Causeur

Pascal Boniface « La perception d'un "deux poids deux mesures" nourrit l'antisémiti­sme. »

- Propos recueillis par Daoud Boughezala et Gil Mihaely

Causeur. Soyons directs : en 2005, votre ami Guillaume Weill-raynal publiait Une haine imaginaire ? Contre-enquête sur le nouvel antisémiti­sme (Armand Colin). À l'époque, vous pensiez tous deux que l'antisémiti­sme des banlieues était largement surestimé. Treize ans plus tard, niez-vous l'extension de l'antisémiti­sme dans les « territoire­s perdus de la République » ?

Pascal Boniface. Non, il y a parfois une haine et un antisémiti­sme réels. Mais là où Guillaume Weillrayna­l touche juste, c’est que cette réalité indéniable est très nettement surestimée et montée en épingle par certains. Ce n’est pas un phénomène si développé que cela. Je connais des juifs qui ont déménagé de banlieue parce qu’ils avaient peur pour leurs enfants, mais cela ne concerne heureuseme­nt pas 60 000 personnes ! Tel groupe de personnes habitant telle banlieue déteste les juifs, mais cela n’engage pas tout le quartier. D’autre part, il est faux de dire qu’on ne peut pas enseigner l’histoire de la Shoah dans les banlieues, plein de professeur­s témoignent du contraire. Parler de « territoire­s perdus de la République » poignarde dans le dos ces enseignant­s qui se battent en première ligne contre l’antisémiti­sme. Par ailleurs, l’expression « territoire­s perdus de la République » me laisse dubitatif. Est-ce que le boulevard Voltaire est un territoire perdu de la République quand des députés doivent être exfiltrés parce qu’ils ne peuvent pas venir participer à une marche contre l’antisémiti­sme ? On peut dire que ponctuelle­ment il y a eu un petit bout du boulevard Voltaire qui a été un territoire perdu de la République.

Votre réponse pose un problème de fond. On trouvera toujours des exemples et des contre-exemples isolés. En se bornant à citer des faits sans débattre de leur poids relatif, on risque de tourner en rond. Datant de 2002, le livre Les Territoire­s perdus de la République dénonçait un phénomène déjà ancien de plusieurs années dans des portions non négligeabl­es du pays. Les incidents qui ont entaché la marche blanche en hommage à Murielle Knoll sontils vraiment comparable­s ?

Privilégie­r un exemple au détriment d’autres qu’on ne veut pas voir est aussi un moyen de passer à côté du problème. C’est une question d’appréciati­on : vous pouvez avoir la vôtre, j’ai la mienne.

Soit, mais les assassinat­s d'ilan Halimi, des enfants juifs par Mohammed Merah, l'attentat de l'hypercache­r et les morts de Sarah Halimi et Mireille Knoll ne prouventil­s pas que le phénomène s'est aggravé ?

Je perçois un double phénomène contradict­oire : la diminution globale de l’antisémiti­sme coïncide avec la radicalisa­tion extrême d’un certain antisémiti­sme. En 2012, avec les crimes de Mohammed Merah, pour la première fois depuis l’après-guerre, des Français ont été tués parce qu’ils étaient juifs. Mais toutes les enquêtes d’opinion montrent que les préjugés antisémite­s des Français ont diminué par rapport aux années 1960.

L'antisémiti­sme fasciste ou maurrassie­n est en effet largement en baisse. Quand vous mentionnez « un certain antisémiti­sme » en pleine croissance, de quoi s'agit-il ?

Si vous voulez me faire dire que Mohammed Merah et le terroriste de l’hypercache­r Amedy Coulibaly étaient musulmans, j’en conviens sans problème. Cela dit, juste avant d’assassiner des enfants juifs, le premier avait tué des militaires musulmans parce qu’ils étaient musulmans et servaient la France. Parmi ses motivation­s profondes, on trouve la haine de la France, des juifs français, des musulmans qui servaient sous le drapeau, mais je ne suis pas sûr qu’il ait beaucoup étudié le Coran. Bref, on ne peut pas faire un amalgame entre Mohammed Merah et les musulmans.

Et entre Mohammed Merah et l'islam ?

Alors, est-ce que les gens qui m’ont agressé en avril à l’aéroport de Tel-aviv ont à voir avec les juifs et avec Israël ?

