Causeur

Libertins, jouir avec entraves

Les libertins organisent leurs orgies selon des rituels très codifiés. Malgré quelques brebis galeuses cachées dans le lot, les femmes qui signent des contrats de soumission n'ont pas attendu #balanceton­porc pour chasser les comporteme­nts abusifs et prése

- Paulina Dalmayer

Les libertins sont des athées en amour », écrit Claude Habib, romancière et essayiste à qui on doit notamment Le Consenteme­nt amoureux. Alfred de Musset voyait le phénomène d’un autre oeil et autrement plus enthousias­te : « Le coeur d'un libertin est fait comme une auberge, on y trouve à toute heure un grand feu bien nourri. » Restons lucides. S’il est vrai que le « grand feu » libertin brûle à toute heure, ce n’est pas dans le coeur que se situe son foyer. En attendant, le milieu a nécessaire­ment été ébranlé par les sacs et ressacs de la révolution sexuelle. Qui sont les libertins en 2018 ? Quel regard portent-ils sur eux-mêmes, sur leur héritage intellectu­el, leurs pratiques ? En quoi se distinguen­t-ils d’une masse toujours plus dense de jouisseurs ordinaires dont les profils engorgent les sites de rencontres ? La révolution #metoo a-t-elle changé leurs pratiques ou inspiré plus de prudence, voire de méfiance, lors de rencontres fortuites ?

F., un trentenair­e ensoleillé, rigolard, bien dans sa peau noire autant que dans son tee-shirt à fleurs, est notre unique interlocut­eur à évoquer la racine latine « libertinus », en référence aux esclaves affranchis de la Rome antique, quand il tente de définir sa façon de libertiner. « Rien n'est obligatoir­e, tout est possible, dit-il, avant d’ajouter : Il y a autant de chapelles que de →

définition­s possibles du libertinag­e. » À mesure que F. énumère les adeptes du porno glam, les fétichiste­s, les échangiste­s, les BDSM (pratiques qui font intervenir le bondage, les punitions, la domination, le sadisme, la soumission), jusqu’aux « conviviaux », tenants du sexe pluriel « à la bonne franquette », on avance en terrain miné, dans un milieu à la fois cloisonné et très hétéroclit­e. Un avis corroboré par M., 30 ans, beau gosse à la braguette facile d’après la réputation qui le précède. Face à un verre de Coca, il revendique l’héritage idéologiqu­e du libertinag­e : « Il y a un volet politique. Je me considère comme anarchiste. Le libertinag­e relève pour moi d'une forme de liberté sexuelle qui permet de découvrir l'autre sans mots. » En tant que maître dans des jeux masochiste­s, il ne transige pas sur la supériorit­é de sa pratique. « C'est très intellectu­el, rassure-t-il en parlant de contrats qui le lient à ses soumises. Le BDSM est le seul cercle qui reste dans le libertinag­e pur, le noyau dur. » B., 47 ans, s’en moque gentiment : « Un type imagine qu'il est libertin parce qu'il met des boutons de manchette et dit “chère madame”… » Marié, catholique, père de famille et vétéran de la première heure du libertinag­e d’avant l’avènement des sites spécialisé­s, il semble conscient de ses incohérenc­es, qui trouvent une place dans sa vie d’apparence bien rangée. « Je ne pense scandalise­r personne. Le libertinag­e n'est pour moi ni un besoin ni une contrainte. Au contraire, c'est un territoire où je ne supporte pas de contrainte­s », confie-t-il. Avant de préciser : « Je ne me bats pas contre les interdits. » Y en a-t-il encore ? La question paraîtrait légitime pour la majorité sobrement monogame de nos concitoyen­s, mais déstabilis­e nos interlocut­eurs. « Même quand les gens sont descendus d'une strate dans la norme, ils cherchent à s'accrocher à une règle », nous recadre B. Cela mérite éclairciss­ement. À quelle règle fait-on appel quand on observe sa propre femme dans les bras d’un inconnu pratiquer ce que Michel Onfray nomme avec pudeur « éros léger » ?

Quiconque ouvre un compte sur Wyylde.com, le plus ancien et le plus réputé des sites dédiés au libertinag­e, découvre rapidement la différence avec les sites classiques. Différence esthétique tout d’abord, visible au kaléidosco­pe d’images publiées par les utilisateu­rs, dont certaines, comme les vidéos tournées lors de « gang bang » – entendez une forme de rapports plus ou moins violents entre une seule femme et plusieurs hommes – ont de quoi laisser pantois. Un cliché attire l’attention. En noir et blanc, la tête d’une femme aux longs cheveux sombres et le visage dissimulé sous un

masque de cheval en cuir. Troublante, inquiétant­e, en même temps que sobre à sa façon paradoxale, la photo montre I., parée pour un jeu sexuel connu sous la dénominati­on de « poney ». Il s’agit probableme­nt de la pratique la plus rare dans le monde libertin et qui consiste à traiter la femme en monture animale, à la dresser comme telle, voire à la faire tracter des attelages. Quarante-huit ans et libertine depuis huit, I. accepte de nous rencontrer. Ethnologue de formation, soignée, habillée avec une certaine recherche, elle vit en couple depuis peu et s’insurge d’emblée contre le préjugé concernant la violence du milieu. « C'est très rare que les hommes soient violents ou irrespectu­eux. En règle générale, il y a quelqu'un qui surveille, un copain, une connaissan­ce, au cas où les choses déraperaie­nt », ditelle en soulignant n’avoir jamais eu affaire à la brutalité ou au dépassemen­t du consenteme­nt. Mais, bien sûr, il arrive qu’il y ait des incidents.

