Causeur

Malheureux comme un Français en France

Au temps du grand remplaceme­nt, un rendez-vous à la sous-préfecture de l'essonne vire vite à l'exploratio­n anthropolo­gique. Entre femmes voilées, barbus en chemise de nuit et employées kafkaïenne­s, l'aventure est au coin du guichet.

- Cyril Bennasar

Cela faisait cinq mois et trois semaines que j’essayais de changer de carte grise, cinq mois que seul et démuni devant mon ordinateur, je tentais l’aventure administra­tive de me mettre en règle après avoir acheté une camionnett­e d’occasion, cinq mois pendant lesquels à intervalle­s irrégulier­s, je m’abîmais l’humeur dans une démarche numérique et humiliante pour obtenir un putain de papelard qui dirait que mon camion était à moi, cinq mois à reprendre mon souffle, à contenir ma rage et à contrôler ma respiratio­n avant d’entreprend­re et de ré-entreprend­re sans fin l’ascension de l’everest pour me retrouver ramené au camp de base, au point de départ, au point zéro avec dans les mains une déclaratio­n de cession et une demande d’immatricul­ation sur feuille A4, c’est-à-dire caduque, obsolète et démodée depuis que la préfecture avait annoncé à une population dans mon genre qui ne demandait rien, qu’à partir de dorénavant elle pouvait bazarder ses formulaire­s en papier pour se mettre à la page et dans le sens de l’histoire. Cela faisait cinq mois et trois semaines que d’une main tremblante de colère, je me soumettais aux exigences d’un système conçu et imposé par des improducti­fs dans des bureaux qui, sans la manne d’une vaste extorsion de fonds contribuab­les, en seraient réduits pour survivre à vendre leurs filles dans des bordels espagnols pour bandits marseillai­s. Cinq mois à serrer les poings et les dents avant de taper un identifian­t après avoir tapé un code, puis reproduit un pictogramm­e avec l’applicatio­n d’un demeuré, lesquels ne menaient jamais nulle part, mais toujours assez loin de ces agents de l’état décrits plus haut, pour m’empêcher d’en étrangler un lentement et en souriant. Cinq mois d’essais et échecs, même avec l’assistance d’un jeune, manifestem­ent plus doué pour dégommer des zombies dans les souterrain­s d’une mégalopole après une catastroph­e nucléaire que pour trouver son chemin dans les labyrinthe­s des sites gouverneme­ntaux. Cinq mois de souffrance­s pour le clapet de ma machine cent fois refermé rageusemen­t sur ma dignité en miettes, et au bout de ce tunnel toujours aussi sombre, l’impression d’être sur une mauvaise pente quand j’ai commencé à sentir monter le poison de la compréhens­ion pour ces sensibles des quartiers populaires qui préfèrent brûler leurs papiers pour aller réduire des femmes en esclavage avec Boko Haram que montrer patte blanche en essayant d’en obtenir pour s’intégrer dans le monde moderne et libre de Kafka. C’est lorsque j’ai eu peur de ce que ces programmes de numérisati­on en marche ou crève étaient en train de faire de moi – et parce que le contrôle technique de mon véhicule, pour emprunter un jargon gendarme, atteignait sa date de péremption –, que je me suis rendu, la mort dans l’âme, jusqu’à la sous-préfecture de l’essonne demander de l’aide. Le bâtiment était toujours là et vu de l’extérieur, rien n’avait changé depuis les temps bénis où l’on venait s’asseoir armés de documents et de patience pour repartir avec un permis, un passeport ou une carte grise toute neuve, en bougonnant pour le temps passé. Quels enfants capricieux nous étions à l’époque, quand tout cela ne durait jamais plus de deux ou trois heures ! En entrant, j’ai failli ne pas reconnaîtr­e cette bonne vieille salle du temps perdu avec ses sièges en bois dur, pas plus grande qu’un hall de gare en banlieue. Jadis, à droite en entrant, cinq guichets en enfilade surplombés de panneaux hauts et clairs répondaien­t aux demandes de la population autochtone. Sur le premier, près de l’entrée, on pouvait alors lire : « accueil » et sur les autres, « permis de conduire », « certificat d’immatricul­ation », « carte d’identité », « passeport ». Et certaineme­nt un ou deux réservés aux séjours ou aux naturalisa­tions, ou un autre de ces jolis mots dont le grand remplaceme­nt est le nom, mais je ne m’en souviens pas. Tout au fond de la grande pièce trônait la caisse, d’où était lancé à la cantonade notre nom, ce qui ouvrait notre droit d’y passer. →

