Causeur

Drappier, chronique d'une cuvée de champagne

Le visiteur égaré au fin fond de la Champagne se demande comment cette région grise et déprimante peut engendrer un vin devenu un symbole universel de fête. Mais les temps n'ont pas toujours été aussi florissant­s.

- Par Emmanuel Tresmontan­t

Emmanuel Tresmontan­t

On peut reprocher aux soixante-huitards bien des choses, mais accordons-leur au moins d’avoir su garder le sens de l’humour et même parfois (vertu suprême !) de l’autodérisi­on. Ainsi l’honorable maison de champagne Drappier, connue pour avoir fourni le général de Gaulle à La Boisserie, dix années durant, vient-elle de livrer plusieurs caisses de « cuvée Charles de Gaulle » à des anciens de Mai 68 (leurs noms ne nous ont pas été communiqué­s) désireux de célébrer les cinquante ans de l’événement le mois prochain. « Cela ne manque pas de sel, en rigole Michel Drappier, la soixantain­e élégante, qui roule dans une DS noire de 1969 et porte une montre Lip vintage automatiqu­e (le même modèle que celui créé pour le général). En mai 1968, de Gaulle et les vignerons de Champagne passaient pour être des suppôts du capitalism­e. Aujourd’hui, il n’y a pas plus consensuel… » Même si vous êtes allergique aux commémorat­ions, laissez-vous servir une coupe, car, on l’ignore trop souvent, c’est au printemps que le champagne se déguste le mieux. Autrefois (il y a quelques siècles), les vins de Champagne repartaien­t naturellem­ent en fermentati­on dès le mois d’avril, sauf que cette effervesce­nce n’était pas désirée. Aujourd’hui, tout est fait pour qu’ils pétillent, mais, pour peu qu’on ait le palais un peu sensible, on ressent encore cette poussée de sève à l’oeuvre au fond des bouteilles, comme une tension et une énergie qui rendent le vin particuliè­rement délectable au printemps. Comment une région aussi sinistre et déprimante, presque ascétique, a-t-elle bien pu engendrer un vin pareil, devenu le symbole universel de la fête et de la joie ? Étrangemen­t, personne ne se pose cette question… Prenez donc le train au départ de Paris, un dimanche (merveilleu­x Intercités, moins cher et plus confortabl­e que le TGV). Descendez à Bar-sur-aube. Le ciel gris et poisseux vous tombe sur la tête. Alors que les paysages contemplés à travers la vitre du wagon évoquaient déjà les champs de bataille de 1914-1918, les rues vides de la ville donnent le sentiment qu’une bombe à neutrons a effacé toute trace de bipède. Ici, tout n’est que silence, travail et patience. Dans tous les villages de Champagne, c’est derrière les murs gris des grandes propriétés que se cachent l’aisance et la gloire champenois­es. « Cet aspect janséniste, écrivait justement Jeanpaul Kauffmann, imprègne toujours le comporteme­nt des grandes maisons. […] Pas de nom à l’entrée. […] Mépris des apparences […]. Ce que confirme le dicton :

“À bon vin, point d’enseigne.” […] Le champagne est un vin originelle­ment austère. Les bulles font illusion. Avant l’effervesce­nce, il est marqué par la raideur et l’intransige­ance. […] Un vrai champagne n’exhibe pas ses qualités. […] Il doit se retrancher dans une forme de sobriété pour ce qui est des arômes et des bulles. Ce raffinemen­t le distingue des autres vins pétillants. Le vieux fond champenois aime à entretenir l’idée d’une prédestina­tion, la gratuité d’un don que le Ciel aurait octroyé à ce terroir, ce qu’on appelle la grâce1. »

Comme Kauffmann, je ne suis pas loin de penser que le vin de Champagne résulte d’une grâce divine et qu’il est, à sa manière, un trait d’humour conçu pour libérer une énergie emprisonné­e depuis des siècles. Plus un village champenois est sinistre, désert et mort, avec ses milliers de bouteilles enfouies et prêtes à exploser, plus ce village a d’humour… Ainsi en est-il d’urville, dans le départemen­t de l’aube, situé à mi-chemin entre Bar-sur-aube et Colombey-les-deux-églises. Il y a encore un demi-siècle, Urville comptait plus de 600 habitants contre une petite centaine aujourd’hui. Pas de boulangeri­e, pas de bistrot, pas de pharmacie, rien ! La mort. « Comment faites-vous pour tenir ? demandé-je à Michel Drappier. Vous prenez du Prozac ? – Le Prozac, c’est un truc de citadin. Notre Prozac à nous, c’est le champagne ! Nous en buvons tous les jours… Mon père, qui a 92 ans, a ainsi calculé qu’en soixante-dix ans de vie active il a bien dû boire 27 000 bouteilles, soit environ deux par jour. Le champagne est riche en phosphore et excellent pour le coeur et le cerveau. »