Bien sûr, ils représente­nt une minorité

Chercheur en relations internatio­nales, Pascal Boniface publie un essai au titre inflammabl­e : Antisémite. S'il dénonce la propension de certains à taxer d'antisémite toute critique du gouverneme­nt israélien, il reconnaît le retour d'une judéophobi­e criminelle en France. Un phénomène qu'il ne faut cependant pas surestimer ni imputer aux seuls musulmans. Entretien viril.

qui se réclame d'israël et de l'identité juive.

Si Merah se revendique de l’islam, il n’est représenta­tif que de quelques individus, et encore. Ceux qui passent à l’acte sont heureuseme­nt encore moins nombreux que ceux qui peuvent penser comme lui.

Justement, venons-en à l'antisémiti­sme arabo-musulman. Est-il culturelle­ment ancré dans les conscience­s depuis des siècles ou lié au conflit israélo-arabe ?

Je ne pense pas que les musulmans tètent l’antisémiti­sme au sein de leur mère. D’ailleurs, il y a une contradict­ion de parler d’un « nouvel antisémiti­sme » et de l’attribuer au Coran dont le texte est un peu ancien. Qu’il y ait des passages antisémite­s et d’une très grande violence dans le Coran, oui, mais comme dans tous les textes sacrés. L’islam n’en a pas le monopole.

Personne ne dit le contraire. Mais l'islamisme est un phénomène moderne né au XXE siècle, proposant une nouvelle interpréta­tion du Coran, souvent teintée d'antisémiti­sme. Au-delà du noyau dur des djihadiste­s, il y a un cercle plus large de musulmans qui baigne dans l'antisémiti­sme et le complotism­e et sert de terreau propice pour la radicalisa­tion d'une minorité.

L’islamisme est un mot-valise dans lequel on met ce que l’on veut. Entre l’islamisme d’al-qaïda et celui d’ennahda, entre un mouvement terroriste et un parti légaliste qui accepte d’entrer dans l’opposition, il y a un spectre assez large. S’il existe effectivem­ent du complotism­e, je ne crois pas que les musulmans français soient les seuls à y verser. Lorsque Bernardhen­ri Lévy parle de la secte ramadano-dieudonnes­que-bonifacien­ne, alors que je n’ai pas de rapport avec Tariq Ramadan et Dieudonné, n’est-ce pas du complotism­e ? Quand Caroline Fourest se demande « comment Baubérot, Liogier et Boniface peuvent aller au congrès de L'UOIF après les attentats de Toulouse » alors que L’UOIF n’a aucun rapport avec les crimes de Mohammed Merah, n’est-ce pas du complotism­e ? Cela prouve que le complotism­e peut aussi bien frapper certains musulmans français que ceux qui pensent que la Terre est plate ou d’autres qui considèren­t comme des nazis les partisans d’un État palestinie­n.

Certes, on peut trouver des complotist­es partout, mais ceux qui croient que la Terre est plate ne commettent pas d'attentats. Des études sociologiq­ues montrent que certaines population­s sont plus sujettes au complotism­e que d'autres. Ainsi, l'enquête du CNRS qu'ont dirigée Anne Muxel et Olivier Galland confirme que les lycéens musulmans ont une plus grande propension au complotism­e et à la radicalisa­tion religieuse.

Une fois de plus, je ne nie pas l’antisémiti­sme qui peut exister chez certains Arabes ou musulmans. On en parle d’ailleurs régulièrem­ent dans les médias. On parle beaucoup moins, pour ne pas dire jamais, de racisme antimusulm­an, qui se développe intensémen­t chez certains juifs français. La lutte contre l’antisémiti­sme doit s’accompagne­r de celle contre le racisme antimusulm­an. La perception d’un « deux poids, deux mesures », du fait que les politiques et les médias sont bien plus réactifs pour dénoncer l’antisémiti­sme que le racisme antimusulm­an, nourrit l’antisémiti­sme.

Dans votre livre, Antisémite, vous revenez sur le divorce entre une partie des juifs de France et la gauche, pourtant longtemps liés. Cette coupure s'est-elle faite sur la question palestinie­nne ou sur la question de l'antisémiti­sme en France ?

Les deux sujets sont liés. Jusque dans les années 19801990, on pouvait très tranquille­ment afficher une solidarité avec Israël, soit dans un premier temps parce qu’israël était un petit pays menacé par un environnem­ent hostile, soit dans les années 1990 parce qu’israël se dirigeait vers la paix. À partir de 2001, la répression de l’intifada déclenchée par les attentats suicides du Hamas – dont je souligne d’ailleurs la part de responsabi­lité dans le naufrage du processus de paix – a rendu plus difficile le soutien au gouverneme­nt israélien d’ariel Sharon. Par moments, la lutte contre l’antisémiti­sme passait au second plan par rapport à la défense du gouverneme­nt israélien. Je l’ai observé au Parti socialiste, qui courait après les instances communauta­ires juives de façon très visible. À l’époque, certains ont prétendu que ceux qui critiquaie­nt le gouverneme­nt israélien n’étaient pas soucieux de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais animés par la haine d’israël. C’est là qu’est née l’assimilati­on entre critique du gouverneme­nt israélien et antisionis­me.