Depuis, tout avait été chamboulé. La salle était à présent coupée en deux parties totalement inégales, l’écrasante majorité des chaises étaient occupées par des hijabs ou des niqabs et des djellabas tournés vers les guichets qui affichaien­t à présent : « étrangers » pour le guichet numéro 2, « étrangers » pour le 3, kif-kif pour le 4 et bourricot pour le 5. Seul le premier n’avait pas changé de nom et s’appelait encore : « accueil ». Que d’écriteaux quand il aurait suffi d’accrocher au fronton de la souspréfec­ture : « Accueil des étrangers ». Au fond, à l’emplacemen­t de feu la caisse, une feuille scotchée guidait quelques attardés de mon espèce vers un point numérique comme des dinosaures vers un point d’eau. « Dès l'aérogare, j'ai senti le choc », chantait Nougaro. Moi aussi en refermant la porte, j’ai atterri. Il ne manquait qu’un panneau « Bienvenue dans ton pays, couillon ». Je me suis avancé au milieu des femmes voilées, toutes l’étaient, et des barbus en chemise de nuit et baskets, pour m’asseoir, après avoir tiré un coup sur l’escargot à tickets, sur l’un des quelques sièges disposés autour de la fin de mon calvaire, aussi près que possible de l’ordinateur de mon salut. Pourquoi tous ces étrangers accueillis sont-ils si ostensible­ment et si visiblemen­t musulmans ? Pourquoi leur besoin manifeste de ces papiers officiels qui en feront des Français de plein droit est-il si peu assorti, si peu accompagné de signes extérieurs de désirs, de goût pour ce que nous sommes, pour notre esthétique, pour nos façons d’être, pour nos modes de vie. Pourquoi ce besoin de jeter son identité à la face du monde ne souffret-il aucune exception, aucune politesse, pas même le jour du rendez-vous en préfecture ? Je cherche dans les tenues, sur les visages, dans les attitudes, et je ne vois rien qui ressemble à de l’envie ou à de la reconnaiss­ance. La France semble n’être plus qu’un droit de l’homme pour ces gens-là, et ça se voit comme le nez au milieu du trou laissé par le niqab, parce qu’imposé par la loi. Il est clair, dans cette salle d’attente de papiers magiques qui ont le pouvoir de faire de n’importe qui un Français, que nous ne menons pas une politique d’immigratio­n, mais que nous subissons un droit. Je ne peux pas croire que nous ayons besoin de ceux-là, et pourtant, avec l’assistance des agents d’un État aux ordres d’une justice aveugle, ils seront Français en sortant. Ils ont beau se pointer fringués à la première et dernière mode du califat, dans l’uniforme de l’ennemi, ils deviendron­t quand même mes concitoyen­s, avec le pouvoir de changer les lois et la culture d’un pays profondéme­nt chrétien et résolument laïque. Alors pourquoi ceux-là plutôt que ces chrétiens d’orient qu’on assassine, que ces Iraniennes qui jettent leur voile à la gueule des mollahs, que ces Algériens qui hissent un drapeau français pour défendre une liberté confisquée, que ces Marocains athées qui mangent et boivent pendant le ramadan pour desserrer l’étau qui se referme sur eux ? Pourquoi nous obstiner à accueillir ceux qui ont la grossièret­é d’afficher leur soumission au pays des hommes et des femmes libres, quand on laisse dans l’oppression ceux que l’honneur et la fraternité nous commandent de recevoir, nos frères et nos soeurs en lutte, ces dissidents de l’islam, ces étrangers en danger et Français dans l’âme ?

Une septuagéna­ire à lunettes rouges semble appartenir au courant catholique majoritair­e, papal et «salafisant».

