Pichonneau écrivain
Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.
Pourquoi d’abord Pichonneau n’aurait-il pas écrit ? Quand on voit ce qui se publie, on se dit qu’un Pichonneau aurait son mot à dire, du moins quand on connaît Pichonneau. Et le Pichonneau, il le pensait aussi. La première fois que lui prit l’envie de composer un roman, ce fut au café Chez Fernand, après une discussion avec Jean-françois Simon, le responsable des ventes du Decathlon de Pouilly-sur-chavigne. Jean-françois avait pas mal bourlingué à la faveur d’un congé professionnel : la Tunisie, l’égypte, le Vercors et, pour finir, l’île de Noirmoutier. « Avec tout ce que j’ai vécu depuis que j’ai quitté Clermont, plastronnait-il, je pourrais écrire un roman ! » Marc Legoff (gestionnaire d’aide en ligne au Crédit Agricole) intervint alors pour que chacun profite de son avis : « Je peux vous dire que la Nathalie, elle m’en fait baver depuis notre divorce : rien qu’avec les trois derniers mois, je pourrais te pondre trois best-sellers ! » Cette confession provoqua celle de Sylvie Lombard (responsable marketing chez Zara), puis celle de Louis Gilet, dit « P’tit Louis ». À la fin de la soirée, Chez Fernand n’était plus un café d’habitués ni le rendez-vous des turfistes de La Garenne, mais l’antichambre d’une nouvelle école littéraire.
Pourquoi, en fin de compte, tous ces chefsd’oeuvre ne virent pas le jour ? Mystère et tapioca (comme dirait Lafourcade). Sans doute la vie, cette chienne, aura-t-elle sorti de son sac à malices les mauvais tours qui empêchèrent Jean-françois d’écrire ses passionnantes Rêveries océaniques et Legoff son Nathalie, grosse salope ! Pourtant, quand Michel Martinez prétendit que tout était « dans sa tête » et qu’il ne restait plus « qu’à l’écrire » (le roman), il récolta l’approbation générale : « Il ne reste plus qu’à l’écrire », confirma Legoff.
Si les promesses de Fernand ne furent pas tenues, en revanche, on date de ce jour la naissance d’une vocation littéraire chez Pichonneau. Lui aussi, La Piche, il avait vécu plein de trucs, putain ! Et, cerise sur le gâteau, il avait obtenu un 17/20 au bac de français. Ce ne serait pas bien difficile, pensa-t-il, de coucher sur le papier l’existence palpitante qui avait été la sienne. Il commencerait par la fin, par cette
réunion exaltante où les projets romanesques avaient surgi aussi facilement que les bulles de savon s’envolent, l’été, sous le souffle des enfants. Bien sûr, il changerait les noms : Marc Legoff deviendrait Olivier Le Guen, Sylvie Lombard, Valérie Leroux, etc. Pichonneau avait toujours été passionné par ce qu’il vivait, chaque incident, si minime fût-il, l’avait bouleversé, chacune de ses victoires – baby-foot, belote, mikado – l’avait exalté, de sorte que sa confession romanesque ne pourrait que fasciner le public – d’autant que Pichonneau n’était pas, à la base, bon public : si lui, La Piche, très difficile à contenter, avait vibré au spectacle de sa propre vie, le public, souvent peu regardant sur la qualité de ce qu’on lui propose, ne pourrait que s’extasier deux fois plus ! Il fallut quand même l’écrire, ce roman. Pichonneau n’avait pas la plume facile. Il construisit chapitre après chapitre ses Poisons de l'amour. Oh, son ambition allait au-delà d’une simple histoire : Pichonneau avait réfléchi et il tenait à délivrer au lecteur des messages philosophiques : on en bavait parfois dans la vie, à certaines heures on croyait que tout était perdu et que plus « aucun soleil ne brillerait dans le coeur » (p. 45), mais on se relevait, on marchait à nouveau, « au bout d'un tunnel, toujours il y avait la lumière ; et au-dessus des ténèbres, le ciel bleu » (p. 62). Il raconta son premier amour, au collège, avec Laurence Augier, une fille de 4e. Pendant qu’il écrivait, un sourire éclairait son visage. Il fut tout ému au moment de conclure : « Nous étions beaux. Nous aurions pu escalader le Ciel si tu n'avais pas cédé, ma Lolo, aux avances de ce petit con d'éric. Qu'importe, je t'ai pardonné. Notre chance est que tu lises ces lignes : l'échelle est toujours là ! » (p. 71) Le livre achevé, il entreprit d’en lire des extraits Chez Fernand. Au bout de la deuxième page, il y eut une rébellion des clients : certes, on aimait la littérature, déclarèrent-ils en substance, mais il ne fallait pas « faire chier ». Depuis cet échec, Pichonneau n’a plus jamais parlé à Jean-françois Simon. Il n’eut aucun mal à trouver un éditeur. Plusieurs directrices de collection raffolèrent de cette leçon de vie : « C'est sans complaisance », lui écrivit Camille Caron, une éditrice qui comptait à Paris. « Vous avez trouvé les mots pour redonner foi dans le sourire des enfants. » Ce n’était pas un mince compliment quand on sait que la Caron projetait d’en pondre une dizaine, d’enfants. Le succès fut éclatant. Pichonneau regretta alors d’avoir pris un pseudonyme (Jeancharles de Constance) : au bureau, personne ne le crut quand il prétendit qu’il était l’auteur des Poisons de l'amour. Et comme sa maison d’édition avait mis en place une stratégie commerciale « du secret » – ni photos, ni télés, ni entretiens –, La Piche, auprès de ses collègues, demeurait un simple Pichonneau. Il craqua : il donna un entretien à France 2, il révéla à la caméra le contrat d’édition. Arborant l’air satisfait de la victime enfin réhabilitée, il montra les plans du roman (dans un cahier à grands carreaux). Il s’attendait, le lundi, qu’on le fêtât comme un héros lorsqu’il marcherait entre les ordinateurs de l’open space. Las, il n’entendit, sur son passage, que gloussements et rires étouffés. Il rejoignit son siège : l’attendait, posé sur l’écran de l’ordinateur, le dernier numéro du Point, avec ce titre « Les raisons d’un succès » barrant la photo d’un homme endormi. Il se précipita sur l’article : une enquête révélait que le roman – Poisons de l'amour – était si ennuyeux qu’il suffisait d’en lire une ou deux pages pour s’assoupir immédiatement. « En outre, ajoutait le journaliste, le lecteur a une telle peur d'en reprendre la lecture qu'il ne se réveille pas de la nuit. » L’article narrait les avantages d’une telle méthode pour dormir, notamment l’absence d’addiction (« On ne saurait ressentir le manque d'un tel roman ! ») et le bénéfice de ne pas se shooter à la chimie. Les premiers lecteurs avaient constaté, avec ravissement, l’effet soporifique du roman ; le bouche-à-oreille avait fait le reste. Camille Caron annonça un prochain tirage de 100 000 exemplaires : la couverture représenterait, cette fois, un grand lit, avec un couple tout sourire, plongé dans les délices du sommeil. On donnerait un nouveau titre : Une histoire à dormir tout de suite. « Et vous m’avez cru quand je vous ai dit que j’étais l’auteur de ce bouquin ? » interrogea Pichonneau, en haussant les épaules. Tout n’a pas été facile dans la vie de Pichonneau. •