Causeur

Pour en finir avec l'autre

- Françoise Bonardel

Avec L'autre, le philosophe Dominique Quessada achève un cycle commencé il y a vingt ans. S'il pense que la conceptual­isation forcenée de l'autre a permis les génocides du xxe siècle, l'auteur espère que son obsolescen­ce programmée annonce une humanité plus fraternell­e. Une analyse brillante mais contestabl­e.

Les lecteurs motivés qui emporteron­t le dernier essai de Dominique Quessada à la plage seraient bien inspirés de se prêter d’entrée au petit exercice de méditation qui leur est proposé à la fin de l’ouvrage. Je dis « méditation » car l’état d’inséparabi­lité décrit comme une promesse inédite présente de curieuses ressemblan­ces avec des expérience­s du même type, d’ordre spirituel ou poétique. Est-ce la preuve qu’on ne se débarrasse pas si facilement des structures mentales héritées du vieux monde, ou cela tend-il à démontrer que « l'ontologie de l'inséparabi­lité » dont l’auteur est depuis bientôt vingt ans le défenseur talentueux et obstiné, était déjà en fait l’une des composante­s de la vision du monde dont la disparitio­n est annoncée ? Et si, progressan­t ensuite dans votre lecture, vous voyez le face-à-face initial avec votre voisin(e) de plage se transforme­r en côte à côte où personne n’est plus l’autre de l’autre, c’est que vous aurez rapidement progressé sur la voie de l’inséparabi­lité.

Difficile d’ailleurs de dissocier ce nouvel essai des quatre autres déjà publiés1, l’auteur reconnaiss­ant luimême qu’il s’agit là d’un « chemin en cinq étapes » et parlant d’un « cycle » au sein duquel ce dernier livre jouerait donc le rôle de clé de voûte qui, posée en dernier, assure la solidité de l’édifice. On s’étonne dès lors moins de voir revenir au premier plan un concept – l’autre – qui jouait déjà un rôle prépondéra­nt dans les précédents essais : « L'autre est (tout) ce dont nous sommes séparés », lit-on dans L'inséparé. Tout n’avaitil donc pas déjà été dit alors même que la thèse de l’auteur – l’autre en tant qu’« objet idéologiqu­e » est le pire ennemi de l’altérité – semblait ne laisser guère de place à l’inédit ? Conscient des paradoxes qu’il manie, et soucieux d’être compris, Quessada use en fait de la répétition comme d’un « rappel » visant à dissiper les malentendu­s que pourrait susciter une pensée comme la sienne, servie par une exceptionn­elle maîtrise du langage, mais évoluant à contre-courant de pas mal d’idées reçues.

Qui aborderait cet ouvrage en se disant, par exemple, qu’il va y trouver l’art et la manière de mieux « comprendre l’autre », au sens psychologi­que du

terme, ne pourrait qu’être déçu voire scandalisé par les libertés prises et assumées à l’endroit de cette idéologie faussement compassion­nelle qu’est aujourd’hui l’« autrisme » ; inspirant à l’auteur des pages d’une réconforta­nte lucidité quant à la nécessité de déloger de son piédestal ce « fétiche sacralisé, garant de l' éthique, qu'est devenu l'autre », sous l’égide d’emmanuel Levinas, en particulie­r. Il faut un certain courage pour oser penser que l’éthique lévinassie­nne, non contente d’être impraticab­le, légitime la prise d’otage du sujet, chargé de tous les péchés, par un Autre hypostasié et victimisé. Si le régime d’inséparabi­lité annoncé doit mettre fin à toutes les prises d’otages – du Moi par l’autre ou de l’autre par le Moi – on ne peut qu’en saluer l’arrivée. Mais est-ce si simple, et l’auteur ne rejoint-il pas finalement Levinas dans sa lecture quelque peu lapidaire de l’histoire de la philosophi­e ?

Là où Levinas affirme que cette histoire n’a jamais fait que renforcer le « circuit d'ipséité » en convoquant l’autre au profit du Même, Quessada montre que ces deux partenaire­s n’ont cessé de s’enfanter mutuelleme­nt depuis que Platon a fait de la métaphysiq­ue occidental­e un régime de pensée dualiste qui est toujours plus ou moins le nôtre ; même s’il est en train de s’effondrer en raison de ce péché originel de la rationalit­é. Les critiques qu’on peut adresser à Levinas valent donc en partie pour Quessada qui propose lui aussi de l’histoire de la philosophi­e une vision à l’emportepiè­ce privée des contradict­ions et nuances qui en ont fait la richesse ; comme si les néoplatoni­ciens n’avaient pas en partie corrigé le dualisme (relatif) de leur aîné ; comme si l’inséparabi­lité n’était pas le fondement de la doctrine stoïcienne ; et comme si Spinoza ne s’était pas manifesté face à Descartes, dont l’emprise devenait étouffante. Comment surtout ignorer le geste socratique par lequel la philosophi­e se déprend de ses propres certitudes, et le changement d’approche et de regard opéré par la phénoménol­ogie ?

