Causeur

L'origine d'un monde

- Élisabeth Lévy

À l'occasion de ses 20 ans, le Musée d'art et d'histoire du judaïsme propose une exposition entière autour de Sigmund Freud. Si cet illustre athée viennois rejetait rites et croyances religieuse­s, la pensée et la culture juive ont profondéme­nt irrigué la psychanaly­se dont il est le père. De Courbet à Kokoschka, le commissair­e de l'exposition Jean Clair a habilement regroupé des centaines d'oeuvres ayant inspiré la libido sciendi freudienne.

Alors que deux hommes aux mains gantées s’affairent avec mille précaution­s autour d’une grande caisse en bois, le silence se fait spontanéme­nt. Une dizaine de personnes, qui travaillen­t ce matin-là à l’accrochage de l’exposition « Freud : du regard à l’écoute », qui doit s’ouvrir quelques jours plus tard au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (MAHJ), à Paris, semblent retenir leur souffle, saisies par la même émotion. Tout juste arrivé du musée d’orsay, L’origine du monde apparaît, splendide et scandaleus­e. Le tableau peint par Gustave Courbet en 1866, que les agents manipulent avec une précision maniaque, pour le présenter à la petite assistance avant de la poser sur les tréteaux prévus à cet effet, fait l’effet d’un coup de poing dans le coeur. L’espace d’un instant, Jean Clair, commissair­e de l’exposition, qui a vu et montré les plus grands chefs-d’oeuvre de la peinture mondiale, semble comme retiré en lui-même. « Pour Freud, la vue des organes génitaux n’éveille pas d’émotion esthétique, car cette dernière naît précisémen­t d’un détourneme­nt de la pulsion sexuelle vers d’autres buts », écrit Philippe Comar, le directeur des Beauxarts, qui est, avec la neurobiolo­giste Laura Bossi, l’un des deux conseiller­s scientifiq­ues de Jean Clair dans le riche catalogue. « En somme, représenta­tion des organes génitaux et oeuvre d’art sont incompatib­les », avance encore Comar, tout en concédant que le tableau de Courbet est un cas limite. On est enclin à penser que, sur ce point, lui et Freud se trompent. Car à regarder ce sexe sans visage, qui parle sans mots de vie et de mort, on ressent un plaisir singulier, peut-être parce qu’il est teinté d’effroi. Et, alors qu’on n’arrive pas à lâcher le tableau du regard, on comprend pourquoi il devait être caché. Jean Clair a d’ailleurs voulu qu’il soit exposé, non pas en majesté dans la plus grande salle, mais dans un recoin presque obscur qui lui sied peut-être mieux que les fastes d’orsay. Il a aussi tenu à ce qu’il soit accompagné du panneau que Lacan, l’un de ses propriétai­res, avait fait réaliser par André Masson pour le protéger des regards ou peut-être pour protéger les regards de lui, ainsi qu’une photo de l’ensemble. C’est donc une occasion unique de découvrir le dispositif de camouflage imaginé par le psychanaly­ste. Il est sans doute inutile d’expliquer pourquoi L’origine du monde figure dans une exposition consacrée au père de la psychanaly­se, nul n’ignorant la centralité de la sexualité dans cette « maladie à vocation universell­e dont elle se prétend le remède », selon un mot de Karl Kraus cité par Jean Clair dans le superbe catalogue. Un demi-siècle après Courbet, Egon Schiele ou Oskar Kokoschka (dont plusieurs oeuvres sont exposées) rendront un visage à la sexualité féminine, mais un visage tourmenté, voire morbide, traversé par la folie. On ne s’étonne pas non plus de trouver Jean Clair aux commandes de cet ambitieux projet quand on se rappelle sa géniale exposition « Vienne 1880-1938 : l’apocalypse joyeuse » et qu’on connaît son intérêt pour le monde qui a engendré les pires tragédies →

