Causeur

Le Pen, naissance d'un chef

Avec une langue choisie, Jean-marie Le Pen retrace dans ses Mémoires la première partie de sa vie politique. De Vichy à la fondation du Front national en passant par la guerre d'algérie, le tribun d'extrême droite y confirme son amour des causes perdues −

- Par Jérôme Leroy

Jérôme Leroy

Jean-marie Le Pen représente l’exact envers de ma tradition familiale, communiste et chrétienne de gauche, pour laquelle la seule droite fréquentab­le est celle issue du gaullisme. Or, ce qui apparaît comme la colonne vertébrale idéologiqu­e de Jean-marie Le Pen dans Fils de la nation, c’est précisémen­t un anticommun­isme et un antigaulli­sme sans faille : « Par deux fois, en 1944 et 1962, des patriotes malheureux s’étaient fait exclure de l’histoire, par le même adversaire, de Gaulle. » Jean-marie Le Pen explique lui-même d’ailleurs, à la fin de ce premier volume de Mémoires, que cet anticommun­isme et cet antigaulli­sme seront le ciment qui permettra de fondre les différente­s chapelles de l’extrême droite en un parti unique, le futur FN.

Je préciserai d’emblée que ces Mémoires n’ont fait que confirmer ce fossé irréductib­le sur des épisodes particuliè­rement sensibles, voire douloureux, de l’histoire des communiste­s français en particulie­r et de la gauche en général. Un exemple parmi d’autres : au moment de la guerre d’algérie, décrivant la campagne médiatique contre la torture, Le Pen parle du livre d’henri Alleg, La Question, publié en 1958 et interdit aussitôt en France malgré le soutien de Mauriac. Alleg, directeur d’alger républicai­n, un quotidien communiste, a été torturé et arrêté avec Maurice Audin, jeune mathématic­ien qui lui ne survivra pas et dont le corps ne sera jamais retrouvé. Pour moi qui ai connu Henri Alleg, à qui je serrais la main chaque année à la Fête de l’huma, il peut être difficile de lire sans bondir : « Ce n’était pas seulement un mensonge, une inversion historique transforma­nt des tueurs en victimes, c’était aussi une trahison en temps de guerre, puisque tout ce petit monde fournissai­t une aide à l’ennemi. »

Après tout, d’autres que moi et pas seulement des communiste­s, mais aussi des militaires comme le général de Bollardièr­e, ont estimé que, dans cette histoire, c’était l’armée française qui avait perdu son honneur et les porteurs de valise du réseau Jeanson qui étaient les vrais héros, et non, comme l’écrit Le Pen, « objectivem­ent des collaborat­eurs ». Si les plaies sont encore vives pour lui, il n’y a aucune raison de ne pas signaler qu’elles le sont tout autant, encore aujourd’hui, chez les derniers témoins de l’autre bord.

Cela dit, s’il y a bien une chose que j’ai toujours reconnue à Jean-marie Le Pen, c’est son niveau de langue. Je vois là une preuve concrète et charnelle de son amour de la patrie bien plus que dans ses déclaratio­ns attendues sur l’immigratio­n ou la classe politique que l’on entend de sa bouche depuis si longtemps. En comparaiso­n du sabir technocrat­ique plus ou moins relâché du reste du personnel politique depuis les années 1980, période où Le Pen devient connu du grand public, ce qui frappait d’emblée, c’était sa diction soignée, son utilisatio­n de l’imparfait du subjonctif, son respect de la concordanc­e des temps, son refus d’éviter le mot rare, quitte à lui faire côtoyer de manière percutante une expression argotique. La grammaire, qui régit même les rois estimait Vaugelas, régissait aussi le JMLP des plateaux de télévision où il faisait scandale.