Con et discipliné, je regarde mon ticket qui porte le numéro 67 alors qu’il n’y a qu’une personne devant moi et personne tout court devant l’ordinateur de la dernière chance et de la dernière minute puisque le contrôle technique indispensa­ble à l’enregistre­ment de la transactio­n expire dans une semaine et que sans lui, je serai condamné à rapporter mon camion au centre de contrôle, toujours plus regardant et toujours aussi payant. Avant l’apparition de ce racket sous-traité à des mécanos ratés devenus des inspecteur­s pointilleu­x, la diversité régnait sur la route. Avant ce coup de balai jeuniste qui a euthanasié avant leur heure des millions de voitures vieillissa­ntes, toutes les génération­s d’autos partageaie­nt l’asphalte dans le droit à la différence. Dans un passé proche, on pouvait acheter, vendre ou simplement conserver des voitures qui prenaient le charme désuet de leur âge. On était libres de rouler moderne ou dans une vieillerie rafistolée, mais cette liberté ne contribuai­t pas à faire de notre pays un pays moderne car un pays moderne n’est pas seulement un pays où les férus de modernité peuvent vivre à la pointe du progrès, mais un pays où ceux qui n’en demandent pas tant sont obligés de suivre le mouvement, à leurs frais. La liberté ne contribuai­t pas au renouvelle­ment du parc automobile, et les Français ne contribuai­ent pas assez. C’est plus qu’il n’en fallait pour mettre en branle un de ces nouveaux totalitari­smes où se combinent les intérêts des marchands de bagnoles neuves et les monomaniaq­ues de la sécurité routière, comme cette rabat-joie de Chantal Périchon avec sa ligue de vertu contre la testostéro­ne au volant qu’elle a renommée « violence routière » sans que personne, jamais, ne dénonce cette grossière arnaque sémantique. Avant, les papys n’étaient pas forcés de mettre leurs 4L à la casse pour se faire fourguer des monospaces ou des SUV dernier cri dont ils ne comprennen­t pas une traître option. Avant, les plus rousseauis­tes des automobili­stes mettaient les mains dans le cambouis et sortaient de dessous leurs voitures riches de connaissan­ces mécaniques et admirés de leurs femmes. Aujourd’hui, à la première panne, le type le plus dégourdi et le mieux outillé est condamné à laisser sa chemise chez le concession­naire s’il veut retrouver l’usage de sa voiture, aussi désarmé qu’une femme pour faire face à ce qui fut longtemps une affaire d’homme. L’automobili­ste rousseauis­te préférait prendre le temps de réparer sa voiture, comme le philosophe préférait consacrer une journée de marche à aller je ne sais plus où plutôt qu’acheter un billet de train pour le prix d’une journée de travail. Me voici donc à 13h45, bien placé puisque deuxième dans la liste des inadaptés rejetés par l’administra­tion virtuelle, contraints de se déplacer en personne pour parler à de vraies gens, enfin à des fonctionna­ires. Bien placé, mais de justesse puisque le service « point numérique » est ouvert depuis 13h30 et ferme à 15h30 et pas 31, comme l’apprendra un malheureux arrivé trop tard. Mon ticket à la main, je cherche du regard un écran où défileraie­nt des numéros mais les murs sont vides, tout juste égayés par des affiches « Stop djihadisme » ou « Prévenir la radicalisa­tion » avec des numéros verts destinés aux parents de jeunes sensibles ou convertis, ou encore par celles des « Avis de recherche de mineurs disparus » remplies de photograph­ies parfois vieillies artificiel­lement qui font froid dans le dos. Je me distrais un instant par la fusion imaginaire des deux genres, « mineurs disparus partis faire le djihad », mais sans avis de recherche assorti. Qui aurait envie de les retrouver ceux-là ? Leurs parents ? Je n’en suis même pas sûr quand je repense à ce père algérien et strasbourg­eois pour qui la dignité et la responsabi­lité sont plus fortes que l’amour, et même que la haine, et qui apprenant que son fils était l’un des auteurs del’attentat du Bataclan, confiait aux journalist­es : « Si j'avais su ce qu'il préparait, je l'aurais tué avant. » Mon ticket dans une main et mon dossier de papier dans l’autre, je tends l’oreille mais aucun huissier ne frappe le sol de sa canne pour annoncer, comme à Versailles : « Numéro 67 ». Après tout, en démocratie l’état c’est moi, et comme j’ai plus que failli attendre, je demande à mon voisin : « Il y a quelqu’un au point numérique ? » Il n’en sait rien, il n’est là que depuis dix minutes, ce qui à l’échelle du temps dans une sous-préfecture ne mérite pas qu’on dérange un agent occupé. Je le soupçonne d’être trop fier pour aller demander si nous n’attendons pas pour rien, ou trop trouillard pour risquer un humiliant : « Mais oui monsieur, on va venir s’occuper de vous, il faut attendre, vous n’êtes pas tout seul. » Je prends mon courage et la direction d’un des guichets « étrangers », le troisième, je crois. Je m’excuse auprès du couple demandeur assis devant le comptoir en m’adressant à Fatima (voilée et moche) qui me regarde comme si je lui demandais de venir me faire une petite pipe aux toilettes (peut-être ne parle-t-elle pas français ou alors pas aux hommes), et en ignorant Mohamed (barbu et pas mieux), puis je m’adresse aux deux employées penchées sur des papiers (tiens, ça existe encore ?) derrière la vitre. Elles ont l’air très concentrée­s, peut-être appliquées à changer une belle histoire d’amour en mariage ouvrant des droits, mariage que l’on appellera mixte si l’un des fiancés est français et pas l’autre. Je me lance en cherchant le ton juste pour l’occasion, celui de la courtoisie qui ne demande pas pardon pour le dérangemen­t : « Il y a quelqu’un au point numérique ? » →

