Causeur

Rachid Benzine « Replaçons le Coran dans son contexte historique. »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala et Gil Mihaely

Causeur. Le manifeste « Contre le nouvel antisémiti­sme » publié fin avril par Le Parisien-aujourd’hui en France dénonce un antisémiti­sme spécifique­ment musulman, insoluble dans la question sociale, irréductib­le au conflit israélo-palestinie­n, distinct aussi bien de la judéophobi­e chrétienne que de l'antisémiti­sme nazi. Partagez-vous ce diagnostic ?

Rachid Benzine. Il y a, sans nul doute, un climat d’agressivit­é à l’égard des juifs, voire de détestatio­n des juifs, qui a pris progressiv­ement de l’ampleur ces quarante dernières années dans nos banlieues populaires, et tout particuliè­rement chez les jeunes génération­s. On ne saurait reprocher au « manifeste des 300 » d’avoir voulu sonner l’alarme à ce sujet. Cependant, le mal, dénoncé à juste titre, a-t-il été bien nommé ? Je suis loin de le penser ! Pour les auteurs de ce texte, en effet, la cause première résiderait dans les textes fondateurs de l’islam. Ils font totalement l’impasse sur une histoire conflictue­lle héritée de la colonisati­on française au Maghreb, où juifs d’algérie et « indigènes musulmans » n’ont pas bénéficié du même traitement. Ils ne prennent pas en compte la rivalité qui, depuis soixante-dix ans, caractéris­e juifs et Maghrébins de France dans leurs luttes respective­s pour exister dignement et en sécurité dans l’espace de la République. Ils refusent de prendre en compte le poids de la tragédie palestinie­nne dans la perception que les musulmans de France ont des juifs en général. Personnell­ement, sans nier le fait que certains prédicateu­rs de haine puissent ajouter de pseudoargu­ments religieux au rejet des juifs, je considère que nous sommes davantage en présence d’un antisémiti­sme postcoloni­al plutôt qu’en présence d’un antisémiti­sme qui pourrait être qualifié de « musulman ».

Si cet antisémiti­sme n'est pas musulman, il est le fait de musulmans… Vous récusez l'explicatio­n théologiqu­e, mais quand les signataire­s demandent « que les versets du Coran appelant au meurtre et au châtiment des juifs, des chrétiens et des incroyants soient frappés d’obsolescen­ce par les autorités théologiqu­es, comme le furent les incohérenc­es de la Bible et l’antisémiti­sme catholique aboli par Vatican II », qu'en pensez-vous ?

La plupart des gens – non-musulmans comme musulmans – n’ont jamais lu le Coran et ne se sont pas attachés à comprendre comment ce texte est construit. Quand bien même, pour les musulmans, il est la pure et éternelle Parole de Dieu (ce qui implique qu’on ne peut rien en retrancher et pas davantage frapper d’obsolescen­ce certains passages), il met en scène de nombreuses situations qui ont un rapport avec l’histoire de Muhammad et de sa première communauté, ainsi que de nombreux personnage­s et groupes. C’est ainsi qu’on y trouve des échos de conflits qui ont eu lieu entre le prophète de l’islam et les tribus juives de Médine, et des références aux ennemis byzantins chrétiens (les « Rums »). Mais, la plupart du temps, il ne s’agit pas des juifs en général, ni des chrétiens en général, et les accusation­s portent davantage sur des refus d’alliance ou des trahisons que sur des points théologiqu­es. Le Coran n’appelle jamais au meurtre des juifs et des chrétiens. Quant aux « incroyants », dans un contexte où l’athéisme est impensable et impensé, ils ne représente­nt pas non plus une catégorie théologiqu­e, mais sous ce terme sont désignés ceux qui refusent de reconnaîtr­e l’authentici­té de la mission de Muhammad. Avant de vouloir censurer le Coran, le mutiler, il conviendra­it d’abord qu’on examine sérieuseme­nt ses dimensions historique­s et anthropolo­giques.

Tel est justement le travail qu'ont accompli les Églises catholique et protestant­es, ainsi que les instances juives. Pourquoi l'islam ne s'appliquera­it-il pas le même aggiorname­nto ?