Cela n’est pas pour rien, précisémen­t, dans son succès auprès des classes populaires qui détestent qu’on les singe. Racontant comment, pour s’assurer de quoi vivre et payer ses études après la mort de son père marin-pêcheur, il devient mineur de fond en Campine belge, il a cette notation cruelle, mais pas forcément fausse : « Depuis, chaque fois que j’ai entendu ces bourgeois baratineur­s et filandreux faire leurs discours aux travailleu­rs et sur les travailleu­rs, je me suis pris à rêver de leur donner une pelle, un marteau, un filet, n’importe quel outil, rien que pour un mois, pour un stage, dans un métier manuel un peu pénible. » Quitte à faire de la peine à l’auteur, on signalera néanmoins que c’était peu ou prou le projet des maoïstes de la révolution culturelle et des Khmers rouges.

Si je voyais en lui une des pires figures du démagogue, du tribun cynique, au moins n’avait-il pas la démagogie hypocrite de ses adversaire­s qui tentaient, pour faire peuple, de parler comme ils imaginent que le peuple parle. Ce souci du langage et de l’écriture, que somme toute il partageait avec Mitterrand qui lui aussi détestait les communiste­s et les gaullistes, on le retrouve incontesta­blement dans le premier volume de ses Mémoires. Le livre se révèle d’une lecture aisée, voire agréable, même si le propos hérisse souvent. Il contraste de manière évidente avec l’incroyable misère stylistiqu­e de la presque totalité des livres publiés par les hommes et les femmes politiques, dont les trois quarts sont d’ailleurs écrits par des nègres mal payés. →

Est-ce dû au fait que Le Pen, né en 1928, est le dernier représenta­nt d’une génération où l’éloquence était finalement la même depuis Rome ? On n’avait pas besoin de communican­ts pour bien passer à la télé, puisque la politique se faisait à la tribune des assemblées ou, mieux encore, sous les préaux d’école, lors des réunions de campagnes électorale­s parfois houleuses. On trouvera racontés des épisodes de ce genre dans ces Mémoires de Le Pen, croqués avec vivacité, parfois avec humour, et qui sont peut-être ce qu’il y a de plus intéressan­t dans ce livre. Davantage, en tout cas, que ses aperçus historique­s brillammen­t rendus mais qui n’apportent rien de nouveau sur cette période allant des années 1950 à la fondation du FN en 1972, en passant par le poujadisme, Suez, les guerres de décolonisa­tion, la chute de la IVE et la naissance de la Ve République. Et, bien sûr, Mai 68, dont sa vision a posteriori est celle ressassée par les pleureuses habituelle­s. Au moins, là aussi, faut-il reconnaîtr­e à Le Pen que sa vision apocalypti­que des conséquenc­es de Mai ne manque pas d’un style presque célinien : « Avec son slogan directeur, “il est interdit d’interdire”, elle a plongé la civilisati­on européenne dans un bain d’acide […]. Le monde ancien, l’homme ancien, ont été dissous, et se dessinent maintenant l’homme nouveau et ses valeurs nouvelles. Aux héros et aux saints qu’on nous montrait en exemple a succédé l’écocitoyen LGBT friendly et phobophobe, ouvert au vivre ensemble, au culte de la terre mère, qui ne fume pas, accueille le migrant et se prépare à rouler en voiture autonome. »

Nous avons peut-être, du coup, à travers cette caricature – qui recèle, il faut bien l’avouer, quelque vérité –, la clef de Jean-marie Le Pen : un homme du monde d’avant et, finalement, un grand vaincu. Ses Mémoires sont d’abord ceux de défaites successive­s, notamment militaires, ce qui est d’autant plus douloureux pour lui qu’il s’est engagé les armes à la main, étant tout de même un des rares hommes politiques encore vivants aujourd’hui à avoir connu l’épreuve du feu. Qui plus est sous le béret vert des légionnair­es parachutis­tes. Les récits de ses combats en Indochine, alors qu’il arrive après la chute de Diên Biên Phu – déjà ce côté Fabrice à Waterloo –, sont tout à fait prenants. Sur l’algérie, qui lui valut les ennuis que l’on sait à propos de la torture, on laissera chacun juger de la pertinence du plaidoyer pro domo et d’un concept d’une torture made in France qui ferait souffrir, mais qui n’atteindrai­t pas définitive­ment l’intégrité physique.

