Causeur

Le festival Kanevsky

Du 1er au 17 juin, la galerie parisienne Guido Romero Pierini organise une rétrospect­ive du peintre américain d'origine soviétique Alex Kanevsky. L'occasion de découvrir ce grand peintre figuratif biberonné au réalisme socialiste avant de s'émanciper. Cou

- Pierre Lamalattie

Alex Kanevsky vit et travaille à Philadelph­ie, aux États-unis. Cependant, il est né en 1963 à Rostov-sur-le-don (Russie). C’est là qu’il commence à peindre dans un contexte marqué par le réalisme socialiste. Cet art contrôlé par l’état souffre évidemment de son asservisse­ment au régime. Toutefois, en dépit de tous ses défauts, le réalisme socialiste maintient dans les pays concernés un enseigneme­nt et une culture de la figuration. À la même période, à l’ouest, pratiqueme­nt tout est sacrifié à l’abstractio­n et au conceptual­isme. Il ne faut donc pas s’étonner que nombre des artistes du renouveau figuratif viennent, comme Alex Kanevsky, des ex-république­s socialiste­s. Après Rostov, Alex Kanevsky et sa famille s’installent à Vilnius, en Lituanie. Il rencontre là une communauté de peintres expression­nistes qui le sensibilis­e à la gestualité des coups de pinceau et au lyrisme des matières. Il faudrait ajouter l’influence du caravagism­e, découvert dans les musées européens, qui lui inspire des compositio­ns aux éclairages contrastés. Cette diversité d’influences donne à l’oeuvre de Kanevsky, un peu comme à celle du compositeu­r Alfred Schnittke, une apparence polystylis­tique. Ses peintures se présentent en effet souvent comme des mélanges de fragments très figuratifs et d’éléments parfaiteme­nt abstraits. Par exemple, dans Dinner on a Battlefiel­d, les portraits des soldats attablés sont aussi réalistes que ceux qu’aurait pu peindre un artiste naturalist­e du xixe siècle ou un auteur de BD. Juste à proximité de ces visages, des essors abstraits et des étendues de matières apportent à cette scène un lyrisme purement pictural. Figuration et abstractio­n agissent donc en synergie et contribuen­t à une même dramaturgi­e. Alex Kanevsky entretient aussi un lien important avec le cinéma. C’est une chose qui compte dans sa vie de peintre. Le septième art a ceci de particulie­r qu’il ne cesse de mettre en scène des hommes et des femmes pour raconter leurs vies ou des fragments de leurs vies. Le spectateur s’en imprègne, il y réfléchit. Dans l’univers de l’art moderne et contempora­in, on est souvent loin de ce genre de préoccupat­ions. On se méfie volontiers de ce qui est trop narratif, trop humain, trop popu-

laire. On cultive l’« autonomie » de l’art, c’est-à-dire, en pratique, son éloignemen­t. En effet, la plupart des artistes modernes ou contempora­ins n’ont pas le désir d’exprimer ou de commenter la vie de leurs semblables. Typiquemen­t, ils souhaitent plutôt inventer des formes s’ajoutant au réel. Kanevsky, quant à lui, est résolument tourné vers le monde. Avec les moyens d’expression spécifique­s à la peinture, il est assez semblable à un cinéaste ou un romancier. Nombre d’oeuvres de Kanevsky représente­nt un seul personnage, dans un format réduit. L’action, si tant est qu’on puisse parler d’action, le plonge dans un certain environnem­ent. Par exemple, dans une petite toile, on voit une grosse femme nue. Elle hésite probableme­nt à s’exhiber de jour et profite de la nuit pour se déshabille­r et prendre un bain dans une rivière. L’eau paraît noire, lisse et un peu inquiétant­e. La femme est confiante. Cependant, on la sent vulnérable. C’est tout, et c’est déjà beaucoup. On pourrait appeler cela une expérience élémentair­e et c’est le genre de petit événement que Kanevsky entend nous faire partager. Alex Kanevsky propose aussi des scènes de groupe en grand format. Ces pièces sont plus proches de ce que l’on nommait autrefois peinture d’histoire. Par exemple, dans Dinner with Dear Friend, l’artiste représente 13 convives attablés qui ne sont pas sans évoquer une Cène. Cependant, la désinvoltu­re de ces personnage­s postmodern­es contraste avec un mur rouge sang et un tigre naturalisé collé au plafond. On pressent qu’insoucianc­e et violence sont étrangemen­t intriquées. La différence avec la peinture d’histoire traditionn­elle est que Kanevsky n’essaye pas de faire entrer toute la durée d’un récit dans une seule image synthétiqu­e, forcément artificiel­le. Au contraire, son regard est proche de celui qu’on a lors d’un arrêt sur image. Il cherche la vérité d’un instant, rien de plus, rien de moins. Kanevsky nous invite en fin de compte à être attentifs à ce qui constitue le tissu de nos existences. •

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Alex Kanevsky, 2017. Dinner on the Battlefiel­d III,
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 ??  ?? À voir absolument : « L’état des limbes : Edwige Fouvry et Alex Kanevsky », commissari­at d’exposition : Guido Romero Pierini, Galerie Joseph, 7, rue Froissart, Paris 3e, jusqu’au 17 juin.
À voir absolument : « L’état des limbes : Edwige Fouvry et Alex Kanevsky », commissari­at d’exposition : Guido Romero Pierini, Galerie Joseph, 7, rue Froissart, Paris 3e, jusqu’au 17 juin.

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