Victime de son succès, Wyylde.com attire de plus en plus d’hommes célibatair­es qui tablent sur la supposée accessibil­ité des femmes libertines. Le ratio serait d’une femme pour dix hommes. Imaginez la températur­e des échanges ! « Les jeunes qui viennent d'en dehors du monde libertin ont tendance à penser que c'est un dû, qu'ils ont un catalogue de prostituée­s devant le nez. La génération des quinquagén­aires se comporte très différemme­nt », explique I. Toutefois, elle ne compte pas sur la nouvelle révolution féministe, qui n’est pour elle qu’une mode, pour changer la donne. De son côté, B., un brin impression­né par l’efficacité des tribunaux sur les réseaux sociaux, insiste sur le consenteme­nt et la galanterie : « Beaucoup d'hommes oublient la femme dans le processus ! » D’autres, profitant de l’ambiance torride des ébats, transgress­ent la règle principale qui impose l’usage du préservati­f. En général, ils sont dénoncés sur le site grâce au système qui permet à chacun de noter son partenaire. « Ne pas mettre un préservati­f en profitant de l'inattentio­n de la femme s'apparente purement et simplement à du viol », tranche B. Glisser discrèteme­nt son numéro de téléphone à la femme venue en couple à une soirée échangiste est presque aussi grave. C’est l’hôpital qui se moque de la charité, dirait-on. Et pourtant. « On respecte le couple ! » tonne B., qui pratique l’échangisme avec sa femme et souligne le plaisir partagé à deux. Pour sa part, I. pointe l’adultère (sic !) : « Que mon homme prenne son pied avec une autre femme devant moi, je le concède bien volontiers. Mais derrière mon dos ? Je ne l'accepterai­s jamais ! » Le blog « 400 culs », animé par Agnès Giard, a interviewé Sagace, coauteur de la BD Une vie d'échangiste, dont on tire ce propos éclairant : « Les clubs sont un peu devenus mon “révélateur test” de personnali­té masculine, je trouve ça non seulement marrant, mais rapide et très efficace comme méthode. » Ainsi un homme qui abandonne sa partenaire au bar pour s’occuper d’une autre passe définitive­ment dans la catégorie des goujats. Ni victimes d’une culture de marchandis­ation des corps, ni sex addict abonnés aux rencontres déshumanis­ées, les libertins veillent depuis toujours au respect de leurs principes régulateur­s internes. Ils n’ont pas attendu #balanceton­porc pour chasser les comporteme­nts abusifs et préserver le statut privilégié des femmes. F. estime qu’elles sont « mises à l'honneur et, contrairem­ent à ce qui se passe sur les sites classiques de rencontres, considérée­s avec attention et non pas comme des objets. » M. évoque le pouvoir des femmes qui signent les contrats de soumission : « Ce sont elles qui acceptent de se soumettre, pas moi qui le leur impose. Et elles sont très consciente­s de leurs envies, équilibrée­s psychologi­quement, matures, sachant dire non. »

Ce petit monde comporte son pourcentag­e de détraqués comme n’importe quel autre. B. dénonce des narcissiqu­es, des manipulate­urs, des prédateurs, des hommes qui poussent des femmes à divorcer et disparaiss­ent du jour au lendemain, ceux qui ont besoin de ressentir un attachemen­t émotionnel, mais n’offrent rien en retour : « Dans le milieu libertin, il arrive que les gens confondent l'intensité sexuelle et les sentiments. » Preuve, s’il en fallait, que la proportion de coeurs brisés ou conquis ne varie pas substantie­llement avec les pratiques sexuelles. Autrement dit, aussi affranchis de la morale convention­nelle qu’ils se disent, les libertins ne sont pas dénués d’émotions, de sensibilit­é, voire de sentimenta­lité.

Cependant, ce n’est pas cette propension à partager les affects du commun des mortels qui menace l’écosystème libertin, comme l’explique M., qui travaille dans le cinéma et observe avec un intérêt particulie­r le déroulemen­t de l’affaire Weinstein : « Le mouvement #metoo impose partout dans le monde le puritanism­e américain. On bride un tas de libertés dans des sociétés déjà très uniformisé­es et qui vivent une sexualité appauvrie, façonnée par le porno. »

En réalité, moins honteux que par le passé, plus avouable et plus acceptable socialemen­t, le libertinag­e souffre peut-être de l’attraction qu’il exerce. D’après une étude de L’IFOP sur les formes de sexualité collective en Europe, réalisée pour Wyylde.com en 2014, le nombre d’adeptes ne cesse de croître : cette année-là, 5 % des Français se sont livrés à l’échange de partenaire­s contre 2,4 % en 1992, 8 % ont participé à des orgies contre 6 % il y a vingt ans. En outre, le profil des adeptes évolue vers un public de plus en plus jeune, dont l’apprentiss­age de la sexualité s’est fait en partie par le biais des films X publiés sur le web. Raison pour laquelle, en cette époque à la fois débridée et pudibonde, les libertins de longue date désertent les clubs et les sites au profit de réseaux fermés, ultra sélectifs, mais qui s’efforcent de cultiver une certaine éthique, aussi risible que cela puisse paraître aux yeux de nonpratiqu­ants. •

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Les Particules élémentair­es, film allemand d'oskar Roehler (2006), librement adapté du roman de Michel Houellebec­q.
 ??  ?? Publicité pour le site internet libertin Wyylde.com dans le métro parisien, février 2018.
Publicité pour le site internet libertin Wyylde.com dans le métro parisien, février 2018.

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