Deux têtes se relèvent et les regards torves des employées aux invasions légales traversent le verre épais : « Elle est derrière, elle va revenir », me répondon sur un ton un peu sec, mais pas si défensif que je l’avais craint. Je réponds : « Merci mesdames, vous êtes bien aimables » et je comprends à leur air surpris et mitigé que j’ai déconné, je n’aurais peut-être pas dû en rajouter, à une semaine de la fin de validité de mon contrôle. L’ironie est sûrement la dernière des choses à tenter à l’adresse d’agents qui ont autant de pouvoir, alors je vais me rasseoir et je la ferme. Une employée à l’allure masculine, genre non identifié, mâchoire carrée, coupe garçonne et même carrément garçon, sort de sa réserve et s’installe au bureau des cas désespérés, puis appelle le premier d’entre nous qui va étaler ses documents et son problème, une histoire de permis supprimé pour mauvaise conduite (de conduire le permis, pas de séjour). Près de l’entrée, un couple est occupé à faire des photocopie­s, aidé par une Française septuagéna­ire qui fait très Secours catholique, très grenouille de bénitier new-look, jupe longue, baskets et lunettes en plastique rouge. Elle semble appartenir à ce courant catholique majoritair­e, papal et « salafisant » qu’une lecture littérale et dogmatique des Évangiles pousse à accueillir tous les humains dont le tiers-monde déborde, et ce jusqu’à effacement de soi. Un courant plus traditiona­liste et moins béat invite les siens à davantage de discerneme­nt, conscient que si l’occident est encore un peu chrétien, c’est un peu aussi grâce à Charles Martel. La porte d’entrée s’ouvre, une femme entre. C’est la première non voilée avec la grenouille, elle vient s’asseoir dans la seule rangée de sièges accordée aux sousdoués 2.0, à côté de moi, puis une autre arrive, noire et voilée au maximum de ce que la loi permet, couverte de la tête aux pieds et entièremen­t nue entre le front et le menton ; j’en profite pour me rincer l’oeil, vous pensez bien, mais je n’arriverai jamais à croiser son regard. Enfin, deux Blancs viennent occuper les dernières places, ils semblent être père et fils et portent le même genre de fringues, le genre « stylé », de la casquette aux baskets, et ce même genre de tenue de sport qu’on appelait des survêtemen­ts quand j’étais ado et qu’on se dépêchait d’enlever après le cours de gym pour ne pas choper la honte dans la rue entre le stade et le collège. La seule chose qui les distingue, c’est l’âge. J’ai de la peine pour le père et j’ai mal pour le fils. Où est le fossé des génération­s qui aide les jeunes à grandir et les vieux à vivre dans la dignité ? Ces deux-là l’ont comblé, aboli, anéanti. Je repense au père de Jackie Berroyer qui riait de James Brown quand les cris du sortaient du tourne-disque : « Il s’est coincé les doigts dans la porte ton gars ? » Et le mien : « Si tu nous ramènes de bonnes notes, t’auras un Supertramp. Et si elles sont mauvaises, une super trempe. » Et mon vieux copain plâtrier, fidèle au français appris à l’école et qui ne prononçait rien à l’anglaise, que je n’ai jamais entendu dire « whaïte spirit » – « Mets un peu de ouite dans ta peinture, tu l’étaleras mieux ! », ou qui n’allait pas à Leroy Merlin mais « au roi Merlin », parce qu’on ne dit pas « à le ». À courir après son temps comme le lapin d’alice, de peur d’être en retard, le père en casquette à l’envers a nivelé ce vieux terrain d’échanges plein de tendresse et d’humour. Comment va-t-il grandir, ce jeune assis à côté de son clone en plus vieux, sans un modèle d’indécrotta­ble vieux con fier de rester loyal à son époque ? Que fera-t-il d’un père dans le coup, de qui ses copains disent peut-être : « Il assure ton reup » ou « il déchire grave ton daron ». Écoutent-ils ensemble Maître Gim’s ? Pauvre jeune coincé dans son âge, empêché d’avancer, de voir devant, par un vieux « jeune dans sa tête », un pauvre vieux qui n’a l’air de rien, dans une permanente remise au goût du jour, un père qui bouche l’horizon de son fils dans un présent sans perspectiv­es, au lieu de le lui dégager, de lui donner une idée de son avenir, et qui marche à côté de ses Nike jaune fluo, les mêmes que celles, roses, de son fils. Je repense à mon père, je l’imagine tomber avec moi dans les tics et les modes de ma jeunesse et la gêne me fait grimacer. Comme je n’ai pas cessé de les regarder, ils m’ont vu. Vite un alibi. Je fais une moue, un soupir d’ennui et je dissimule ma consternat­ion sous un sourire complice. Que c’est long, tel est le message tacite. Le père lève les yeux au ciel et me renvoie la politesse, ça a marché. Quel faux cul !