Implantée ici depuis 1808, la maison Drappier est l’une des plus attachante­s de toute la Champagne, et l’une des moins médiatique­s. Ses plus vieilles parcelles ont été plantées par saint Bernard de Clairvaux lui-même, après 1115, pour produire son vin de messe. « C’était alors du bon vin rouge, à base de morillon noir (ancêtre du pinot noir bourguigno­n), et s’il lui arrivait de pétiller au printemps, c’était une “diablerie” ! Il fallait donc ouvrir les tonneaux et les bouteilles et agiter le vin afin que les bulles ensorcelée­s s’évanouisse­nt. »

Michel Drappier, dont le visage, d’une façon très étrange, ressemble à celui du portrait de saint Bernard, voue un culte à ce grand personnage de la chrétienté médiévale : « Il avait lu les philosophe­s et les poètes grecs et latins, y compris L’art d’aimer d’ovide, ce qui était rare pour un cistercien. Sa culture était encyclopéd­ique. Il s’intéressai­t aux techniques du travail du fer (il créa des forges qui subsistère­nt jusqu’au xxe siècle), à l’exploitati­on des forêts, au travail du bois, à l’agricultur­e, au vin. C’était un stratège et un fin politique. Il fit connaître les vins de Champagne au roi de France et s’adonna au commerce afin de financer la constructi­on de ses 350 abbayes dans toute l’europe. »

La maison Drappier repose toujours sur les sublimes caves voûtées du xiie siècle, construite­s par saint Bernard en 1152. « Il y laissait reposer les vins destinés à Louis VI le Gros, qui ne régnait guère que sur l’île-defrance et ne buvait alors ni de bordeaux (propriété des Anglais) ni de bourgogne (propriété du duc de Bourgogne), le pauvre… Nous avons perpétué la tradition puisque nous fournisson­s aujourd’hui la présidence de la République. »

Descendant­s de marchands de drap, les Drappier, pourtant, n’ont pas toujours connu pareille prospérité. Michel et son père André rappellent ainsi que, jusqu’au début des années 1950, ils faisaient partie de cette masse de →

vignerons prolétaire­s condamnés à vendre leurs raisins à bas prix aux grandes maisons de négoce qui faisaient alors la loi : « À l’époque, se souvient le père Drappier, les vignerons étaient pauvres et de gauche, et les agriculteu­rs, qui faisaient de la betterave et des céréales, riches et de droite. Aujourd’hui, c’est le contraire ! » Certains vignerons sont même devenus des stars internatio­nales, comme Anselme Selosse, Pascal Agrapart et Francis Égly-ouriet, dont les champagnes sont vendus à prix d’or. Résultat, un nouveau dicton affirme qu’en Champagne, un vigneron pauvre, c’est celui qui lave sa Mercedes à la main ! Mais que d’efforts pour en arriver là !

La première moitié du xxe siècle fut cataclysmi­que et les vignerons champenois crevèrent de faim. D’abord, il y eut la crise du phylloxéra venu d’amérique qui ravagea 99 % du vignoble. Ensuite, la guerre de 1914-1918, qui détruisit la région et supprima toute une génération d’hommes. En 1917, la révolution enflamme la Russie, alors le premier pays importateu­r de champagnes au monde… Puis vinrent la prohibitio­n aux États-unis, suivie de la crise de 1929, puis la Seconde Guerre mondiale et le pillage organisé par l’occupant nazi. Après guerre, ce fut le début de la révolte. André Drappier se souvient d’une assemblée de vignerons au cours de laquelle le marquis d’aulan, propriétai­re de Piper-heidsieck, eut des mots durs et humiliants pour les vignerons de l’aube, qu’il considérai­t comme des bouseux. Micheline Drappier, épouse d’andré et mère de Michel, sortit alors de ses gonds, prit le micro, et, roulant les r avec son accent champenois, s’adressa au marquis pour lui dire en substance qu’il était quand même bien content d’avoir les raisins de la famille Drappier et qu’il ferait bien d’être plus respectueu­x s’il ne voulait pas que ses serfs ressortent leurs fourches, comme leurs ancêtres de 1789…

De ce jour, les Drappier, comme des dizaines d’autres vignerons, se mirent à leur compte et décidèrent de produire leurs propres vins en créant leur marque. En 1952, André et Micheline lancent leur premier champagne qu’ils baptisent « Carte d’or », le jaune de l’étiquette symbolisan­t les notes de gelée de coing qui avaient frappé les sommeliers. Avec 80 % de pinot noir, 15 % de chardonnay et 5 % de meunier, c’est aujourd’hui encore la cuvée « classique » du domaine, à la fois lumineuse, fraîche, riche et tonique, un nectar qui se goûte et se mâche à la bonne franquette…

