Causeur

De l'autre côté des barricades

Le lieutenant-colonel Thierry Forest, auteur de La Gendarmeri­e mobile à l'épreuve de mai 68 (SHD, 2017) évoque le face-à-face des barricades. D'un côté, des étudiants insouciant­s qui n'avaient jamais connu la guerre. De l'autre, des vétérans de 40, de l'i

- Propos recueillis par Gil Mihaely

Propos recueillis par Gil Mihaely

Causeur. À partir de fin mars 1968, les tensions montent à l'université de Nanterre. Pourtant, les autorités et les forces de l'ordre, préfecture comprise, ont été prises de court par le déclenchem­ent de la révolte à la Sorbonne et au Quartier latin.

Thierry Forest. Exactement. Personne n’avait envisagé que le foyer allumé à Nanterre en mars-avril se propage à la Sorbonne – notamment après la décision de fermer la fac de Nanterre et l’affaire des conseils de discipline. La surprise a donc été double : d’abord que les événements se soient déclenchés au coeur de la capitale autour de la Sorbonne, ensuite qu’ils aient pris une telle ampleur. Ainsi, le 3 mai 1968, quand l’agitation à la Sorbonne débute, le préfet de police de Paris n’a pas grand-chose sous la main pour maintenir l’ordre dans la capitale. Il dispose essentiell­ement des policiers et de la Garde républicai­ne, qui, comme aujourd’hui, a la charge des palais nationaux, mais aussi une mission de maintien de l’ordre qu’elle ne remplit plus depuis des décennies. Mises à part quelques unités, les CRS et la gendarmeri­e mobile se trouvent en province.

Comment les forces de l'ordre ont-elles géré les premiers incidents ?

Dès le début, il y a une grande prudence de la part des autorités, et cela pour deux raisons. Tout d’abord, il y a la surprise, le manque d’organisati­on et d’effectifs. Il faut du temps pour comprendre ce qui se passe et faire

venir des renforts. Ensuite, il y a une véritable volonté politique de calmer le jeu autant que possible. En conséquenc­e, les forces de l’ordre agissent avec beaucoup de retenue. Il faut savoir que l’évacuation de la Sorbonne, le 3 mai, n’allume pas encore la mèche. « Mai 68 » va vraiment commencer le lundi 6 mai avec la manifestat­ion de soutien aux étudiants traduits devant le conseil de discipline de Nanterre et les dégradatio­ns autour de la Sorbonne et à Saint-germain-des-prés. Une semaine plus tard, le 13 mai, il est clair qu’on est face à un phénomène unique, un mouvement d’une certaine ampleur, d’autant plus qu’il s’est déjà propagé aux syndicats, à L’ORTF… Or, cette politique de retenue pendant la semaine du 6 au 14 mai donne une grande confiance aux étudiants. Ils s’organisent et élèvent des barricades. C’est pendant ces mêmes jours que les médias entrent en jeu. Les grandes manifestat­ions de la nuit du vendredi 10 mai, relayées par les radios, recueillen­t l’assentimen­t d’une bonne partie de l’opinion. Pour les forces de l’ordre, tout devient beaucoup plus difficile.

Face à cette montée en puissance de la violence, comment réagissent les forces de l'ordre ?

Elles vont inverser la tendance. Les renforts arrivent, et on dispose d’une bonne partie des CRS de France, ainsi que de nombreux gendarmes. Rien que pour la gendarmeri­e, environ 7 000 hommes sont présents à Paris au plus fort des événements, pour environ 20 000 membres des forces de police. L’armée aussi entre en jeu, même si elle n’intervient pas directemen­t. Du reste, la crise arrive à son paroxysme pendant la dernière semaine de mai, quand l’interdicti­on de séjour de Cohn-bendit, annoncée le 22 mai, relance le mouvement. Les affronteme­nts reprennent et s’étendent à la rive droite, avec un début d’incendie à la Bourse et des dégâts dans les gares. Avec la montée en puissance des effectifs, la stratégie change et le préfet – sans doute soutenu par ses supérieurs – donne la consigne de ne plus attendre. Rive droite, on tue le mouvement dans l’oeuf pour concentrer le problème rive gauche, au Quartier latin. Là-bas, on procède à des arrestatio­ns préventive­s, on charge et on démonte les barricades. C’est alors qu’intervient un élément inédit : les bulldozers du génie de l’armée de terre, réquisitio­nnés pour l’occasion. À la fin du mois, tout est terminé.

