Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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1. LE CERCLE DES AUTEURS INVISIBLES

Les éditeurs le savent bien : il est toujours périlleux de publier des aphorismes ou des fragments. Le public les boude ostensible­ment, peu soucieux de l’art de la nuance et se méfiant de ce qui lui apparaît comme des provocatio­ns gratuites. Certes, on veut bien admettre le génie de Cioran, mais on oublie qu’il a fallu près de dix ans pour écouler les 1 500 exemplaire­s de la première édition de ses Syllogisme­s de l'amertume. C’était en 1952. Chez Gallimard, de surcroît. Il passerait aujourd’hui pour un aimable plaisantin et seul un petit éditeur classieux prendrait le risque de le publier.

Ayant toujours considéré qu’il y a plus de substance dans un fragment que dans d’autres formes littéraire­s, je profite de cette chronique estivale pour recommande­r, comme je l’ai déjà fait pour Jeanpierre Georges, deux écrivains qui excellent dans le genre et qui font partie du cercle des auteurs invisibles et pourtant indispensa­bles, tout au moins à mes yeux.

2. L'ÉCHAFAUD PLUTÔT QUE LES HONNEURS

Le premier est Philippe Barthelet qui avec Tulipes d'orage (Pierrre-guillaume de Roux) se livre à des exercices de persiflage, portés par une érudition sans faille et une langue digne de celle de Cingria qu’il a beaucoup fréquenté. Il note ainsi que le récit de voyage est un genre fantastiqu­e, non par boutade ou exagératio­n mais par nature, puisque le voyageur raconte ce qu’il a sous les yeux et qu’un écrivain, par définition, n’a rien d’autre en vue que soi-même. Savez-vous, à ce propos, que des cuistres vertueux corrigeaie­nt déjà des chefs-d’oeuvre au xviiie siècle : c’est ainsi que l’on édita le Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre en supprimant toute allusion au lit ?

Philippe Barthelet rappelle qu’à la mort de Camus, avec lequel il s’était brouillé, Sartre soutiendra que pour deux écrivains, la brouille est encore une façon d’être ensemble. Barthelet ajoute : « Le sophisme est consolant quoiqu'un peu facile et pour tout dire enfantin, mais il confère à Sartre, une fois n'est pas coutume, on ne sait quelle grâce d'inadvertan­ce. C'est que le métier littéraire accroît la férocité naturelle de l'homme. » Il y a de la férocité chez Philippe Barthelet, et c’est le plus beau compliment qu’on puisse lui faire. Un écrivain sans férocité est comme un chien sans dent ou un Suisse sans argent. On est même surpris qu’à deux reprises il ait été couronné par l’académie française. Il ne l’avouera jamais, par

courtoisie sans doute, mais dans son for intérieur il pense que l’échafaud vous a tout de même une autre allure que toutes les distinctio­ns qui vous rabaissent plus qu’elles ne vous honorent.

3. CIORAN ET VINCE TAYLOR

Jean-michel Esperet n’est lui non plus pas totalement inconnu : son livre, joyeusemen­t empreint de noirceur, sur Le Dernier Come-back de Vince Taylor, le principal et plus dangereux rival de Johnny Hallyday au début des années 1960, avait fasciné Cioran qui avait le goût du pire et voulait connaître tous les détails de la déchéance de ce sublime rocker. Est-ce l’influence de Vince Taylor ou de Cioran ? Toujours est-il que dans son dernier recueil d’aphorismes : Dissidence­s : aphorismes et diversions (éditions Socialinfo à Lausanne) la noirceur et la cruauté sont à nouveau au rendez-vous. « On n'est jamais si bien desservi que par soi-même », écrit Jean-michel Esperet. Comme tous les auteurs d’aphorismes, les plus exigeants tout au moins, il sait qu’il va vers des vérités essentiell­es, mais que ce serait les profaner que de les enfermer dans une argumentat­ion. Il préfère provoquer ou irriter le lecteur, conscient que ses maximes sont des clefs pour ouvrir les psychismes. Une fois que l’on a compris que l’être n’est jamais qu’un intérimair­e du néant, on peut se lâcher. Et Jean-michel Esperet ne s’en prive pas. En voici quelques échantillo­ns choisis au hasard :

– Le mariage est un abus de confiance que la réciprocit­é n'excuse pas.

– La force d'une religion réside dans son inhumanité. Hormis l'islam, la plupart des religions encore pratiquées de nos jours semblent l'avoir oublié. – Ce sont les rondeurs des mères qui poussent leurs filles à l'anorexie.

– On dit souvent que les dernières pensées des mourants et des mourantes vont à leur mère. On ne dit jamais combien ces pensées peuvent être rancunière­s.

– La plus belle fille du monde devrait s'empresser de donner le peu qu'elle a.

Jean-michel Esperet ne ménage pas non plus les hommes politiques. François Mitterrand, ce « fieffé margoulin », dont les socialiste­s français sont inconsolab­les ou encore Angela Merkel, l’idiote utile du panislamis­me. Ces exercices de cruauté sont réjouissan­ts, même s’ils ne sont pas tous de qualité égale. Mais Esperet avoue malicieuse­ment avoir conservé les moins bons, « car sans eux, les bons le seraient moins ». Le meilleur selon moi : « On devrait partout remplacer la diffusion des hymnes nationaux par un temps égal de silence. » Cela m’arrangerai­t car bien qu’ayant trois nationalit­és, je n’ai jamais réussi – ni essayé d’ailleurs – d’en retenir un seul, tant ils me semblaient ineptes.

4. RELIRE RICHARD BRAUTIGAN

Au Flore, je relis Richard Brautigan. Il regarde Yukiko dormir. Il imagine ses petits rêves d’enfant dans sa tête. Des rêves dont elle ne se souviendra pas au réveil, demain matin. Ni même jamais en fait. Parce que c’étaient des rêves qui disparaiss­aient au fur et à mesure qu’elles les faisaient. On peut gommer les rêves. Mais le cauchemar de l’histoire, on en fait quoi ? Le temps guérit toutes les blessures, m’a dit un jour au Flore Richard Brautigan. Peu de temps après, il se tirait une balle dans le coeur. •

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