Michel Thévoz, vive l'art suisse libre
Proche de Dubuffet, l'intellectuel suisse Michel Thévoz s'est fait connaître par ses livres sur l'art des fous, le spiritisme, le suicide et le reflet des miroirs. Son dernier livre L'art suisse n'existe pas célèbre paradoxalement la peinture helvétique e
Roland Jaccard. L'art suisse n'existe pas, prétendez-vous. Est-ce une pirouette, une provocation ou une astuce pour le mettre en valeur ? Michel Thévoz.
C’est une volte-face du langage lui-même qui, aujourd’hui, disqualifie la prétention d’« exister » comme une affirmation pesante, suffisante, délétère. Quand Ben affirme que « la Suisse n'existe pas », ou Lacan que « la femme n'existe pas », ils mettent en exergue un vide central, une énigme intérieure, une absence implosive, bien plus attrayante, bien plus séduisante que l’identité-à-soi patriotique ou masculine. La Suisse peut se définir, ou plutôt « s’indéfinir » comme une superposition de langues, de religions et de cultures en décalage les unes par rapport aux autres, et qui par conséquent s’annulent. La Suisse ne tient sa consistance que de son hétérogénéité, comme un mille-feuille. Dans le climat mondial d’arrogance et de sauvagerie identitaire, elle apparaît comme un modèle d’inexistence. J’ai essayé de montrer que l’art est l’expression et même la préfiguration de cette inexistence exemplaire.
Comment expliquez-vous que des artistes aussi prisés dans les pays germaniques que Hodler ou Böcklin soient pratiquement inconnus en France ? L'impressionnisme les auraitil rendus invisibles ?
C’est d’abord parce que la France cartésienne, jacobine,
jupitérienne, terriblement unitaire et monocéphale, surexiste. La patrie des Lumières s’enorgueillit d’avoir rejeté dans les ténèbres extérieures toutes les expressions irrationnelles, dissociées et nocturnes, précisément. « Rendre la lumière suppose d'ombre une morne moitié », dit le poète [Paul Valéry, Le Cimetière marin, NDLR]. Le prestige artistique de la France a sa contrepartie occulte, ses déchets collatéraux, pour ainsi dire. Et j’aime assez votre idée paradoxale que l’impressionnisme français, qu’on définit communément comme le triomphe de la lumière, aurait aussi opéré comme un obscurantisme. Hodler, Böcklin, et bientôt Varlin, sont des revenants, leur irruption tardive peut être effectivement interprétée comme le retour du refoulé.
Y a-t-il une peinture prolétarienne en Suisse, pays de nantis ? Et trouverait-elle refuge dans l'académisme de François Barraud ou dans l'art brut ?
Michel Foucault disait que la vérité d’une société ne peut se produire que dans ses marges, chez ses exclus. La Suisse est à la pointe du capitalisme tardif, et aussi bien d’une désacralisation généralisée, elle atteint le seuil de réversibilité où les choses se transforment en leur contraire. L’effet de marge y est particulièrement prononcé et significatif. C’est ainsi que j’expliquerais l’« académisme » troublant, un peu balthusien, de François Barraud, ou l’exubérance psychotique de l’art brut.
Vous éprouvez une certaine fascination pour l'art académique, souvent tenu pour mineur quand il n'est pas méprisé. Qu'est-ce qui vous séduit en lui ?
Il y a d’abord une raison idéologique : l’académisme, c’est précisément l’idéologie même, l’idéologie faite peinture ou sculpture. La rigidité académique, sa perfection achevée, correspond au fantasme de la bourgeoisie absolue, le fantasme d’une pétrification généralisée qui figerait et perpétuerait l’ordre des choses. À l’ère néolibérale, ce fantasme de la « fin de l’histoire » est plus dominant que jamais. Mais je sens que votre question est plus personnelle. En vérité, la fascination dont vous parlez, je l’attribue à des tendances agalmatophiles (consistant à n’éprouver de désir sexuel que pour des statues). À défaut, comme les musées sont trop bien gardés, j’aime les femmes passives.
Votre livre sur l'art suisse ne témoigne-t-il pas, presque malgré vous, de votre patriotisme et de l'amour que vous portez à ce pays qui, dites-vous, pourrait ou même devrait être un exemple pour l'europe ?
Patriote malgré moi ? Est-ce que j’aime ou est-ce que je déteste mon pays ? Dois-je vraiment me déterminer ? Amour/haine, le langage verbal est comminatoire, il est même fasciste, disait Roland Barthes, il pense à notre place, brutalement, par antinomies de cet acabit. Plutôt que de céder au chantage linguistique,
je serais enclin à me référer à la peinture comme à une forme d’intelligence déconstructrice qui transcende les oppositions simplistes. L’art suisse tout spécialement se caractérise par cette indistinction troublante, par cette « superposition des états » qu’on pourrait associer à la physique quantique. C’est cette inconsistance heuristique ou cette ambivalence post-structuraliste que j’essaie précisément de faire ressortir chez Holbein, Gleyre, Barraud, Vallotton, Le Corbusier et les autres.
Christophe Blocher, tribun de la droite radicale, avait jeté son dévolu sur Albert Anker dont les tableaux sont plus que troublants. Et vous, quels sont vos peintres d'élection ? Et lequel représente le mieux l'esprit suisse ?
Comme cette question me laisse perplexe, tant le choix est large, je prendrai un malin plaisir à partager la prédilection de Christophe Blocher pour Albert Anker. Chez ce peintre tout particulièrement « la forme réfute le fond », pour reprendre la formule de Valéry. L’idéologie est bien-pensante, mais la peinture est voluptueuse, si ce n’est perverse. Il est de bon ton, et politiquement correct, d’ironiser sur la « collectionnite » de Blocher, sur sa passion pour Anker, Hodler, Vallotton, et de la mettre au compte du chauvinisme. Et si Christophe Blocher avait réellement du flair, et s’il avait une intelligence artistique que confirmerait la qualité et la sûreté de ses choix ? Et si, par le fait, il humiliait les responsables politiques de gauche qui exhibent une fibre prétendument culturelle, mais qui ne mettent jamais les pieds dans un musée, mais qui acceptent de figurer bêtement sur des affiches électorales d’une vulgarité affligeante (contrastant avec l’efficacité visuelle de la propagande d’extrême droite), mais qui n’accrochent à leurs murs que les horribles dessins de leurs enfants. C’est un analphabétisme artistique coupable qui revient à abandonner le terrain et les armes médiatiques à l’extrême droite.
Comment expliquez-vous l'admiration, tant d'adolphe Hitler que de Sigmund Freud, pour L’île des Morts, d'arnold Böcklin ?
Hitler et Freud ont puisé à la même source, l’autriche de Thomas Bernhardt (qui n’est qu’une Suisse exagérée), l’un pour passer à l’acte, l’autre pour symboliser l’abjection. Les crimes nazis, l’invention de la psychanalyse, le chef-d’oeuvre de Böcklin, autant d’avatars que je dirais radicalement divergents de la pulsion de mort. Celle-ci nous conduit dans un espace de déliaison qui nous dessaisit de tous nos repères. La pulsion de mort, c’est le fil rouge, ou plutôt le fil noir que j’ai suivi pour la conception de ce livre – on est vraiment dans l’inquiétante étrangeté… •