Les tribulations d'un Français en Chine
L'ex-ambassadeur Claude Martin publie ses mémoires. Un pavé passionnant qui nous mène des crimes de la Révolution culturelle au décollage économique d'une Chine qui dépasse désormais notre vieille Europe sclérosée.
Il arrive que nos diplomates se laissent aller à l’autodérision, par exemple un soir où ils se retrouvent, harassés, dans les locaux de leur ambassade après avoir accompagné une éprouvante visite d’un ministre de la République particulièrement arrogant, et totalement ignorant des réalités du pays visité. C’est alors, ayant évacué leur stress grâce à un whisky (pur malt), qu’ils invoquent la maxime du général Catroux, officier gaulliste devenu ambassadeur : « Pour être diplomate, il ne suffit pas d'être bête, encore faut-il être poli. » On peut, certes, faire carrière au Quai d’orsay en appliquant ce principe à la lettre, et même, une fois la retraite venue, étaler sa fatuité comme mémorialiste dans un livre mêlant le name dropping, les lieux communs et l’autocélébration. (« Si je dis du bien de moi, cela finira par se répandre, et personne ne se souviendra de qui a commencé… ») Les mémoires de Claude Martin, La diplomatie n'est pas un dîner de gala, ne sont pas de cette eau-là, et c’est une heureuse surprise. Claude Martin n’est pas un diplomate littéraire, comme ses illustres prédécesseurs Paul Claudel, Alexis Léger (Saint John Perse) ou Paul Morand. Il regarde d’ailleurs avec un oeil gentiment ironique ceux de ses collègues, comme Jeanpierre Angrémy (en littérature Pierre-jean Rémy), qui emploient davantage leurs séjours à l’étranger à trouver la matière de leur succès littéraires et mondains qu’à oeuvrer dans l’obscurité à la défense des intérêts de la France. De 1965 à 2007, il a consacré sa vie professionnelle à servir l’état au sein du ministère des Affaires étrangères, dans divers postes à l’étranger, en Chine, à Bruxelles, et enfin à Berlin, entrecoupés de postes au sein de l’administration centrale. Son livre est donc un ouvrage sérieux, mais pas au sens d’un pensum aride érudit et ennuyeux, parce qu’il prend le lecteur par la main pour le conduire dans l’orient compliqué comme dans les arcanes byzantins de l’europe de Bruxelles ou les angoisses monétaires de nos voisins allemands. Claude Martin est, de plus, diplomate par vocation : il a décidé adolescent que ce métier seul lui permettrait de satisfaire ses deux passions : une curiosité insatiable pour découvrir le monde réel dans toutes ses dimensions, géographiques, politiques, culturelles, et une « certaine idée de la France », celle du général de Gaulle, dont il fut et reste un adepte enthousiaste, sans toutefois s’être jamais risqué dans le marigot des divers avatars du gaullisme politicien. Claude Martin est gaulliste, point barre, comme Marguerite Duras se déclarait mitterrandienne, par fidélité à un homme plutôt qu’à une idéologie ou une pratique politique. Brillant élève, il mène de front, après son bac obtenu en
1961, ses études à Sciences-po et aux Langues orientales – en langue et civilisation chinoises –, avant de réussir, dès sa première tentative, le concours d’entrée à L’ENA. Ses camarades de Sciences-po moquent son désir d’entrer dans la diplomatie. Ils sont alors persuadés qu’en vingt ans, les ambassades de France, d’allemagne et des autres pays de la CEE en gestation seront remplacées par des représentations diplomatiques communes. Mieux vaut donc viser d’autres grands corps de l’état. En 1965, les études à L’ENA sont encore marquées par la période coloniale : les admis doivent effectuer seize mois de service militaire avant d’entamer leur scolarité. Avec un réalisme touchant au cynisme, l’administration estimait qu’il n’était pas judicieux d’investir dans la formation de brillants sujets susceptibles de tomber au champ d’honneur en Algérie. Claude Martin revêt donc la tenue de bidasse, mais pas pour très longtemps. Un événement géopolitique majeur va le libérer des servitudes de la caserne : la reconnaissance par la France de la République populaire de Chine, par laquelle de Gaulle rompt l’unité d’un camp occidental qui, jusque-là, n’avait de relations qu’avec la Chine nationaliste de Tchang Kaï-chek, repliée sur l’île de Taïwan après sa défaite sur le continent face aux communistes de Mao Zedong. Après tant d’années d’absence de la France d’une Chine qui a traversé la guerre civile, l’occupation japonaise, puis la prise de pouvoir d’un régime communiste qui se montre agressif sur tous les fronts de la guerre froide – en particulier sur les champs de bataille asiatiques en Corée et au Vietnam –, on manque de sinologues au Quai d’orsay. À l’âge de 21 ans, Claude Martin intègre donc la petite équipe chargée de réinstaller une ambassade de France à Pékin et d’informer les autorités françaises sur la nouvelle réalité d’une Chine à peu près totalement fermée au monde extérieur. Deux qualités du jeune apprenti diplomate vont l’aider à remplir sa mission, sa bonne connaissance du chinois et son expérience de cyclotouriste longue distance – il n’a pas hésité, à 14 ans, en 1958, à parcourir à vélo le trajet Paris-bruxelles pour visiter l’exposition universelle, et quelques années plus tard le trajet Le Puy-envelay-francfort pour admirer la maison de Goethe. À bicyclette, dans la Chine des années 1960, on peut fouiner dans les quartiers excentriques de Pékin, pédaler pendant 70 km jusqu’aux restes de la Grande Muraille, qui ne sont pas encore devenus une attraction pour des milliers de touristes quotidiens, casser la →