Les carnets de Roland Jaccard
1. À QUOI BON ÉCRIRE ?
Deux réponses s’imposent. Celle de Cioran : « Je me suis fourvoyé dans les lettres par impossibilité de tuer ou de me tuer. Seule cette lâcheté a fait de moi un écrivain. » Et celle de Julien Gracq : « Si les livres ne sont pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales et de créatures de perdition, ils ne valent pas qu’on s’en occupe. » Les notes fugitives rassemblées dans ces carnets ne sont hélas ni des répertoires de femmes fatales ou de créatures de perdition, ni une alternative à un suicide reporté depuis trop longtemps déjà. Elles sont plutôt les feuilles arrachées à un « Traité du détachement », projet d’une telle envergure que ma paresse congénitale m’a aussitôt incité à y renoncer et à m’appliquer à rendre mes propres limites bien plus étroites que nécessaires, selon l’excellent principe « less is more ». Je me suis donc borné à arracher quelques larmes à ma pharmacienne. Elle n’a pas encore compris qu’un idéal trop élevé dégrade la réalité. « Quand les gens vous prennent pour un monstre, il n’y a qu’une chose à faire : aller au-delà de leurs attentes », ai-je expliqué à ma pharmacienne. Elle a été interloquée. Je ne me doutais pas qu’un rien suffisait à l’émouvoir à ce point. Il est vrai qu’elle n’a jamais lu un livre de Cioran. Il lui aurait expliqué que ce qui est intéressant dans l’amour, c’est son impossibilité. Il lui aurait confié que quand on est attaché aux putains, on l’est pour toujours. Et il lui aurait raconté que son meilleur ami, le soir même de son mariage, était sorti dans la rue chercher une prostituée. Ma pharmacienne intriguée aurait voulu savoir s’il aurait fait la même chose. « Évidemment », lui aurait-il répondu. Et il lui aurait parlé de cette putain qui lui avait confié que chaque fois qu’elle faisait l’amour, elle voyait le cadavre de son mari à côté d’elle. Des larmes auraient coulé sur les joues de ma pharmacienne. « Ayant connu ça, comment parler d’amour ? Ça n’a plus de sens », aurait conclu Cioran.
2. LA PROCRÉATION OU LA FOLIE
Ce que la femme a à vendre, c’est son corps. Elle le sait d’instinct. Et la compétition est féroce entre filles. Elles aspirent à plus, bien sûr. Une ambition légitime autant que vouée à l’échec. À quelques exceptions près, elles ne sont pas faites pour ça – et quand elles y parviennent, elles en perçoivent toute l’inanité. Leur conduite est dictée par leurs hormones, d’où leur humeur capricieuse, leur absence de sens moral et leur amour pour les chats. La création pour elles, ô rage, ô désespoir, ne peut trouver son aboutissement que dans la procréation, la folie ou leur aspiration à la sainteté. Leur masochisme y trouve parfois son compte. Dans le fond, ai-je expliqué à ma pharmacienne consternée, elles ne sont le plus souvent pour l’homme que l’instrument interchangeable d’un plaisir toujours identique. Ma pharmacienne n’a que 22 ans, l’éclat et les illusions de la jeunesse. Personne ne lui avait jamais tenu de tels propos. Je ne suis pas sûr qu’elle les ait compris. Peut-être me prend-elle pour un farceur, voire un psychopathe.
3. LA DESTRUCTION GRATUITE DE LA VIE HUMAINE
George Steiner avait remarqué que les gardiens d’auschwitz consacraient leur loisir à la lecture de Goethe et de Rilke. Ils jouaient souvent du Bach ou du Schubert. Ce qui ne manque pas de poser une grave question quant à notre croyance naïve que les arts, sans compter la pratique de la philosophie, nous rendent plus humains. Peutêtre même y a-t-il un lien entre le raffinement de l’esprit humain et la destruction gratuite de la vie humaine. Encore une question qui plongerait ma pharmacienne dans des abîmes de perplexité. Il est vrai qu’elle n’a jamais lu Freud. Il faudra que je lui offre Malaise dans la civilisation.
4. IMPOSTURE ET FAINÉANTISE
J’avais demandé à Cioran comment il s’y prenait pour vivre en parasite de son passé. Il m’avait répondu : « Je suis né dans la stérilité, aussi n’aije aucun mérite à vivre dans la fainéantise et l’imposture. Depuis que je regarde ce monde, je ne cesse de m’étonner de l’énergie qu’on y dépense. C’est avec une vraie terreur que je contemple les autres besogner. Misère des misères, je me borne à dévorer des livres. Peut-on tomber plus bas ? » J’ai rapporté ces propos à ma pharmacienne. Elle m’a répondu : « Je te laisse avec ton Cioran. Moi, je pars en randonnée dans le Val d’aoste. Je ne connais rien de plus beau. » •