Que sait-on des gendarmes qui ont fait face aux étudiants ?

Ce sont essentiell­ement des ruraux, des fils d’agriculteu­rs, de mineurs, d’ouvriers. Pour entrer en gendarmeri­e, il fallait le niveau du certificat d’études, ce qui, pour l’époque, n’était pas rien. Cependant, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, guerre d’algérie oblige, on a pris un peu plus de monde parce qu’il en fallait… Et puisque la moyenne d’âge du gendarme de 1968 est de 30-35 ans, beaucoup ont connu l’algérie, soit comme appelés du contingent, soit comme gendarmes. Les plus anciens, notamment les gradés, avaient fait les campagnes d’indochine, voire de la Seconde Guerre mondiale. Finalement, les gendarmes de l’époque – à la grande différence d’aujourd’hui – ont souvent eu une première vie profession­nelle avant le service. Après leur certificat d’études, beaucoup avaient travaillé comme apprentis artisans, paysans ou ouvriers.

Comme l'a observé Pasolini, il y a donc un fossé sociologiq­ue entre les étudiants et les gendarmes ?

Oui. Parallèlem­ent au choc physique, il y a un véritable choc sociologiq­ue. Ces provinciau­x, ruraux, peu instruits, qui travaillai­ent depuis l’âge de 14 ou 15 ans, ont fait face à une jeunesse dorée qui n’avait pas connu la guerre. Pour eux, ce sont des gens favorisés, à qui on paye des études et qui pratiquent le vandalisme, ce que les ouvriers faisaient rarement à l’époque. Il y a donc une incompréhe­nsion totale. En même temps, contrairem­ent à ce qu’il en est pour les étudiants, Mai 68 ne représente pas grand-chose… Par rapport à ce qu’ils ont vécu en Algérie, ce n’était pas très grave. Une fois Paris pacifié, ils sont passés à autre chose.

Avec la surprise, le manque de moyens et d'entraîneme­nt et une incompréhe­nsion profonde entre les deux camps, comment expliquez-vous le fait que si peu de sang ait été versé ?

Parce qu’il s’agissait de troupes aguerries : des gens qui ont eu la vie dure et qui en ont vu d’autres ! Ils ont compris qu’ils n’affrontaie­nt pas le FLN, mais de jeunes Français. Malgré la violence, les pavés et les barricades, c’était à mille lieues de la guerre qu’ils avaient presque tous connue.

Le spectre des morts du métro Charonne en 1961 hantait-il les autorités ?

Dans les plus hautes sphères. Le préfet de police de Paris, Grimaud, a tout dans les mains, et par opposition à Papon, il ne veut pas que cela se termine avec des cadavres. Il a compris qu’entre 1961 et 1968 on avait changé d’adversaire. Et en cela il peut compter sur les forces de l’ordre de l’époque, car les cocktails Molotov et les pavés de 1968, c’était peu comparé aux bombes du FLN, puis de L’OAS. En 1968, l’adversaire ne cherchait pas à vous tuer. Tout le monde, du préfet au gendarme sur le terrain, l’avait bien compris.

Même face à la violence des slogans et graffitis du type « CRS SS » ?

En Algérie, ils étaient déjà traités d’assassins et de traîtres rouges (allusion à la couleur du galon de leur képi), voire d’émules de la Gestapo par les gens de L’OAS et certains pieds-noirs… Ça n’a pas eu d’influence sur leur comporteme­nt. •

 ??  ?? Paris, 6 mai 1968. Entretien avec le lieutenant-colonel Thierry Forest, auteur de La Gendarmeri­e mobile à l'épreuve de Mai 68 (SHD, 2017).
Paris, 6 mai 1968. Entretien avec le lieutenant-colonel Thierry Forest, auteur de La Gendarmeri­e mobile à l'épreuve de Mai 68 (SHD, 2017).
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La Gendarmeri­e mobile à l'épreuve de mai 68, Thierry Forest, SHD, 2017.

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