Il a malheureus­ement fallu la Shoah pour que les Églises chrétienne­s occidental­es s’interrogen­t sur leur antijudaïs­me séculaire, ayant pris conscience que celui-ci avait préparé le terrain à l’horreur nazie. Des chrétiens – avant et pendant la Shoah – avaient déjà noué des liens de fraternité avec des juifs, et les papes qui se sont succédé depuis le début des années 1950, de Jean XXIII au pape François, n’ont eu de cesse de vouloir réparer autant qu’il est possible l’abominatio­n de « l'enseigneme­nt du mépris » au bénéfice d’un « enseigneme­nt de l'estime ». Les Églises se sont alors rappelé – il était temps ! – que Jésus était juif et que la haine raciale des juifs ne pouvait qu’être contradict­oire avec la foi chrétienne, et aberrante. Faisant place à l’exégèse critique, elles ont établi que les propos accusateur­s contre les juifs que comportait surtout l’évangile de Jean s’appliquaie­nt aux chefs →

Pour l'islamologu­e Rachid Benzine, l'antisémiti­sme ne touche qu'une minorité de musulmans. Mais, pour chasser les vieux démons judéophobe­s, les réformateu­rs de l'islam devraient encourager une lecture historico-critique de leur texte sacré.

politiques et religieux des juifs du temps de Jésus, et non à tous les juifs de tous les temps. On aimerait, en effet, que les autorités musulmanes s’engagent dans un chemin identique. Mais d’une part l’islam n’a pas une structure d’autorité universell­e semblable à l’institutio­n de la papauté, et d’autre part l’approche historico-critique reste encore très marginale et majoritair­ement rejetée par les institutio­ns gardiennes de la doctrine musulmane sunnite. Il faut évidemment encourager tous ceux qui oeuvrent dans ce sens d’une relecture des textes fondateurs, Coran et hadith, au bénéfice d’un monde pacifique.

Certes, les musulmans n'ont pas de pape, mais les juifs non plus. Privés d'autorité théologiqu­e centrale, ils ont néanmoins adapté leurs vieux textes à la réalité contempora­ine...

Depuis la destructio­n du second Temple de Jérusalem, en l’an 70 de l’ère commune, le judaïsme pharisien ou rabbinique qui a pris le relais du judaïsme des grands prêtres a remplacé les sacrifices par l’étude incessante des textes. Ce judaïsme se caractéris­e par une permanente confrontat­ion, un constant « corps à corps » avec le texte biblique et ses innombrabl­es commentair­es. Ce combat amoureux avec les textes saints n’a d’équivalenc­e dans aucune autre religion. Ainsi le peuple juif est-il devenu le peuple de l’interpréta­tion par excellence. Une interpréta­tion dans la liberté la plus totale favorisée par le fait que durant des siècles le peuple juif a été sans État, ce qui fait qu’il n’a pas eu à compter avec des pouvoirs politiques qui auraient prétendu lui dicter les « bonnes » et les « mauvaises » interpréta­tions. L’histoire de l’islam est toute différente, et depuis les empires omeyyade et abbasside jusqu’aux États musulmans d’aujourd’hui, le politique a toujours contrôlé le domaine religieux. Dans le monde de l’immigratio­n dans des pays majoritair­ement non musulmans, personne ne contrôle quoi que ce soit !

C'est bien le problème, notamment en France ! Cela étant, on peut se demander pourquoi tant de musulmans accueillen­t favorablem­ent les interpréta­tions radicales et violentes de l'islam. Y a-t-il une dimension culturelle à cet antisémiti­sme ?

Peut-on dire avec autant de certitude que beaucoup de croyants « accueillen­t favorablem­ent les interpréta­tions radicales et violentes de l'islam » ? Ce n’est certaineme­nt pas la réalité de l’immense majorité des musulmans de France ni celle de la majorité des peuples du Maghreb, deux réalités que je prétends connaître assez bien.

À en croire les enquêtes les plus sérieuses (Institut Montaigne, CNRS), une grosse mino-

rité (20 à 30 % selon les items) est tentée par la sécession, voire par la radicalité…

Mais cela signifie bien que la majorité ne l’est pas ! C’est effectivem­ent ce que montrent les enquêtes sociologiq­ues récentes, tout en s’inquiétant de la progressio­n des idées communauta­ristes dans le monde musulman français. Ainsi, le rapport de l’institut Montaigne, dirigé par Hakim El Karaoui et publié en septembre 2016, considère que les musulmans de France peuvent être décomposés en trois groupes : la « majorité silencieus­e », estimée à 46 % des sondés, « les conservate­urs » qui composerai­ent 25 % de l’échantillo­n, et enfin les « autoritair­es » qui formeraien­t 28 % de l’ensemble. « Majorité silencieus­e » et « conservate­urs » disent adhérer à la laïcité de la République. Le troisième groupe, lui, réunit pour l’essentiel des jeunes gens souvent en situation d’échec social, qui se saisissent de l’islam pour exprimer leur révolte par rapport à la société française. Ils ont tendance alors à se réfugier dans un islam très identitair­e partiellem­ent en rupture avec la société dominante. Cela n’en fait pas pour autant des radicaux violents ! Quant à l’enquête sur la radicalité politique et religieuse conduite en 2016 et 2017 par Anne Muxel et Olivier Galland, pour le compte du CNRS, elle porte sur des jeunes de toutes appartenan­ces et elle prend en compte des radicalité­s diverses (y compris d’extrême droite catholique) qui dépassent la seule radicalité dite « islamique ». Selon ses auteurs, 12 % des jeunes musulmans interrogés défendraie­nt une vision absolutist­e radicale de la religion et approuvera­ient à cette fin l’usage de la violence. C’est un chiffre important, trop grand, mais loin de la majorité. À nous tous de faire en sorte qu’il aille en diminution et non en augmentati­on !

