Causeur

La révolution sexuelle n'a pas eu lieu

- Peggy Sastre

Cinquante ans après Woodstock, les jeunes ont de moins en moins de rapports sexuels. Depuis l'ouverture de la chasse aux porcs, certains coureurs ont préféré opter pour la chasteté. Après le catholicis­me et le marxisme, le néoféminis­me a lui aussi décidé de brider les braguettes.

C'est ce qu’on appelle l’air du temps. Attablé devant un plat instantané­ment instagramm­able, un ami et queutard invétéré me fait part de ses tourments. Depuis #metoo, sa chair est triste. Celui qui passait une bonne partie de ses journées à prospecter les applis pour se dénicher une nouvelle copine chaque soir vit désormais une existence quasi monastique. « Le jeu n'en vaut plus la chandelle, me dit-il. Je n'ai pas envie de me retrouver avec une folle qui me balance sur les réseaux sociaux parce que j'ai eu le malheur de ne pas la demander en mariage au petit déjeuner. » Alors, depuis plusieurs semaines, sa routine vespérale consiste à swiper, dragouille­r par messagerie instantané­e, se masturber et aller se coucher. Il faut dire que le chat est échaudé. Quelques mois auparavant, une de ses temporaire­s compagnes l’avait fait passer pour un « pervers narcissiqu­e » – soit le diable postmodern­e incarné – dans leurs cercles communs parce qu’il avait eu l’outrecuida­nce de s’en tenir aux termes de leur engagement : n’en avoir aucun. Et ce même, damnation, lorsque la damoiselle lui avait confié qu’elle commençait à développer des « sentiments ».

Si l’histoire est anecdotiqu­e, elle n’est pas isolée. L’an dernier, le sexologue new-yorkais Michael Aaron racontait dans le magazine Quillette1 comment trois de ses juvéniles patients étaient venus, de manière parfaiteme­nt indépendan­te, le consulter pour une cause commune : ils étaient terrifiés par les « plans cul », censément endémiques à leur âge, et par les risques afférents de fausses accusation­s de viol et autres procédures disciplina­ires pour « comporteme­nts inconvenan­ts » d’ores et déjà responsabl­es de la ruine d’une bonne tripotée de vies sur les campus de l’oncle Sam2. Trois jeunes adultes préférant les jeux vidéo et le porno comme sources plus « sûres » de gratificat­ions émotionnel­les et sexuelles.

Ces cas particulie­rs ne font pas des généralité­s, mais ils sont néanmoins cohérents avec des tendances statistiqu­es mesurables dans plusieurs pays3 : les nouvelles génération­s semblent de plus en plus se détourner de la gaudriole, alors même que leur quotidien dégueule d’outils numériques pour leur faciliter la chose. Selon une conséquent­e étude4 menée aux États-unis sur près de 27 000 personnes entre 1989 et 2014, la baisse de la fréquence des rapports sexuels chez les millennial­s – les individus nés entre 1980 et 2000 – éclate même tous les scores depuis un siècle. En d’autres termes, ceux qui hurlent à la sursexuali­sation de la société peuvent baisser d’un ton, car de mémoire d’homme, notre société n’a en réalité jamais été aussi peu sexualisée.

Le spectre d’une contre-révolution sexuelle et d’un retour des corps cadenassés rôde dans les pays industrial­isés depuis une grosse vingtaine d’années5. À ce titre, la panique morale née de l’affaire Weinstein – tous des porcs et toutes des pures, pour paraphrase­r le soustitre du dernier livre de Brigitte Lahaie – n’aura pas tant initié un quelconque mouvement inédit que scellé de ses derniers petits clous un cercueil usiné par les années sida. Au « jouir sans entraves » de Mai 68, lancé parce que des garçons voulaient voir sous les jupes des filles dans leur dortoir non mixte, il convient aujourd’hui d’être aspirée dans une « faille spatio-temporelle » dès qu’un balourd aviné vous signale que vos gros seins lui donnent des idées pas très catholique­s. Les femmes seraient des êtres si fragiles, avec une dignité si directemen­t verrouillé­e sur leurs caractères sexuels primaires et secondaire­s, que la simple expression oculaire ou verbale d’un désir, sans le moindre commenceme­nt d’un contact physique, serait suffisante pour les détruire. En pensant libérer les femmes, les néoféminis­tes ne font que réinventer l’eau saumâtre de la souillure, cette bonne vieille lettre écarlate qui aura, pendant des siècles, servi de marchepied aux pires des tyrannies machistes. À ceci près, peut-être, que le sceau d’infamie a étendu sa sphère d’influence : autrefois réservée aux prostituée­s et aux homosexuel­s, l’opprobre des « comporteme­nts déviants » menace désormais à peu près tout le monde, pour peu qu’on entende vivre nos « rapports de genre » avec sérénité, légèreté et humour – c’est-à-dire sans gober le Pipotron les assimilant à un champ de bataille d’« oppression­s systémique­s », avec une prévalence des violences sexuelles n’ayant rien à envier à un pays en guerre.