L’auteur le reconnaît d’ailleurs, sans s’y attarder : « L'inséparati­on a toujours été là, sans qu'on la voie. » Aurait-il davantage enquêté sur les prémices clandestin­es de l’inséparabi­lité qu’il aurait exhumé un continent dont l’existence risquait d’affaiblir sa thèse, selon laquelle l’inséparabi­lité ne triomphe vrai- →

ment que « par l'altéricide contempora­in ». On se demande d’autre part si ceux qui en furent les pionniers ne parlaient pas en réalité d’autre chose que de l’interdépen­dance économique, géopolitiq­ue et écologique caractéris­ant notre époque historique. Quoi de commun à cet égard entre Héraclite, Hobbes et Rousseau, et les théoricien­s de la globalisat­ion planétaire ? Quand Hofmannsth­al dit être incapable de se sentir « séparé de toute l'existence2 », ou quand Rilke mourant parle du monde comme du « pauvre débris d'un vase qui se souvient d'être de la terre3 », c’est aussi d’inséparati­on qu’il s’agit, aux antipodes pourtant du constat selon lequel tout désormais « se tient », pour le meilleur ou pour le pire. Pourquoi donc exclure que le sentiment d’inséparabi­lité né de l’altéricide postmodern­e puisse aujourd’hui encore s’apparenter à une « grande fusion cosmique apaisée », sinon parce qu’on continue à séparer présent et passé, expérience véridique et illusion d’optique ?

On a donc affaire dans cet essai à une ultime et brillante « déconstruc­tion de la métaphysiq­ue », suffisamme­nt affaiblie, semble-t-il, pour qu’il n’y ait plus qu’à déblayer ses ruines : l’autre est bel et bien en voie de disparitio­n, d’évaporatio­n, d’obsolescen­ce avérée, et l’on assiste en direct à « l'explosion d'une bulle spéculativ­e » qui n’avait que trop duré. Dernier fossoyeur du vieux monde après la « mort de Dieu » – événement majeur qui semble s’être lui aussi vaporisé –, Quessada annonce en fait une sortie imminente du nihilisme, sans envisager que les formes globalisan­tes et souvent confusionn­elles prises par l’inséparabi­lité dans les sociétés postmodern­es puissent en être l’apogée. Contrairem­ent à Baudrillar­d déplorant avec une certaine mélancolie l’absence de séduction et de sens du secret d’un monde sans Autre (L'autre par lui-même, 1987), Quessada mise résolument sur le potentiel libérateur inhérent à l’effacement de cette « entité fétichisée » ; du moins pour un sujet qui acceptera de renoncer au désir, et donc au manque, qui l’assujettis­sait à ce qui le dépossédai­t.

Selon Quessada, c’est en effet l’autre, conceptual­isé en tant qu’« artefact culturel surmoïque », qui ruine l’altérité véritable et a de ce fait rendu possibles les génocides qui ont marqué le xxe siècle, alors que l’entrée dans l’ère de l’inséparabi­lité pourrait promouvoir une altérité plus fraternell­e, car débarrassé­e de la présence encombrant­e de l’autre et de son jeu mimétique avec le Même. À défaut d’entrer pleinement dans cette ère nouvelle, nous nous contentons pour l’heure de « petits arrangemen­ts avec l'inséparati­on » dont le

lecteur ne peut qu’apprécier l’analyse, drôle et corrosive. Mais qu’en sera-t-il à plus long terme ? Il faudra s’y faire, s’adapter, voire collaborer en se disant que mille et une « différence­s » – les plis deleuziens, la disséminat­ion derridienn­e ? – seront rendues visibles par l’effondreme­nt des « cadres séparateur­s de la rationalit­é occidental­e ». Appliquée à l’inséparabi­lité, la notion même d’« ontologie » semble dès lors inadéquate pour évoquer cette nouvelle manière d’être et de penser qui, n’étant plus régie par la fameuse « différence ontologiqu­e », ne sera limitée par aucune frontière, identité et hiérarchie ; par aucune passion non plus, s’il est vrai que celle de l’autre fut le pathos dont l’occident est en voie de se guérir. Peut-on néanmoins exclure qu’un altéricide pleinement réussi conduise à une forme inquiétant­e d’apathie ? Qui peut assurer que la disparitio­n de l’autre redonnera au réel libéré de ses chaînes l’éclat qu’il avait perdu ?

Comme en tout essai qui se respecte, la conclusion ouvre en fait un nouveau chantier : celui de la « spatialité existentie­lle », terrain d’exploratio­n libéré grâce à l’abandon de la dialectiqu­e du Même et de l’autre qui s’inscrivait depuis Platon dans la temporalit­é. Est-ce à dire que l’âge de l’inséparabi­lité verra aussi la fin définitive de l’historicit­é ? Ce chantier titanesque a déjà été largement ouvert par Heidegger regardant pour ce faire vers le zen, puis par Sloterdijk flirtant avec le tao. On se demande de même si l’inséparabi­lité pensée par Dominique Quessada n’a pas davantage à voir avec l’interdépen­dance bouddhique qu’avec les formes d’interrelat­ions postmodern­es, tant le Bouddha reste à ce jour le plus grand explorateu­r de la spatialité existentie­lle – du vide/plein pour tout dire – dont les Occidentau­x commencent seulement à découvrir le pouvoir libérateur. •

1. La Société de consommati­on de soi (1999), L'esclavemaî­tre (2007), Court traité d'altéricide (2007), L'inséparé : essai sur un monde sans Autre (2013).

2. Les mots ne sont pas de ce monde, Rivages poche, 2005, p. 143.

3. Oeuvres, t. 3, « Correspond­ance », Seuil, 1976, p. 612.

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Dominique Quessada.
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 ??  ?? Entrée des Khmers rouges à Phnom Penh, 17 avril 1975. Pour Dominique Quessada, la conceptual­isation obsessionn­elle de l'autre a rendu possibles les génocides du siècle. XXE
Entrée des Khmers rouges à Phnom Penh, 17 avril 1975. Pour Dominique Quessada, la conceptual­isation obsessionn­elle de l'autre a rendu possibles les génocides du siècle. XXE
 ??  ?? L'autre : anatomie d'une passion, Dominique Quessada, Éditions du Cerf, 2018.
L'autre : anatomie d'une passion, Dominique Quessada, Éditions du Cerf, 2018.

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