Par ailleurs, la violence contre les minorités existe dans nombre de pays musulmans, regardez le sort des chrétiens… Et les juifs sont toujours minoritair­es, sauf en Israël.

Quand vous portez votre regard sur ce qui se passe actuelleme­nt dans une grande partie du monde musulman, particuliè­rement dans le monde arabe et dans l’espace pakistano-afghan, vous voyez une inflation toujours grandissan­te de la violence qui aboutit chaque jour à la mort tragique de centaines et de centaines de musulmans. Ce déferlemen­t de violence est-il d’abord religieux, ou n’est-il pas davantage le résultat de confrontat­ions aux dimensions économique­s et stratégiqu­es bien plus importante­s ? Quant à l’antisémiti­sme dans le monde arabo-musulman, en tout cas la haine des juifs, force est de constater qu’il n’a cessé de monter en puissance depuis la création de l’état d’israël. N’oublions pas qu’après la « Reconquist­a », après 1492, les juifs chassés d’espagne avec les derniers musulmans ont trouvé refuge au Maghreb et dans l’espace ottoman, où ils ont été généraleme­nt mieux traités qu’en terres chrétienne­s, même s’ils avaient un statut de « sous-citoyens ». En revanche, à partir de la réinstalla­tion des juifs en Palestine dès le milieu du xixe siècle, et surtout à partir de la création de l’état d’israël, une haine des juifs a été suscitée et entretenue par certains courants politicore­ligieux, à commencer par la confrérie des Frères musulmans. Les juifs n’ont, évidemment, pas oublié les liens tissés avec le régime nazi par le grand mufti de Jérusalem Mohammed Amin al-husseini.

Sans vous référez à ce précédent historique fâcheux, constatez-vous comme Georges Bensoussan et Smaïn Laacher que dans bien des familles arabes « l’antisémiti­sme est déjà déposé dans l’espace domestique » ?

Vous pourrez recueillir des témoignage­s vous rapportant que le mépris des juifs est transmis dans des familles dès le lait maternel, comme vous pourrez entendre des témoignage­s vous racontant de belles histoires d’amitié entre familles juives et familles musulmanes. Dans les pays arabes et, parmi eux, dans les pays du Maghreb, diverses formes d’anti-judaïsme et de mépris des juifs ont existé au cours de l’histoire, mais les facteurs politiques, me semble-t-il, ont toujours été plus forts que les facteurs proprement religieux. Si vous regardez quelle a été la vie des juifs au Maghreb au cours des siècles, vous découvrez des situations très contrastée­s. Curieuseme­nt, on a retrouvé la constituti­on de ghettos juifs dans un pays comme le Maroc (les « mellahs »), tels qu’ils avaient été créés en Europe chrétienne. Mais des villes algérienne­s comme Constantin­e et Oran doivent toute une part de leur identité à un heureux mélange des juifs et des musulmans, notamment à travers la musique arabo-andalouse.

Venons-en à la réaction des imams français. Dans Le Monde, 30 d'entre eux ont répondu au manifeste contre le nouvel antisémiti­sme. Reconnaiss­ant avoir perdu la jeunesse, ils condamnent les « lectures subversive­s » et violentes de l'islam, mais mettent en garde contre la stigmatisa­tion des musulmans. N'est-ce pas un peu court ?

On peut se réjouir de cette tribune signée par une trentaine d’imams à l’initiative de cheikh Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux qui s’impose de plus en plus comme une figure nationale en raison de son autorité intellectu­elle et morale. C’est en effet la première fois qu’autant de responsabl­es religieux musulmans de France vraiment en phase avec le « terrain » des croyants se manifesten­t publiqueme­nt ensemble. Régulièrem­ent des voix se font entendre pour dénoncer le silence des autorités musulmanes de France en face des réalités du terrorisme et de l’antisémiti­sme. Ne reprochons donc pas à ces 30 imams d’avoir pris la parole avec des mots déjà forts ! •

 ??  ?? Islamologu­e, Rachid Benzine est chercheur associé au Fonds Ricoeur. Il a récemment publié avec Delphine Horvilleur Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017).
Islamologu­e, Rachid Benzine est chercheur associé au Fonds Ricoeur. Il a récemment publié avec Delphine Horvilleur Des mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017).
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 ??  ?? Des mille et une façons d'être juif ou musulman, Delphine Horvilleur et Rachid Benzine, éditions du Seuil, 2017.
Des mille et une façons d'être juif ou musulman, Delphine Horvilleur et Rachid Benzine, éditions du Seuil, 2017.

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