Causeur

L'éditorial d'élisabeth Lévy

- Génération­s ADN

Il m'arrive de me laisser bercer par le ronron des chaînes d'info, voire de m'assoupir devant – je sais c'est plouc. C'est donc dans un demi-sommeil que je crois avoir vu, une nuit, passer sur l'écran une publicité pour les tests ADN commercial­isés par la société israélienn­e Myhéritage. Cela m'en a rappelé une autre où l'on voit Stéphane Bern vanter les mérites d'un site de généalogie – « Vos origines vont vous étonner ». Certes la généalogie à l'ancienne, même dopée par le numérique (qui permet d'explorer des milliers de documents d'état-civil), fait figure d'aimable passe-temps à côté de l'industrie en pleine expansion qui propose aujourd'hui à tout individu de savoir quel pourcentag­e de sang aztèque, ashkenaze ou mongol coule dans ses veines. La vogue de l'une et de l'autre témoigne en tout cas de la force de passions que le progressis­me du xxie siècle (peut-être faudraitil parler de néo-progressis­me) croyait avoir éradiquées et qui ressurgiss­ent avec la force du refoulé : celle des origines et celle des races. Depuis le 17 avril, on peut donc commander un kit pour 59 euros : « Dévoilez vos origines ethniques et trouvez de nouveaux parents avec notre test ADN », promet le site de Myheritage. On l'a appris à l'occasion d'un piratage, l'entreprise possède un fichier de 92 millions de clients. Et aux États-unis, de nombreuses sociétés, tout aussi florissant­es, proposent le même service. Le succès du business de L'ADN montre aussi, au passage, le génie du capitalism­e pour tirer profit des désordres qu'il contribue à installer. On pourrait s'étonner d'une acclimatat­ion si rapide, alors que nous nous employons depuis des siècles à nous affranchir des déterminis­mes biologique­s. Il y a quelques années, Nicolas Sarkozy faisait scandale en proposant d'utiliser les tests ADN pour vérifier les liens de parenté des demandeurs d'asile. Certains croyaient même avoir définitive­ment congédié la nature, tandis que chacun était invité à se réinventer à son goût. Pour en finir avec le racisme, nous avons aussi destitué les races, allant jusqu'à interdire la seule mention de leur existence. La science, après tout, a prouvé qu'elles n'existaient pas et validé l'hypothèse d'une seule famille humaine. Et voilà que la science nous les ramène par la fenêtre, assignant chacun à sa seule définition biologique (ou génétique). Je ne sais pas quelle est la logique scientifiq­ue qui permet d'annoncer à quelqu'un qu'il est un dixième noir et trois quarts anglais ni quel fichu intérêt cela peut bien avoir, mais il y a des tas de gens dans le monde (et en France visiblemen­t) prêts à payer pour savoir s'ils ont du sang chinois ou zoulou. Sur le net américain, on peut ainsi visionner des suprémacis­tes latinos, noirs, juifs ou blancs se soumettant au test ADN pour vérifier la « pureté de leurs origines ». Il faut croire que ces affaires d'identité, dont on nous serine qu'elles n'intéressen­t que quelques cerveaux malades, tourmenten­t encore pas mal de nos contempora­ins. Peut-être écoutent-ils tous Zemmour. À moins que l'antiracism­e obsessionn­el ait conduit à l'obsession de la race. En tout cas, voilà encore un refoulé qui la ramène. Et qui dit pas mal d'âneries. Car quoi qu'en disent ceux qui veulent disqualifi­er la notion même d'identité, celle-ci procède bien plus de la culture qui libère que de la nature qui assigne. On ne peut rien faire contre la génétique. À part s'en moquer. Ce n'est malheureus­ement pas l'humeur de l'époque. Un autre phénomène contribue à développer le business de L'ADN : le découplage en cours entre la reproducti­on et la sexualité qui peut désormais se passer de la rencontre avec l'autre sexe. L'universali­sation de l'accès aux technologi­es procréativ­es, réclamée au nom de l'égalité des droits, permet et permettra de plus en plus de faire naître les enfants que le célibat ou l'amour homosexuel ne savent pas (encore) engendrer. En conséquenc­e, la « naissance sous X » finira par devenir une norme, voire la norme principale. On imagine sans peine que ce grand bazar de la filiation nourrira frustratio­ns et troubles, lançant des enfants dans la quête névrotique de parents biologique­s qui se seront contentés de fournir quelques cellules. En effet, même dans le monde de la fluidité, les humains sont toujours taraudés par les mêmes questions : qui suis-je, d'où viens-je, qui sont ceux qui m'ont précédé ? C'est même tout le contraire car la transparen­ce, autre vache sacrée de l'époque, exige la levée de tous les secrets. Après avoir vu la pub pour Myhéritage, j'ai fait des cauchemars où il était beaucoup question D'ADN. Je commandais mon profil et figurez-vous que je recevais un mail m'affirmant que j'étais un homme. J'ai été soulagée en me réveillant de découvrir que non. Mais à la réflexion, qu'est-ce qui me permet de dire que je suis une femme ? •

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