigaulliste, produisant en particulier, autour de L’UNEF, un militantisme spécifique, tardif
et quasi posthume contre la guerre. Se répandit alors au Quartier latin une sorte de légende, de fabrication mentale, de surenchère où s’exprimaient indirectement les remords de la gauche pour son bilan algérien : L’OAS qui attentait à la vie du général de Gaulle avait, répétaiton, infiltré l’appareil policier de Maurice Papon, donc « le régime » qui était son complice. La gauche pouvait alors prétendre être l’unique opposition à L’OAS et à l’algérie française. Ces chimères, associées au mythe d’une alliance du peuple français avec le peuple algérien, ne durèrent qu’une saison. Elles n’auraient pas existé sans un fond d’usure, de perte de crédibilité du gaullisme. Elles permirent à un milieu particulier de se forger en vase clos une conscience révolutionnaire qui fut le terreau d’un activisme sans lequel les barricades de la rue Gay-lussac auraient été impensables et qui servit de détonateur à un mouvement d’une tout autre nature. Comme on le sait, en France comme ailleurs, ce mouvement a commencé par une demande symbolique : le libre accès aux « dortoirs » des filles, lesquelles, en ce temps-là, ne craignaient pas d’être harcelées. Cette transgression désignait et dénonçait ce que l’état de bien-être d’après-guerre avait incorporé de morale traditionnelle. Cela a été bien vu sur le moment par Edgard Morin3 : la constitution de l’état de bien-être – l’extension à la société du champ de la démocratie – était une affaire collective, mais cette action était au bénéfice des individus. Une fois promu de cette manière, traité comme la cause suprême dans la société et la nation, l’individu s’estima autorisé à présenter ses réclamations propres, ses demandes d’émancipation et de satisfaction. Ce développement, au fond logique, a déconcerté la génération des « bons enfants » qui avaient d’entrée adhéré au projet de construire une société solidaire et qui se trouvaient maintenant en décalage avec des « irresponsables » qui le déformaient en l’asservissant à leurs désirs. L’improductivité du mouvement de Mai 68 tient à son rapport en apparence révolutionnaire, mais au fond passif, avec ce qui l’a précédé. Pour l’essentiel il a été une suite, il a révélé et consacré ce qui était en cours, sinon en place : la démocratie des individus. Le discours révolutionnaire, en désignant le pouvoir comme ennemi, a fédéré des demandes de nature non politiques. Il a peut-être été aussi une couverture, comme si on avait eu un besoin de se dissimiler ce que l’on faisait au moment où on le faisait, comme si c’était un point d’honneur que de se référer à la politique et à la révolution, avec lesquelles on prenait ses distances. Cela peut expliquer à la fois l’évanouissement rapide de la « superstructure » révolutionnaire et le fait que les leaders de Mai 68 aient facilement trouvé leur place dans le monde auquel ils avaient fait peur. Est-ce Victor Hugo ou Michelet, je ne sais plus, qui a parlé de l’idée du possible qui inspire les révolutions, comme d’un oiseau mystérieux venant ces jours-là tournoyer au-dessus des têtes, qu’il inspire ou affole ? En 1968, on a vu paraître l’oiseau, on lui a rendu un culte, mais rien ne s’en est suivi. Tout ce que, à tort ou à raison, la droite culturelle rapporte à Mai 68, pour l’en maudire, il n’a fait que le caractériser, le nommer et le mettre en scène. J’ai conscience en écrivant cela de jouer les ronchons, de me mettre dans la posture de celui qui a pris l’événement « en pleine gueule » et qui ne s’en est pas remis. J’ai pourtant, comme bien d’autres de mon âge, de bons souvenirs de ce temps suspendu, de ces deux mois – moins de deux en fait – où tout étant indéfini on était dans un fascinant « temps libre ». Les palabres en amphi – leur charme tenait à ce qu’elles ne pouvaient aboutir – étaient en cela l’illustration concrète du possible tournoyant dans notre ciel. C’est pourquoi de ces jours-là me restent en mémoire certains visages illuminés, dont je ne sais pas à qui ils appartenaient et que je n’ai jamais revus. Je sais seulement que l’un de ces « habités » nimbés d’espérance s’est suicidé peu après. Mais il y avait aussi, ce dont les livres, je crois, parlent trop peu, les discussions de rue et de carrefour, dont le cours était plus imprévu que celui des séances de la Sorbonne, Paris devenu une agora sauvage, du moins dans un espace qui, selon mon parcours propre, commençait à Saint-germain-des-prés et s’étendait jusqu’aux Gobelins. J’ai en mémoire quelques bribes de ces échanges et l’émerveillement que cela fût possible. La surprise fut bientôt que la vie reprenait comme avant, qu’on recommençait tout simplement, comme à chaque rentrée. C’est plus tard que le vrai tournant a eu lieu : dans les années 1970, quand l’état de bienêtre a commencé d’être ébranlé, « l’état de commandement » (Marcel Gauchet) reculant devant le droit et le marché. Depuis nous sommes sous l’égide du Janus bifrons que forment la mondialisation et l’individualisme, qui se soutiennent et se régulent mutuellement, au prix peut-être de nous faire sortir de toute société humaine. Mais, sans doute fallait-il qu’avant d’en arriver là un hommage collectif ait été rendu, un hommage flamboyant et sans tragédie aux divinités d’avant, celles de la politique et de la révolution dans une réédition de 1848 qui fut presque sans barricades ni morts. Tout cela ne fut-il que fumée ? Qui peut le savoir ? Connaît-on les voies du travail de l’imagination, dans les personnes et dans les sociétés ? Il est même possible, l’histoire étant faite de rebonds et de retours, que certains des courants qui actuellement portent nos inquiétudes, comme l’écologisme et le refus du productivisme, aient une origine dans la mêlée de Mai 68. • 1. En particulier Pierre Vidal-naquet dans son introduction au Journal de la commune étudiante [1969], Seuil, 2018. 2. Voir à ce propos, Mohammed Harbi, FLN, mirage et réalités, éd. Jeune Afrique, 1980. 3. Dans sa contribution à La Brèche, Fayard, 1968.