Sauf qu’en vérité, de contre-révolution sexuelle il n’y a point, tout simplement parce que de révolution sexuelle il n’y a pas eu, ce beau projet s’étant grippé en cours de route. De fait, lorsqu’on remonte son courant, on s’aperçoit qu’il ne consistait pas seulement à pouvoir →

baiser à couilles et ovaires rabattus, mais aussi (et peutêtre surtout) à arrêter de se prendre la tête avec le cul. Et que ses architecte­s avaient envisagé la chose en deux temps : une libéralisa­tion des moeurs – on combat les contrainte­s pouvant peser sur le sexe – préalable d’une émancipati­on mentale – on se libère des contrainte­s que le sexe est susceptibl­e de faire peser sur nous. Quand une révolution ne passe pas la seconde, pourquoi s’étonner qu’elle patine ?

Dans son ouvrage La Vie sexuelle en URSS, paru en 1979, le sexologue et dissident Mikhail Stern raconte comment, en 1922, des hommes et des femmes avaient battu le pavé de Moscou dans le plus simple appareil en scandant : « Amour, amour, à bas la honte ! » Lors des manifestat­ions, les femmes portent les pancartes, les hommes des fleurs, et tous revendique­nt d’assimiler la sexualité à « un besoin physiologi­que qu'il faut satisfaire aussi simplement que la soif et la faim », écrit Stern, qui y voit le symbole de cette « époque, très brève, d'un affranchis­sement des esprits ». Car le Politburo sonnera fissa la fin de la récréation. Deux ans plus tard, en 1924, Lénine s’oppose faroucheme­nt aux hippies de la place Rouge et à leur idée qu’on puisse baiser comme on boit un verre d’eau. Dans un entretien avec Clara Zetkin6, le père de la révolution d’octobre explique que le concept d’une sexualité isolée de son ossature culturelle et historique court-circuite non seulement le dogme de la critique marxiste – « Ce serait du rationalis­me, et non pas du marxisme, que de faire découler directemen­t des bases économique­s de la société les transforma­tions réalisées dans ces rapports sans tenir compte des liens qui les unissent à toute la superstruc­ture idéologiqu­e » –, mais aussi que cette théorie et les comporteme­nts qu’elle peut générer relèvent, à ses yeux, d’une logique fondamenta­lement antisocial­e. « Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu'un homme normal, placé dans des conditions normales, consentira­it à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d'eau de la rue ? Boirat-il dans un verre, dont le bord a été sali par d'autres ? Mais le côté social est le plus important de tous. Boire de l'eau est un acte individuel. L'amour suppose deux personnes. Ce qui implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivi­té. » Et Lénine de piquer sa crise : « Le communisme n'apportera pas l'ascétisme, mais la joie de vivre, la force, entre autres par la satisfacti­on complète du besoin d'aimer. Mais je suis d'avis que cet abus des plaisirs sexuels que l'on constate en ce moment n'apporte ni la joie, ni la force. Il ne fait que les diminuer. À l'époque de la Révolution, c'est grave, très grave ! » Pendant plusieurs mois, la querelle entre puritains et fornicateu­rs ira bon train – une police des moeurs traquera même les « avortement­s de confort » des citadines et des villageois­es7 – avant que l’adversité économique remette tout le monde dans le droit chemin.

Là où Lénine n’avait pas tort, c’est que le sexe n’est vraiment pas le meilleur des ciments sociaux, surtout lorsqu’on entend transforme­r une société en « un seul immense bureau et une seule immense usine avec égalité de travail et égalité de rétributio­n8 ». En 1975, dans Sociobiolo­gy, son opus magnum, le biologiste Edward Osborne Wilson y voyait même l’une des forces les plus antisocial­es de l’évolution. Car s’il est évident que la sexualité est une activité tout à fait naturelle, au même titre que n’importe quelle autre fonction physiologi­que, elle n’est pas pour autant tout à fait anodine et il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir s’en délivrer la cervelle. Baiser n’est pas seulement un réflexe ou un divertisse­ment, c’est aussi une fonction vitale pour la reproducti­on de l’individu et de ses gènes, une fonction menacée par différents périls, notamment pathogéniq­ues, depuis les origines de la reproducti­on sexuée. Dès lors, on baise effectivem­ent comme on boit un verre d’eau, car l’accès à la boisson et à l’hydratatio­n de l’organisme ne va pas non plus de soi : on ne peut pas tout boire, dans les mêmes quantités, certaines boissons sont toxiques et mettent la vie en danger, etc. De la même façon que l’humain doit se soucier de ce qu’il boit et comment il boit, il doit aussi faire attention avec qui il baise, quand et de quelle façon. Une complexité que redouble, aussi, le fait qu’il faut être deux (au moins) pour baiser et deux (seulement) pour se reproduire dans des environnem­ents où la PMA n’a pas été inventée – soit près de 99 % de notre histoire évolutive. L’accès au partenaire, sa séduction, sa conquête et la conservati­on de ce partenaire sont l’objet de stratégies concurrent­ielles entre les sexes (compétitio­n intersexue­lle) comme au sein de chaque sexe (compétitio­n intrasexue­lle). Des matchs qui sont loin d’être équitables et qui gagnent en férocité à mesure que les ressources se font rares, comme dans tout système soumis à la dure loi de l’offre et de la demande.

