Causeur

Stéphane Rozès Pourquoi 2018 n'est pas 1995

Pour le politologu­e Stéphane Rozès, une majorité de Français consent aux réformes de Macron. Mais l'opinion étant très largement souveraini­ste et attachée au modèle social français, le président devra obtenir des gages de Bruxelles et Berlin, sans quoi un

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Propos recueillis par Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

Causeur. En novembre-décembre 1995, alors que la grève des cheminots était, de façon étonnante, soutenue par une partie de l'opinion, vous avez inventé le concept de « grève par procuratio­n ». Mais 2018 ne sera pas un remake de 1995, écriviez-vous en substance dans Le Monde du 3 mars. Que s'est-il passé pendant ce quasi-quart de siècle ? Stéphane Rozès. Bien sûr, en dehors de la SNCF, la combativit­é sociale était bien plus forte en 1995. Mais la capacité d’un mouvement social à faire reculer un gouverneme­nt dépend aussi et même surtout de la coagulatio­n entre des grèves bloquantes et l’opinion. Autrement dit, ce ne sont pas les facteurs économique­s et sociaux qui sont déterminan­ts, mais la variable politico-idéologiqu­e. En 1995, deux Français sur trois soutenaien­t le mouvement qui bloquait le pays bien qu’il les gênât en tant qu’usagers. Cela a créé une rupture dans la perception, par rapport aux mouvements sociaux précédents, durant lesquels les grévistes étaient considérés comme des égoïstes arcboutés sur leurs privilèges corporatis­tes. C’est que l’opinion s’était servie des grévistes par procuratio­n pour envoyer un message au président Chirac. Élu sur la « fracture sociale », il semblait au travers du plan Juppé tourner le dos à son contrat avec la nation en lui demandant de s’adapter aux contrainte­s extérieure­s européenne­s pour amener la France à se mettre dans les clous de la mise en place de l’euro. En somme, nous considério­ns que les cheminots, en se battant pour leur retraite, défendaien­t l'intérêt général ? Avions-nous raison ou était-ce une illusion ? Si le cheminot et les autres grévistes deviennent la figure de la défense de l’intérêt général, c’est qu’au début des années 1990, le pays était devenu idéologiqu­ement antilibéra­l au plan économique. Après la chute du mur de Berlin, avec le passage du capitalism­e managérial au capitalism­e financier, 55 % des Français se sont mis à penser qu’ils pouvaient devenir exclus, SDF ou chômeurs de longue durée. Devenus incapables, Stéphane Rozès préside la société de conseil CAP, il enseigne à Sciences-po et HEC.