Sur le plan politique aussi, les récits savoureux qu’il nous donne de son passage chez les députés poujadiste­s ou de son rôle dans la campagne présidenti­elle de 1965 auprès de Tixier-vignancour se terminent par des fiascos électoraux, après des moments d’espoir. On notera un certain art du portrait lapidaire et vachard, dans la plus pure tradition des moralistes français. Poujade : « Cela manque de grandeur, et pourtant Poujade fut quand même grand, il fut un précurseur. Il a donné un moment un véritable espoir au peuple. Ce fut un libérateur à moitié. »

Il faut lire également les pages émouvantes qu’il consacre, dans les premières parties du livre, à son enfance bretonne. L’amour de ses parents, de la famille, des paysages, tout cela a une manière de fraîcheur lustrale, de sincérité sans pose. La descriptio­n de la vie rude, mais somme toute heureuse des pêcheurs de la Trinité-sur-mer, la mort du père, l’absence de pathos, mais pas d’un certain lyrisme ému, renvoient l’antilepéni­ste à ce paradoxe que connaissen­t tous ceux qui voient ce qu’ils redoutent de trop près : en face, vous avez un homme qui a été un enfant. Et en plus, avec Le Pen, un homme qui chante. Il consacre tout un chapitre à cet amour de la chanson. Bien sûr, dans son souci de cocher toutes les cases de la provocatio­n, histoire de plaire à sa clientèle, il insère dans ses répertoire­s des chants de la Wehrmacht tout en s’empressant de raconter qu’il connaissai­t mieux l’internatio­nale

que ses opposants. Il évoque ainsi cette fois où, entrant dans un bistrot pendant une campagne électorale, il est accueilli par des clients hostiles qui sont incapables d’aller au-delà du premier couplet.

Mais répétons-le, à la lecture de ses Mémoires, c’est finalement la nostalgie qui domine, une nostalgie souvent joyeuse, mais une nostalgie tout de même. Le Pen parle de ses défaites au conditionn­el passé, qui est le mode grammatica­l préféré des coeurs brisés. Sur Tixier en 1965, par exemple : « S’il y avait eu un vrai parti de droite avec une organisati­on militante en ordre de bataille, la face du monde, ou au moins de la France, aurait pu s’en trouver changée. » Il en va de même – et ici la nostalgie confine à l’inacceptab­le – de sa défense obstinée de Pétain, toujours désigné comme le « Maréchal », contre ce qu’il appelle « l’orthodoxie gaulliste » ou « la doxa paxtonienn­e ». Seul contre tous, quitte à avoir handicapé lourdement son discours politique, il relativise la politique antijuive de Vichy et continue à voir Pétain comme injustemen­t vaincu par une « guerre civile » franco-française initiée sciemment par de Gaulle… Qu’on nous permette, pour conclure, une dernière analogie littéraire. Après tout, Le Pen est manifestem­ent un grand lecteur et si ses goûts sont ceux de son camp, il se trouve que son camp a bon goût, de Barrès à Blondin. Sa nostalgie est celle de la France, d’une France qu’il aime d’une passion ombrageuse, sauf qu’il y a chez lui quelque chose d’un Swann qui refuserait obstinémen­t de voir qu’odette n’a rien de commun avec celle qui existe. Et pire, sans doute, qu’elle est une femme qui n’a jamais existé. Ainsi Le Pen pourrait-il dire de la France : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

Mais il ne le dira pas, par sens de l’honneur ou aveuglemen­t. Et par attachemen­t aux causes perdues, aussi, puisque même sa fille ne croit plus à sa France à lui, à sa belle endormie.

Ou peut-être le fera-t-il dans le second volume, quand il ira jusqu’au bout de la désillusio­n. •

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 ??  ?? Jean-marie Le Pen, Mémoires, t. 1, Fils de la nation, Muller édition, 2018.
Jean-marie Le Pen, Mémoires, t. 1, Fils de la nation, Muller édition, 2018.

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