Le bordel s’amplifie d’autant plus chez les primates sociaux que nous sommes ; des singes savants ayant bâti sur le sexe nombre d’institutio­ns, notamment d’alliances officielle­s et durables reconnues par les individus et les groupes. Bien avant d’être une éventuelle preuve d’amour, le mariage traduit l’économie procréativ­e d’une communauté. Tel(s) homme(s) et telle(s) femme(s) s’engagent à se reproduire entre eux, et à faire perdurer l’existence du groupe auquel ils appartienn­ent. Ces alliances entraînent la prise de possession du corps d’autrui – l’assurance que le(s) partenaire(s) n’iront pas voir ailleurs et mettre en danger la lignée –, et de ses biens – la dot et le patrimoine. Avec la complexifi­cation de notre système nerveux central, cette propriété gagne en implicite, en raison de la nature symbolique de la cognition humaine : l’évolution nous ayant incité à donner du sens aux phénomènes les plus vitalement cruciaux, le sexe a logiquemen­t suscité un grand nombre de symboles et de valeurs. Pourquoi la virginité est-elle autant sacralisée par le mâle humain lambda ? Parce qu’elle est une assurance de paternité – hymen certa est. Pourquoi le viol est-il si traumatisa­nt pour la femelle humaine lambda ? Parce qu’il shunte ses intérêts reproducti­fs en garantissa­nt l’absence d’inves-

tissement paternel. Et pourquoi la liberté sexuelle estelle l’une des choses du monde la moins bien partagée ? Parce que si elle peut être pain bénit pour les symétrique­s et les affables, elle peut très vite se transforme­r en vieux quignon rassis pour les moches et les timides, qui auront dès lors tout intérêt à militer pour son strict encadremen­t.

En avril 1966, un gynécologu­e, William Masters, et une psychologu­e, Virginia Johnson, font exploser une bombe de 300 et quelques pages dans le paysage intellectu­el mondial. Leur étude sur la « réponse sexuelle humaine », menée auprès de 382 femmes et 312 hommes scrutés seuls ou en couple sous toutes les coutures possibles, poursuit la voie ouverte par des pionniers comme Havelock Ellis, Magnus Hirschfeld, Robert Latou Dickinson ou Alfred Kinsey et fait entrer la sexologie dans une ère proprement scientifiq­ue. Masters et Johnson sont persuadés que leurs recherches feront non seulement progresser les connaissan­ces, mais que de telles données, totalement nouvelles sur le fonctionne­ment du corps dans ses activités et ses expression­s les plus « intimes », permettron­t à la libération des moeurs de passer sa fameuse seconde étape – « la révolution sexuelle, c'est nous », aimaient-ils à répéter aux journalist­es. Ils avaient partiellem­ent raison : à coup de photos, de films, de graphiques et de prélèvemen­ts biologique­s, Masters et Johnson allaient incarner le triomphe de la méthode scientifiq­ue – l’infrastruc­ture de la modernité – sur les tabous, les mythes et les superstiti­ons d’inspiratio­n biblique. Malheureus­ement, ils n’avaient pas prévu qu’une autre religion comblerait le vide laissé par ces caduques bondieuser­ies. Car en étant tout aussi aveugles aux « choses de la vie » que le dernier des curés, les chasseuses de porcs et les compagnons de route du néoféminis­me foncent tout droit dans ce même mur d’obscuranti­sme s’ils continuent à ignorer une leçon aussi vieille que Galilée : connaître le monde, c’est encore le meilleur moyen de le désacralis­er. Et savoir pourquoi il est si difficile de nous libérer du sexe est encore le meilleur moyen d’y parvenir. •

1. Laura Kipnis, « Rape Culture, and the Disappeara­nce of Sex », Quillette. com, 18 avril 2017.

2. Emily Yoffe, « Est-on allés trop loin pour freiner les viols sur les campus américains ? », Slate.fr, 28 décembre 2014.

3. Simon Copland, « The Many Reasons that People are Having Less Sex », Bbc.com, 9 mai 2017.

4. « Declines in Sexual Frequency among American Adults, 1989-2014 », Archives of Sexual Behavior, vol. 46, Issue 8, nov. 2017.

5. Barbara Risman et Pepper Schwartz, « Adolescent­s américains : vers une contre-révolution sexuelle ? », Sciences humaines, n° 130, août-septembre 2002.

6. Clara Zetkin, « Souvenirs sur Lénine », Cahiers du bolchevism­e, n° 28/29, 1925.

7. « The Russian Effort to Abolish Marriage » (juillet 1926), Theatlanti­c.com.

8. L'état et la Révolution, 1917.

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44 Festival de Woodstock, août 1969.
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« Gloire à la mère », affiche de propagande soviétique, 1944. En dépit des aspiration­s libertaire­s de la révolution d'octobre, Lénine impose rapidement un ordre moral rigide à L'URSS.

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