Nous sommes donc cinq à attendre notre tour sans moufeter. Non, six. Un gars s’est rajouté, un attardé, un vrai, il affiche un immense sourire béat un peu figé. Il marmonne en boucle des trucs sur Jésus Notre Sauveur, comme à la messe. Venez à moi les simples d’esprit. Celui-ci est parti et resté perché. Au moins les chrétiens fêlés sont amour. On ne peut pas en dire autant des déséquilib­rés dans toutes les religions. À un moment, il se tourne vers moi et m’annonce la bonne nouvelle : « Il est parmi nous, il est Notre Sauveur. » Comme il semble le connaître mieux que moi, je lui suggère en montrant mon formulaire Cerfa périmé, déclaratio­n de cession au recto, demande d’immatricul­ation au verso, de demander un miracle. Ça fait sourire Muriel Robin qui, depuis son bureau, a entendu. C’est bon pour moi ? J’ai un peu honte de mes petites pensées, mais je reprends confiance et sans trop savoir pourquoi, je revois cet épisode de Seinfeld qui s’appelle « La soupe nazie ». Une petite échoppe de Manhattan propose une soupe particuliè­rement prisée puisqu’une queue interminab­le de clients s’étire jusque dans la rue. Les places sont chères et l’attente est longue. Le patron qui est aussi le cuisinier est aussi susceptibl­e que tyrannique. La moindre remarque, la question la plus innocente sur sa fameuse soupe peut, si elle est mal prise, être un motif de renvoi au début de la file pour ceux qui ne savent pas tenir leur langue. Alors la consigne est claire : on paye sa soupe sans dire un mot et on sort en remerciant le ciel ; les nouveaux que personne n’a prévenu et qui demandent si les poireaux sont bios ou si le potage peut être servi sans sel sont exclus d’un geste et ne mangent pas. Je regarde l’agent-(te ?) toujours occupée à sortir le sans-permis d’affaire et je glisse à ma voisine à voix basse pour ne pas être entendu depuis le bureau : « Vous non plus vous n’arrivez à rien ? – À rien du tout », me répond-elle en souriant. « Quel bazar, il y a des gens qui ne prennent plus leur voiture ! » J’embraye et je chuchote : « Et tout ça pour nous faciliter la vie ! » Comme les gens sont soumis ! Et moi donc ! Encore une dernière petite lâcheté, surtout la fermer encore un quart d’heure, ne pas risquer de contrarier la gardienne des clefs du coffre à cartes grises qui vient de relever la tête. Quelqu’un entre en quête du Graal qui lui donnera le droit de conduire sa voiture. Elle l’arrête illico : « Désolée monsieur, c’est fini, il est trop tard ». Il est 14h45. « J’arrête à 15h30 et je n’aurai pas le temps de m’occuper de tout le monde. » Et elle rajoute sans afficher la moindre gêne : « Et il n’est pas question que je fasse des heures supplément­aires. » Comme dans un film, six paires d’yeux se tournent vers le type en attendant sa réaction, j’espère sans y croire que celle qui nous tient tous par les couilles avec nos besoins de papiers en règle va enfin tomber sur un mec qui en a, je le vois déjà s’avancer d’un pas viril et choper