C'ÉTAIT ÉCRIT AFFAIRES DE POISONS
Si la réalité dépasse parfois la fiction, c'est que la fiction précède souvent la réalité. La littérature prévoit l'avenir. Cette chronique le prouve.
Quand un État se débarrasse d’un ennemi à distance, ces dernières années, il utilise des drones. Grâce à eux, depuis une base située à des milliers de kilomètres, l’opérateur procède à l’élimination de l’importun avec une précision presque parfaite. Le drone, c’est l’hyper modernité du « temps réel » qui symbolise l’efficacité des nouvelles technologies et le côté jeu vidéo de la mort moderne dans les guerres secrètes. On en serait presque reconnaissant aux services russes, dans l’affaire Skripal, cet agent double retrouvé inconscient avec sa fille près d’un centre commercial à Salisbury, d’avoir renoué avec le côté old school de la guerre froide. On se souviendra qu’à la fin de Bons baisers de Russie, Bond est laissé pour mort à cause d’une lame imprégnée de fugu : « L’engourdissement gagnait peu à peu le corps de Bond. Il avait froid. Il leva la main pour renvoyer en arrière la virgule de cheveux qui était retombée sur son sourcil droit. Ses doigts étaient devenus insensibles comme de gros concombres. Sa main retomba lourdement à son côté. Respirer devenait difficile. » Pour l’empoisonnement de Skripal, les experts britanniques parlent d’un gaz innervant, le Novichok : « Ce produit est dévastateur et provoque d’intenses souffrances. Conçu pour empêcher toute détection, il a pu être transporté sous forme de poudre et inhalé. La contamination des victimes peut aussi s’effectuer par la peau. » Ce qui est important, quand on empoisonne, c’est d’impressionner l’adversaire grâce à des méthodes aussi élaborées que celles décrites par Stendhal dans ses Promenades dans Rome où il nous raconte que « dans les beaux temps de l’empoisonnement, vers 1650, il a été possible de couper une pêche en deux moitiés avec un couteau d’or empoisonné seulement d’un côté. » L’italie, il est vrai, bien avant la Russie, avait fait de l’empoisonnement une méthode de gouvernement. Le poison fait son entrée dès l’antiquité avec Locuste, empoisonneuse célèbre de l’époque de Néron. On peut penser que les services russes ont dans leur laboratoire leur Locuste pour travailler à des produits indétectables par la victime, comme nous le raconte Tacite dans ses Annales :« Il fallait un venin d’une espèce nouvelle, qui troublât la raison, sans trop hâter la mort. On jeta les yeux sur une femme habile en cet art détestable, nommée Locuste, condamnée depuis peu pour empoisonnement, et qui fut longtemps, pour les maîtres de l’empire, un instrument de pouvoir. » Si l’empire aujourd’hui n’est plus le même, l’« instrument de pouvoir », lui, n’a pas changé, pour le plus grand malheur de Skripal et de sa fille. •