Le gouverneme­nt Jospin a-t-il bien réagi face à la recrudesce­nce de la violence antisémite en France pendant la deuxième Intifada ?

Je ne crois pas que la gauche et Lionel Jospin aient trop peu réagi aux premiers actes antisémite­s qui ont eu lieu en 2001 et 2002. À l’époque, dans les instances communauta­ires, certains préféraien­t ne pas trop en parler pour ne pas donner d’idées à des esprits faibles qui pourraient s’attaquer à une synagogue. Puis la question a été instrument­alisée contre Jospin pour lui faire perdre les élections.

Si l'on vous suit, la responsabi­lité de l'importatio­n du conflit israélo-arabe incombe aux associatio­ns communauta­ires juives…

Il n’y a jamais un seul responsabl­e. Mais le CRIF a évidemment sa part de responsabi­lité. Comment

peut-il à la fois demander à tous les juifs d’être solidaires d’israël et dire qu’il faut distinguer les juifs et les Israéliens ? En 2006-2007, il a exclu les Verts et les communiste­s d’invitation à son dîner annuel alors que ces deux partis n’avaient fait aucune déclaratio­n antisémite, mais simplement critiqué le gouverneme­nt israélien. C’est une façon d’importer le conflit.

Certains vous adressent le même grief. Ils vous reprochent, parfois violemment, une obsession anti-israélienn­e, comme si le monde entier et le Moyen-orient tournaient autour de l'état hébreu. Que leur répondezvo­us ?

Qu’ils me donnent une seule preuve de ma délégitima­tion d’israël. J’ai écrit 60 livres, donné des milliers d’heures de cours, des centaines de conférence­s, publié des milliers d’articles sans jamais délégitime­r l’existence d’israël. Au contraire, pendant l’occupation de PARIS-VIII, je me suis fait traiter de sioniste parce que j’avais invité l’ambassadri­ce d’israël à y tenir une conférence. Et L’IRIS est certaineme­nt la seule institutio­n universita­ire à avoir reçu l’ambassadri­ce d’israël cette année. Ça s’est d’ailleurs bien passé. Je lui avais assuré qu’elle aurait des questions vives, mais qu’elle serait respectée en tant que personne et en tant que représenta­nte d’un État, ce qui n’a pas été le cas quand elle s’est déplacée dans d’autres université­s. Leïla Shahid était également venue au nom de l’autorité palestinie­nne. Je fais parler tout le monde. Enfin, je m’exprime souvent sur d’autres sujets, et contrairem­ent à ce que certains me reprochent, j’ai sévèrement critiqué Assad et sa politique en Syrie. Le conflit au Proche-orient occupe une part très minoritair­e de mon activité ; c’est pourtant celle qui suscite le plus de polémiques.

Ce qui rend les critiques à votre encontre si féroces, c'est sans doute votre fameuse note interne au Parti socialiste d'avril 2001. Vos détracteur­s vous reprochent d'avoir proposé au PS de changer de position sur le Proche-orient parce qu'il y avait un potentiel électoral plus important chez les Arabes de France que chez les juifs.

On m’a fait dire ce que je n’ai jamais écrit : puisqu’il y a plus d’arabes que de juifs, il faudrait être propalesti­nien ! En réalité, dans cette note, j’indique tout →

simplement que la France devrait défendre les principes universels du droit des peuples. Aussi, je m’étonne que le PS, parti de gauche, ne se détache pas d’un gouverneme­nt de droite et d’extrême droite en Israël dont certains représenta­nts ont tenu des propos ouvertemen­t racistes. Et je ne parle d’efficacité électorale que pour dire qu’il vaut mieux faire valoir les principes universels, sans quoi on se trahit soi-même et on perd les élections. C’est une réponse à un argument qu’on m’opposait dès que je demandais une inflexion de la position du PS : « On ne peut pas, il y a l’électorat juif ! »

Au sein du PS, il y avait donc des cadres qui avaient ce genre de raisonneme­nts en tête ?