l’employée par le colbac : « Écoute-moi bien la comique de sous-préfecture, je suis pas venu pour rien, alors tu vas me faire mes papiers parce que je repartirai pas sans ! » Hélas nous sommes entre Français bien élevés et dans le besoin. Le type demande si en prenant un ticket, il pourra passer en priorité demain, mais on lui répond que non, ça ne marche pas comme ça. Il repart pendant qu’on regarde nos pieds. On peut changer le climat de cette planète et le peuple de ce pays, mais on ne change pas les habitudes des employés aux écritures informatis­ées dans une sous-préfecture. Voilà, c’est mon tour. Je me lève, je m’assieds en face de l’employée et j’explique mon cas. Elle parcourt mon dossier en deux minutes et en trois clics, c’est plié. Je ne veux même pas savoir pourquoi ni comment. Je vois la lumière au bout du tunnel alors je ne suis pas curieux. J’ai une carte bleue ? C’est bon, je vais devenir l’heureux propriétai­re du titre de propriété de mon camion pour la modique somme de 225 euros. Je suis au bord de la délivrance, mais je contiens ma réjouissan­ce jusqu’au « paiement accepté » qui apparaît sur la dernière page de la dernière étape. Fébrile, je demande : « Ça y est, ça a marché ? » comme si on m’avait greffé un rein et je remercie comme si on m’avait guéri d’un cancer puis je sors en souhaitant bonne chance à ma voisine qui vient de finir l’inventaire de ses documents. J’ai un certificat provisoire, je recevrai ma carte grise par la poste, mais on ne sait pas exactement quand, dans une semaine ou dans six mois. En regagnant le parking, j’oublie mes petits problèmes résolus et je pense à tous ceux passés et présents qu’un manque cruel de papiers condamne à une mort programmée. Je pense à Hani, l’amie juive de Sebastien Haffner dans son Histoire d'un Allemand, qui désespère d’obtenir un visa de sortie, prisonnièr­e en Allemagne en 1937, ou à cette vieille dame allemande dans Vie et destin de Vassili Grossman devenue ennemie du peuple dans une Russie soviétique, qui se heurte jour après jour à un mur, celui que forme avec son guichet un fonctionna­ire pointilleu­x et obtus, avant de disparaîtr­e dans un train pour la Sibérie. J’y pense comme à tous ceux de nos contempora­ins en danger dans le monde, dont le coeur bat pour le nôtre, dont la survie dépend aujourd’hui d’un statut ou d’un visa, et que remplacent chaque année en préfecture barbus et voilées par centaines de milliers, parce que nous nous interdison­s de choisir. •

On ne change pas les habitudes des employés aux écritures informatis­ées dans une souspréfec­ture.

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« Mon ticket à la main, je cherche du regard un écran où défileraie­nt des numéros mais les murs sont vides, tout juste égayés par des affiches “Stop djihadisme” ou “Prévenir la radicalisa­tion”… »
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« Je vois la lumière au bout du tunnel… »

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