Causeur

Léon Frédéric, peindre la poésie de la misère

- Pierre Lamalattie

Honoré par le musée d'ornans (Doubs), l'artiste belge Léon Frédéric (18561940) a peint la vie quotidienn­e des petites gens. Son oeuvre figurative jusqu'au délire dégage une poésie sourde où la résignatio­n se mêle au sentiment de la beauté du monde.

Qui connaît Léon Frédéric de nos jours ? Pas grand monde, il faut bien en convenir. Pourtant, à la fin du xixe siècle, et au début du xxe, cet artiste est considéré comme le plus éminent des peintres belges. Membre du Groupe des XX, proche d’ensor et de Rops, il est à la pointe de son époque et invité par toutes les sécessions d’europe. Au soir de sa vie, alors que monte la modernité, son étoile commence à pâlir. À sa mort, en 1940, ça se gâte encore un peu, dès lors qu’on assimile à contresens ses scènes paysannes aux nostalgies fascisante­s dans l’air du temps. Ensuite, il est quasiment oublié. Pourtant, Léon Frédéric est un artiste majeur qui a produit une oeuvre immense et singulière. La rétrospect­ive organisée par le musée d’ornans jusqu’au 15 octobre constitue donc une chance et un plaisir à ne pas rater.

Léon Frédéric naît en 1856 à Bruxelles, dans une famille d’orfèvres et de joailliers. Son père est sensibilis­é aux arts, surtout appliqués. Il encourage la vocation du jeune Léon pour la peinture. Ce dernier est ce qu’on appellerai­t aujourd’hui, un « Tanguy ». Il vit au domicile familial jusqu’à l’âge de 40 ans. Pendant de nombreuses années, il vend rarement, mais ce n’est pas un problème. Aucun souci non plus quand il rate en 1876 et en 1878 le Prix de Rome belge. Ce sont encore ses parents qui financent son voyage en Italie.

Avec Ghirlandai­o et Bastien-lepage, il trouve sa voie

Dans la Péninsule, il s’attarde surtout à Rome et à Florence. Il est peu marqué par l’univers de la peinture vénitienne et ses glacis. En revanche. En revanche, il est fasciné par certains artistes de la première Renaissanc­e et, notamment, par Domenico Ghirlandai­o (14481494). Cet artiste florentin a tapissé les églises et les palais de sa ville de très nombreuses peintures murales qui semblent de grandes BD. Ses compositio­ns, aux sujets souvent imposés, sont pour lui le prétexte d’évoquer la société de son temps. Ghirlandai­o, qui manifeste une véritable frénésie à représente­r ses contempora­ins, leurs costumes et leurs activités diverses, influence durablemen­t Léon Frédéric. En 1881, Léon Frédéric connaît un autre choc au salon de Bruxelles, où il voit des oeuvres du très brillant naturalist­e français Jules Bastien-lepage (1848-1884). Il saisit tout l’intérêt qu’il y a à comprendre et à peindre la vie des gens de son temps, autrement dit à être un naturalist­e à sa façon. Ce choix n’est pas évident alors que de nombreux artistes, adeptes de la peinture d’histoire, se consacrent à des événements anciens, mythiques ou édifiants. Quant aux impression­nistes, ils ont surtout surfé à la superficie heureuse de leur temps, n’en retenant guère que des scènes de pique-nique, des vues de nymphéas et des parties de canotage. Le souci de la vie réelle de ses contempora­ins, si courant en littératur­e, est donc presque inédit en peinture.

En banlieue, il rencontre des pauvres

C’est à cette époque que Léon Frédéric déménage avec ses parents en banlieue pour fuir les nuisances résultant du réaménagem­ent urbanistiq­ue du centre-ville. Dans ce nouvel environnem­ent de la périphérie, pauvres et vagabonds sont légion. Léon Frédéric s’intéresse à eux et sympathise avec certains. Il devient proche de l’un d’entre eux. Ce dernier lui sert de modèle, bientôt suivi de ses deux femmes et de ses sept enfants. Ils sont marchands de craie, matériau qui a de nombreux usages à l’époque. Cette relation lui inspire le triptyque →

Les Marchands de craie présenté au salon de Bruxelles en 1883. C’est un triomphe. Le triptyque fait le tour de l’europe. L’exécution est somptueuse. Plus dessinée que peinte, elle est qualifiée un peu vite de « classicisa­nte ». Cependant, elle fait surtout écho à la manière précise et colorée du Quattrocen­to. En parcourant des yeux les détails de cette oeuvre, on sent toute la jubilation de l’artiste à saisir la singularit­é des moindres formes. On éprouve du plaisir à suivre la nervosité des coups de pinceau, à détailler les matières subtilemen­t empâtées.