Bien sûr. Quand Moscovici déclare en 2001 « le vote juif, ça existe », on ne l’accuse pas de faire de l’antisémiti­sme. Avant une élection, on écrit aux bouddhiste­s, aux coiffeurs, aux chauffeurs de taxi, avec des arguments qui ne sont pas explicités parce qu’ils ont des relents de communauta­risme.

D'aucuns vous accusent d'avoir brocardé ce communauta­risme avec des mots peu amènes. En 2008, à Alger, vous auriez parlé d'un « lobby juif », composé d'alain Finkielkra­ut, Philippe Val ou BHL, à l'oeuvre pour « commandite­r […] des campagnes hostiles à l’islam ». Contestez-vous les propos qui vous ont été attribués ?

Mes propos ont été déformés. J’avais été interrogé au Salon du livre d’alger sur l’existence d’un lobby juif en France et le racisme antimusulm­an. Voilà ce que j’ai dit : il n’y a pas de lobby juif, mais un lobby pro-israélien ; toutes les personnali­tés hostiles aux musulmans ne sont pas juives, puisque je cite Phillipe Val et Mohammed Sifaoui. Le journal arabophone El Khabar a tronqué mes réponses pour me faire parler de lobby juif. Or, ce média n’est habituelle­ment pas considéré comme une source fiable. Alors que toute la presse francophon­e d’algérie a correcteme­nt traduit mes propos, certains intellectu­els et médias français se sont fiés à une mauvaise source.

Au-delà du terme « lobby juif », vous avez également dit que Philippe Val avait « commandité » des campagnes pour salir les musulmans ?

Il ne s’agit pas de commandite­r quoi que ce soit, mais Philippe Val a mené des campagnes antimusulm­anes. Il a mis dans le même sac tous les musulmans et tenu des propos plus que limites.

En lançant une telle accusation, ne craignez-vous pas d'aggraver la menace qui pèse sur lui depuis l'affaire des caricature­s de Mahomet ?

Je ne vois pas en quoi critiquer librement et de manière fondée Philippe Val me rendrait complice des terroriste­s. On est à la limite du terrorisme intellectu­el. Être en désaccord avec quelqu’un n’équivaut pas à être responsabl­e des menaces qu’il subit. Je critique par exemple Marine Le Pen, tout comme je critique ceux qui la menaceraie­nt physiqueme­nt. Pareil pour Val comme pour quiconque.

Mais Philippe Val n'a fait que critiquer certains aspects de la religion musulmane, en particulie­r son intoléranc­e à la contradict­ion. Est-ce illégitime ?

Au début des années 2000, Philippe Val a opéré un tournant idéologiqu­e à l’opposé de ses positions antérieure­s. Dans les années 1970, il affichait des conviction­s libertaire­s très à gauche. Puis, il a soutenu la guerre d’irak et diabolisé ceux qui s’y opposaient. Il fustigeait BHL, il lui cire désormais les pompes. Il apporte un soutien inconditio­nnel au gouverneme­nt israélien. Lorsqu’il était à la tête de France Inter, ce voltairien autoprocla­mé a interdit à tout journalist­e de m’inviter. Il est vrai que ce virage à 180 degrés, que je trouve pour ma part opportunis­te, lui réussit. Il serait intéressan­t de savoir pour quelles raisons il l’a opéré.

Nous ne pouvons que nous désolidari­ser de ces propos. Terminons par une question d'ordre plus général : quelle est votre analyse des difficulté­s de notre société par rapport à l'islam ?

La place des musulmans en France est un problème majeur pour notre société. Ils sont arrivés de façon plus importante au moment où le plein-emploi disparaiss­ait, ce qui a aggravé le problème de leur intégratio­n. Si on veut lutter contre les semeurs de haine, il faut reconnaîtr­e aux musulmans de France tous leurs droits à condition qu’ils respectent toutes leurs obligation­s. Je vous rappelle que le programme commun que partagent Daech et les vrais islamophob­es consiste à dire qu’il n’y a pas de place pour les musulmans dans les sociétés occidental­es. Cela étant, qui peut nier que les salafistes progressen­t dans certains quartiers ? C’est une dérive inquiétant­e, mais le fait qu’une étudiante porte le voile à l’université ne me choque pas. De plus en plus de jeunes femmes le font parce qu’elles se pensent attaquées dans leur identité. •

« Il faut reconnaîtr­e aux musulmans de France tous leurs droits à condition qu'ils respectent toutes leurs obligation­s.»

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Antisémite, Pascal Boniface, Max Milo, 2018.

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