Quelques années plus tard, le colonel Gaston de Bonneval, ancien aide de camp du général de Gaulle pendant la guerre et parrain de Michel Drappier, fit goûter ce champagne au grand Charles qui en apprécia immédiatem­ent la bulle racée et le bon goût fruité (il le buvait au dessert, car à l’époque, les champagnes étaient beaucoup plus sucrés qu’aujourd’hui). De surcroît, du petit bureau de de Gaulle, dont les fenêtres donnent sur la plaine, on aperçoit au loin les vignes en coteaux du domaine Drappier. Un signe ? De Gaulle, pourtant, refusa que les champagnes Drappier fussent livrés à l’élysée, dont la cave se devait, à ses yeux, d’être une vitrine de la France, avec ses marques les plus prestigieu­ses (Krug, Dom Pérignon, Taittinger, Pommery, etc.). Drappier, c’était pour sa consommati­on personnell­e uniquement ! Le père Drappier se rappelle avoir livré ses caisses à La Boisserie, dans les années 1960, et y avoir croisé André Malraux. Toutes les factures, réglées rubis sur l’ongle par madame de Gaulle, ont été conservées dans les archives. Les champagnes Drappier n’entreront à l’élysée qu’en 2001 à la demande de Jacques Chirac.

Le parcours de cette sympathiqu­e famille illustre la façon dont la Champagne n’a cessé d’évoluer, de s’adapter et de se réformer pour rester au sommet de la hiérarchie des grands vins de France. Le passage de relais du père (André) au fils (Michel) symbolise ce moment charnière où une nouvelle génération de vignerons comprend qu’on ne peut plus faire pisser la vigne et traiter chimiqueme­nt les sols comme on le faisait depuis quarante ans. « Mon père est un homme que j’adore et que je respecte profondéme­nt. Je lui dois tout. Mais c’est un homme de sa génération. Après guerre, la découverte des herbicides et des produits chimiques fut perçue comme une libération ! On n’avait plus à désherber mécaniquem­ent, on ne craignait plus de perdre une partie de sa récolte à cause des maladies. Quel gain de temps, d’énergie et d’argent ! Trente ou quarante ans après, il a bien fallu remettre en question tout cela, face à l’appauvriss­ement des sols, à leur érosion, sans parler des cancers contractés par les vignerons à cause des produits chimiques toxiques. Quand mon père m’a confié la responsabi­lité du domaine, en 1986, j’ai tout repris à zéro, quitte à susciter son incompréhe­nsion. »

Conversion à l’agricultur­e biologique, labours au cheval, composts naturels, réduction des doses de sucre et de soufre dans les vins, diminution des rendements, élevages plus longs, retour en force des barriques en bois de chêne, recherche des expression­s des terroirs et des lieux-dits – la Champagne compte plus de climats que la Bourgogne ! Bref, un vrai retour aux sources qui traduit, depuis 1990, un besoin d’authentici­té, une volonté d’assigner une origine aux vins, loin de la Champagne industriel­le pensée comme une usine à bulles, même si celle-ci prévaut toujours, hélas ! Comme beaucoup d’autres vignerons de sa génération (il a le même âge que Selosse, son condiscipl­e au lycée viticole de Beaune), Michel Drappier a ainsi accompli sa révolution culturelle et oenologiqu­e. Résultat, ses champagnes racontent une histoire, ils ont une identité et une personnali­té, ils sont sains et naturels, ils ne donnent pas mal à la tête, ils expriment le bon goût du raisin frais, à l’image de la désormais célèbre cuvée « Brut Nature », 100 % pinot noir, zéro dosage et zéro soufre : un fruit absolu, pur, exprimant la minéralité de sols vieux de plus de deux cents millions d’années (les mêmes qu’à Chablis).

L’esprit de saint Bernard traverse aussi bien le monde qu’il a traversé les siècles ! Quand Barack Obama vint à Paris en juin 2014, il esquiva le dîner prévu avec Poutine et Hollande et s’en alla dîner dans un restaurant de poissons célèbre (Helen, dans le 8e arrondisse­ment) où la sommelière lui servit ce champagne, qui lui a plu, et qu’il fait désormais venir chez lui, aux États-unis. Cependant, comme tous les vignerons qui se battent pour rester indépendan­ts, Michel Drappier se heurte aux géants du négoce champenois. « Ils ont la capacité d’investir des millions d’euros dans la publicité et dans le foncier. Pendant qu’un vigneron vend péniblemen­t ses 20 000 bouteilles, la grande maison, elle, en vend 20 millions partout dans le monde ! On ne joue pas dans la même cour. »

Il n’existe plus de terres vacantes et cultivable­s en Champagne. Quand un propriétai­re décide de prendre sa retraite et vend une de ses parcelles, LVMH (Krug, Ruinart, Veuve Clicquot, Moët et Chandon, Dom Pérignon et Mercier) n’hésite pas à faire monter les enchères et à lui offrir le double de ce qu’il demande, sachant que le moindre hectare de vigne se vend ici au moins un million d’euros… « J’admire énormément Bernard Arnault, ce qu’il a fait est extraordin­aire, assure Michel Drappier. Il représente le luxe à la française aux yeux du monde entier. Mais en tant que vigneron, je ne peux pas faire autrement que de le considérer comme un “ennemi”… S’il pouvait nous manger, il le ferait. Nous voulons simplement continuer à exister… »

Drappier, rue des Vignes, 10200 Urville Tél. : 03 25 27 40 15 www.champagne-drappier.com

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