Mais c’est surtout le sujet qui fait sensation. La journée d’un couple de marchands de craie et de leurs six enfants est décomposée comme dans une BD, en trois tableaux se lisant de gauche à droite : matin, midi et soir. La route sur laquelle évoluent les protagonis­tes fait figure de ligne du temps. Léon Frédéric nous montre sans concession­s la vie de ces ambulants, mais il ne tombe pas dans le misérabili­sme. Au contraire, il se dégage de l’oeuvre une sorte de poésie sourde où la résignatio­n se mêle à un certain sentiment de la beauté du monde. On est frappé par ces conditions de vie difficiles. Mais en même temps, on peut admirer la capacité de ces gens, et des humains en général, à tirer parti de toutes les situations et de tous les environnem­ents.

L’affinité de Léon Frédéric avec le catholicis­me social s’affirme. Il est proche des socialiste­s. Jusqu’à la fin de sa vie, Léon Frédéric peindra avec ardeur les pauvres de son temps. Toutefois, à la différence de Constantin Meunier qui se passionne pour les mineurs du Borinage, il consacre peu d’oeuvres aux ouvriers, exception faite du magnifique triptyque Les Âges de l'ouvrier. Il est surtout porté vers les vagabonds et la paysanneri­e.

La peinture se loge parfois dans les détails

Léon Frédéric impression­ne aussi par sa capacité de travail qui se manifeste à travers l’importance de sa production, mais aussi par l’abondance de détails, qui donne le vertige. Certaines de ses compositio­ns, plus symboliste­s, s’écartent du naturalism­e. Elles font place à des fantasmes, voire à des délires. L’artiste se livre parfois à d’étonnantes accumulati­ons. C’est le cas, en particulie­r, du triptyque Le Ruisseau qui présente d’invraisemb­lables amoncellem­ents de bébés et de jeunes enfants nus. Le peintre se rend régulièrem­ent dans un village de l’ardenne profonde, Nafraiture, où il finit par se retirer. Dans cette thébaïde, il se passionne pour un univers rural ayant presque échappé au temps et à l’industrial­isation. Il perçoit dans la paysanneri­e une sorte de simplicité biblique qui lui inspire des peintures explicitem­ent chrétienne­s, comme Le Repas de funéraille­s. Ses compositio­ns deviennent plus strictes et sans doute plus fortes. Quand il meurt, en 1940, on pourrait dire que disparaît un grand peintre du xixe égaré en plein xxe siècle.

On aurait pourtant tort de croire que Léon Frédéric est dépourvu de postérité. Certes, la modernité et l’historiogr­aphie artistique ordinaire ne retiennent rien qui lui ressemble au xxe siècle, mis à part, peut-être, quelques oeuvres surréalist­es. Léon Frédéric, pour certains, incarne un passé révolu, voire un enfer de mauvais goût. Cependant, en marge de l’art muséal, le xxe siècle comporte aussi des artistes s’adressant à un public populaire. Ces créateurs adorent, comme le maître belge, représente­r de façon piquante leurs congénères et poussent parfois la figuration jusqu’à des délires jouissifs. On peut penser à des illustrate­urs comme Norman Rockwell ou Frank Frazetta. Même dans le domaine de la photo, Spencer Tunick, qui prend des clichés de centaines de volontaire­s nus, n’est pas sans rappeler le triptyque Le Ruisseau. C’est encore davantage le cas, évidemment, pour de très nombreux auteurs de bandes dessinées. La veine à laquelle appartient Léon Frédéric n’est donc pas abandonnée, même si, à notre époque, elle relève plus des goûts populaires que des validation­s culturelle­s.

L’exposition présentée à Ornans n’est donc pas seulement un rare plaisir à savourer. C’est aussi un événement qui bouscule les fausses certitudes en matière d’histoire de l’art. Il faut saluer le travail courageux du commissair­e d’exposition, Benjamin Foudral, jeune et brillant historien de l’art. •

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À voir absolument : « Léon Frédéric, un autre réalisme », musée Gustavecou­rbet à Ornans (Doubs), du 6 juillet au 15 octobre.
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Gamine au chou, Léon Fréderic, 1898.

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