Les carnets de Roland Jaccard
LES CARNETS DE ROLAND JACCARD
1. CHER DOCTEUR WILHELM REICH,
Que puis-je faire aujourd’hui pour vous, cher docteur Wilhelm Reich ? Je vous ai connu au sommet de votre gloire. Vous étiez alors le chercheur qui avait compris les mécanismes biologiques qui induisaient le cancer. Vous étiez alors le théoricien qui réconciliait la psychanalyse et le communisme. Vous étiez alors le clinicien qui se penchait sur la psychologie du fascisme. Vous étiez alors le philosophe nietzschéen qui apostrophait le « petit homme » en nous et qui l’incitait à briser sa carapace caractérielle. Mais vous étiez aussi le disciple que Freud avait renié, le juif allemand exilé aux États-unis, l’inventeur d’une boîte à orgones qui vous conduirait droit en prison. Pour certains, un génie. Pour d’autres, un paranoïaque. Pour tous, dans les années 1960, la référence ultime. Et, pour rire, le président de la Société internationale de polygamie. Un demi-siècle est passé et on vous a rangé au rayon des curiosités morbides. Cela ne vous surprend pas vraiment : les conformistes l’emportent fatalement. Celui qui refuse d’être un agneau finit toujours par être la proie des vautours. Fascisme noir, vert, rose ou rouge, peu importe. Le « petit homme » a le dernier mot. Cher docteur Reich, peut-être éprouvez-vous maintenant l’amère satisfaction d’avoir tout raté. Mais j’ai encore une mauvaise nouvelle à vous apprendre. En
1971, vous avez inspiré un film : W. R. : Mysteries of the Organism. Dušan Makavejev l’a mis en scène. Il est raté, lui aussi. On y voit votre femme, Elsa, votre fils Peter et les commerçants de votre rue. Vous avez l’air triste, comme si vous pressentiez le déclin de la psychanalyse, la fin du communisme, l’oubli de votre oeuvre. Et la vague irrépressible d’un érotisme de pacotille. Tout ça pour en arriver là, songez-vous. Vous comprenez, cher docteur Reich, que je ne peux plus rien pour vous. Ou peut-être si, quand même : inciter l’improbable lecteur de cette lettre à lire : Écoute, petit homme. On y entend votre voix et c’est celle d’un homme libre. La psychanalyse a engendré beaucoup d’imposteurs, pas mal de perroquets, mais un seul imprécateur : vous. Je serais fier, à votre place, d’avoir tenu ce rôle. Fidèlement, R. J.
P.-S. Je vous dois d’avoir compris que faire partie du peuple élu, c’est savoir qu’on sera exclu partout, sauf en enfer.
2. DE MONTAIGNE À FREUD
Que sont les Essais de Montaigne, sinon la tentative d’être à soi-même son propre voleur ? Pensées volées, masque arraché : ce que Montaigne revendique, c’est
une authenticité totale dans la relation de soi à soi, sans médiation d’un Dieu ou d’une Église, contrairement à saint Augustin, son prédécesseur. Montaigne annonce l’homme moderne avec toute sa fluidité, sa véracité et son absurdité innées. Saintebeuve l’avait parfaitement pressenti : « Il y a un Pascal dans chaque chrétien, de même qu'il y a un Montaigne dans chaque homme purement naturel. » Authenticité de Montaigne, mais aussi approfondissement de l’expérience de soi sur un chemin qui, trois siècles plus tard, aboutira à Freud avant de se dissiper en télé-réalité. Cependant, peu dupe de luimême, Montaigne a conscience de la « vanité » qu’il y a à devenir le témoin de sa propre vie. Nous ne pouvons jamais entendre la vérité sans aussitôt la travestir. Mais il y a plus douloureux, c’est que nous ne pouvons jamais non plus, et même avec la meilleure volonté, l’exprimer. Car quoi que nous disions, l’autre n’entend pas la vérité que nous voulons lui communiquer. Ce qui sort de mes lèvres et ce qui pénètre l’âme d’autrui n’est jamais la même chose. Ce qui nous reste, c’est de ne tenir aucun compte de notre position dans le monde, de tout ce qui nous rend esclave, la famille, la communauté, l’état, les moeurs ou la religion. Cette tenace volonté de défendre le moi comme une forteresse contre les assauts du monde extérieur – « la plus grande chose du monde, c'est de savoir être à soi » – se traduit, avec la rage et la lucidité d’un condamné à mort conscient de sa situation, dans les réflexions de Montaigne sur notre finitude. L’art de bien vivre ne va pas sans bien mourir. « La plus volontaire mort, c'est la plus belle », disait-il. Attitude qui le fit parfois passer pour un stoïcien converti à la lâcheté d’une mort douce, à son aise et à sa mode... Spinoza et Freud, pour ne citer qu’eux, ne diront pas autre chose. On sait que Freud appréciait tout particulièrement cette publicité pour une entreprise de pompes funèbres : « À quoi bon vivre quand on peut être enterré pour cinquante dollars ? »
3. CIORAN ET LA PSYCHANALYSE
Cioran avouait volontiers que la psychanalyse, cette « pornographie quasi scientifique », lui donnait la nausée. Mais force lui était de constater qu’elle passionnait les jeunes, les oisifs, les faux médecins, les déséquilibrés de toute sorte – et que nous finissons tous par devenir des psychanalystes, malgré nous, tant est séduisant le mode d’explication que propose cette prétendue science, apparemment compliquée, mais au fond facile et totalement arbitraire. Il soutenait que les explications théologiques étaient autrement plus intéressantes, mais qu’elles n’étaient hélas plus de mise. Quand on aura liquidé la psychanalyse, un pas vers la liberté intellectuelle aura été accompli. « Délivrez-nous de la psychanalyse, nous nous délivrerons après des maux dont elle parle ! » Je pense l’avoir un peu réconcilié avec la psychanalyse en lui rapportant l’anecdote suivante. Une jeune femme ayant demandé à Freud s’il ne trouvait pas étrange que nous puissions passer des années à tenter d’aider un patient alors que des millions d’êtres humains peuvent être tués par une bombe en une seconde, la réponse de Freud la laissa interdite : « On ne saurait dire lequel de ces destins l'homme mérite le plus. » Cette forme de nihilisme viennois mettait Cioran en joie. Il crut bon d’ajouter que ce qui le désespérait le plus dans la bombe atomique, c’est qu’elle ne tuait pas assez de monde. Wittgenstein pensait de même. •