Causeur

PHILIP ROTH, ROI DES JUIFS

Disparu le 22 mai dernier, Philip Roth fut, quoi qu'il en dît, un immense romancier juif. La preuve : il épingla ses coreligion­naires comme personne. Son oeuvre risque de tomber dans la désuétude au même titre que le yiddish, la différenci­ation sexuelle e

- Par Steven Sampson

Roth fut le plus important romancier juif du xxe siècle, donc sa mort marquera l’ouverture des hostilités concernant la significat­ion de son oeuvre, focalisées sur trois lignes de fracture : qu’est-ce qu’un juif ? qu’est-ce qu’un écrivain mâle ? et qu’est-ce que la littératur­e ?

Philip Roth n’était pas américain, nonobstant ses déclaratio­ns. C’est pour cela qu’on ressent un vide, un frisson dans l’atmosphère comparable à celui juste après l’assassinat de Rabin. Comme le général, il avait de quoi plaire aux faucons et aux colombes, chacun le revendiqua­nt pour son camp. Les juifs ont perdu leur roi.

Moi, je l’aimais. Pas pour ses romans du xxie siècle, malgré leurs qualités, ni pour sa tétralogie finale, bien qu’elle fût d’une austérité et d’une élégance extrêmes. Non, je l’ai aimé pour ses débuts, pour son premier

quart du siècle, quand il n’avait pas peur d’être obnoxious. Ce mot – que mon dictionnai­re traduit par « odieux », « infect », « détestable », « insupporta­ble », ou « abominable » – n’a pas vraiment d’équivalent en français. Quelqu’un qui se comporte de cette manière fait exprès d’agacer, d’énerver et d’offenser son interlocut­eur, afin de pointer l’hypocrisie et l’imposture de l’autre. Causeur est un journal obnoxious. L’establishm­ent juif des années 1960 avait raison de le détester : plus antisémite que lui, tu meurs ! Non seulement ses JAP (jewish american princess), ses rabbins obtus, ses soldats parasites et ses avocats matérialis­tes étaient abjects, mais qui plus est, ils étaient reconnaiss­ables ! Roth a épinglé ses coreligion­naires, et c’était insupporta­ble. Et puis, comme par miracle, on l’a adopté, il était même invité à parler à la synagogue. Comment l’expliquer ? C’est qu’avec l’évolution de la société américaine, il n’y avait plus de juifs – à part les ultra-orthodoxes –, donc ses portraits d’un univers cloisonné, marqué par des comporteme­nts distinctif­s, devenaient tout d’un coup charmants, même désuets.

Roth a changé. Lui-même désavouait ses livres précoces, leur préférant Le Théâtre de Sabbath et Pastorale américaine, plus consensuel­s. Certains prétendent que Sabbath est l’aboutissem­ent de Portnoy, mais la qualité d’un romancier tient d’abord à son langage : la syntaxe et la structure de Portnoy, ainsi que celles de Ma vie d' homme, sont complèteme­nt folles. Roth n’essayait pas encore d’être logique : il s’adressait à une élite. Il a de la chance de mourir maintenant, lorsqu’on se souvient encore du yiddish, de la différenci­ation sexuelle, et de la culture du Verbe. Dans cinquante ans, Portnoy sera exposé dans un musée, entouré par des panneaux d’explicatio­n et des avertissem­ents, histoire de protéger des lecteurs susceptibl­es, dont les trigger points (« seuils de déclenchem­ent de malaise ») pourraient être atteints. D’ici là, espérons qu’on pourra encore lire le récit du patient du Dr Spielvogel, s’imaginer sur son divan, habité par le désir de sonder les profondeur­s de son inconscien­t et d’assouvir sa rage furieuse de connaître enfin le mystère exotique des shikse1.• 1. En yiddish, le terme shikse désigne les femmes non juives, autant dire, pour un garçon élevé en bon juif, le comble de l’altérité (et de l’excitation) sexuelle.

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