dans la mondialisa­tion néolibéral­e, de se projeter dans un avenir meilleur, les Français font un retour vers la nation protectric­e, la République, les services publics, perçus comme autant de boucliers face à la dérégulati­on des marchés. S’est alors formé un large front idéologiqu­e anti-néolibéral entre classes populaires et moyennes, dont la pétition Bourdieu, portée par la petite bourgeoisi­e intellectu­elle, fut l’expression. Seuls Chevènemen­t et Séguin portaient politiquem­ent ces valeurs. 1995 a été un mouvement d’interpella­tion des gouvernant­s et des élites par le peuple, mouvement qui a agrégé la question sociale et la question nationale. Du reste, Erik Israélewic­z, alors patron du Monde, parlait de la première révolte contre la mondialisa­tion. C’était bien vu ! Comme sondeur, travaillan­t confidenti­ellement pour Alain Juppé et la direction de la CGT, j’avais constaté que prise isolément, chaque mesure du plan Juppé était soutenue par l’opinion, mais que le plan était rejeté pour des raisons politiques profondes. Les syndicalis­tes furent autant surpris que le Paris politico-médiatique par le soutien de l’opinion aux grévistes. En réalité, il ne s’agissait pas de défendre leurs intérêts matériels, mais leurs intérêts moraux communs. Quant aux pétitionna­ires qui, autour de Rosanvallo­n, s’opposèrent à Bourdieu, ils croyaient eux aussi rejouer les disputes idéologiqu­es sur la question sociale des années 1970-1980. Or, loin de conforter la démocratie et la lutte contre un totalitari­sme, alors disparu, le libre déploiemen­t des marchés semblait remettre en cause la démocratie elle-même, tandis que le président Chirac paraissait, au travers du plan Juppé, agir sous la contrainte d’une Europe réduite au rôle de relais de la mondialisa­tion néolibéral­e. Vingt-trois ans plus tard, dans la France de Macron, cette forme de critique de la mondialisa­tion semble avoir perdu la partie. Ce retourneme­nt de l'opinion traduit-il une résignatio­n à l'inévitable ou une véritable adhésion ? Si l’individual­isme et le repli ont pu progresser depuis le début des années 1990, la France est toujours très majoritair­ement anti-néolibéral­e et attachée à la souveraine­té nationale, à la République et à notre modèle social. Ce qui change, par rapport à 1995, c’est la séquence politique : si les réformes du gouverneme­nt Philippe ne suscitent pas l’adhésion, si le président Macron est impopulair­e, pour l’heure, le pays consent à laisser le pouvoir avancer dans ses réformes sans le bloquer. Pourquoi ce consenteme­nt politique alors même que les réformes entamées sont douloureus­es socialemen­t, voire perçues comme injustes ? À cause de l’alternativ­e impossible présentée explicitem­ent ou implicitem­ent par les gouvernant­s successifs et l’europe : survivre ou conserver notre identité. Emmanuel Macron prétend la dépasser. Il ne veut ni résister ni plier devant la mondialisa­tion. Il a été élu sur l’idée que ce n’étaient pas les Français les responsabl­es de leur malheur, mais le système politique. Il les invitait à se mettre en marche à partir de leurs talents. Il affirme devant le Congrès que le « premier mandat que [lui] ont confié les Français c’est de restaurer la souveraine­té de la nation ». Sous la direction de cette figure bonapartis­te, la France est prête à accepter quelques coups de canif dans son modèle pour reconquéri­r son destin. La question nationale pour l’heure préempte la question sociale. Si des gens sont prêts à sacrifier ce merveilleu­x modèle social, c'est sans doute qu'il ne remplit plus ses fonctions d'intégratio­n et qu'il est devenu l'objet d'un festival de ressentime­nts. Beaucoup pensent qu'il y a d'un côté ceux qui cotisent et de l'autre ceux qui reçoivent… Les Français estiment que la SNCF, l’école ou l’hôpital ne fonctionne­nt pas assez bien, mais ils demeurent attachés au service public et à ses missions : égalité, continuité, accessibil­ité, mais aussi qualité et réactivité. Reste à savoir si les réformes actuelles visent à adapter notre modèle social vieux de plusieurs siècles ou à le remettre en cause. Un modèle structure anthropolo­giquement une communauté humaine, on n’en change pas comme de veste. Et son efficacité dépend à la fois de son imaginaire, des institutio­ns politiques, des modalités économique­s et des rapports sociaux. C’est l’économicis­me au sommet de l’état qui explique notre recul économique et notre dépression politique. La réponse de Macron satisfait-elle les Français ? La voie est étroite. Comme la bicyclette, le macronisme tient tant qu’il est en mouvement ! Il doit avancer en conciliant l’idée que le pays est en marche et l’assurance qu’il adapte et sauvegarde notre modèle. Pour l’heure, le pays consent au macronisme, mais si l’europe ne redonne pas des marges de manoeuvre, l’opinion pourrait instrument­aliser le cheminot – ou n’importe quelle catégorie – dans une jacquerie interpella­nt les pouvoirs. •

Les Français estiment que la SNCF, l'école ou l'hôpital ne fonctionne­nt pas assez bien, mais ils demeurent attachés au service public.

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Stéphane Rozès.
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