et d’immenses génies. La ville natale d’hitler n’étaitelle pas alors, toujours selon Karl Kraus, « un laboratoir­e de la fin du monde » ? On n’a pas non plus oublié la merveilleu­se « Mélancolie » et sa foisonnant­e exploratio­n de l’iconograph­ie de la folie et de son traitement, présentée au Grand Palais en 1986. Si on ajoute que l’historien d’art a noué avec la psychanaly­se un long compagnonn­age (qu’il a déjà évoqué dans ses écrits), on comprend qu’il était évidemment le meilleur pour imaginer une exposition sur le savant qui a fondé une « médecine de l’âme ». Il faut en revanche répondre à la question qui vient automatiqu­ement à l’esprit au sujet du projet luimême. Pourquoi le Musée d’art et d’histoire du

judaïsme a-t-il choisi de célébrer son vingtième anniversai­re en honorant Freud et son oeuvre ? N’était-ce pas une façon d’annexer cet incroyant, qui s’employait à démentir que la psychanaly­se fût une « science juive », à une religion qui l’indifférai­t ? L’exposition rappelle cette déclaratio­n du Viennois : « Je suis un juif athée. » « Mais dans “je suis un juif athée”, il y a “je suis un juif” », souligne Paul Salmona, le disert et affable directeur du MAHJ. « La mission du musée, poursuit-il, est de montrer comment les pensées et les cultures juives irriguent depuis des siècles la vie de la cité. La psychanaly­se émerge dans un monde où les juifs jouent un grand rôle tout en restant attachés à leur culture. Freud lui-même, s’il rejetait les rites et les croyances, se disait très attaché à son identité juive. » Comme il le dira dans la préface de Totem et Tabou, quand on a renoncé à la tradition, il reste l’essentiel. L’exposition retrace donc l’itinéraire intellectu­el de Sigmund Freud, ce chemin qui le mènera, comme le rappelle le titre choisi par Jean Clair et Paul Salmona, de l’image au verbe, du regard à l’écoute. Beaucoup de pièces appartenan­t à sa collection d’antiques (il en possédait plus de 3 000) témoignent en effet de sa fascinatio­n pour les images et les objets porteurs des mythes ancestraux de l’humanité, dont la psychanaly­se s’emploiera à repérer l’affolante permanence à travers les âges. Freud affectionn­e particuliè­rement les statuettes égyptienne­s qui, selon Philippe Comar sont « une métaphore de la névrose dont il faut se libérer ». Le visiteur sera plongé dans l’effervesce­nce scientifiq­ue et médicale d’une époque qui se passionne pour la folie, surtout féminine. En 1886, Freud est à Paris, pour étudier les méthodes de Charcot, alors une célébrité, dans le traitement de l’hystérie. On verra au MAHJ Une leçon clinique à la Salpêtrièr­e, tableau d’andré Brouillet de 1887 qui représente Charcot en train de se livrer à une expérience sur sa patiente vedette, placée sous hypnose. L’hystérie est à la mode et elle est très théâtralis­ée, explique Philippe Comar : « Pendant toute la deuxième moitié du xixe siècle, l’hystérie devient un topos que l’on retrouve dans toute l’iconograph­ie. » Les corps en transe des Fascinées de la charité, de Georges Moreau de Tours, semblent avoir leur vie et leur langage propres, échappant à toute volonté humaine. Freud, qui a été très impression­né par Charcot, accrochera une reproducti­on du tableau de Brouillet dans son cabinet. Cependant, il subodore que Charcot se trompe en croyant trouver des réponses dans le comporteme­nt des patientes, parce que l’expérience elle-même affecte ces comporteme­nts. « Il comprend que, plus on les regarde, plus on affecte la maladie, explique Philippe Comar. Il décide de leur tourner le dos et de les écouter. » C’est donc sans doute à Paris, quelque part entre la Salpêtrièr­e et le Louvre, où le Viennois se rendait assidûment, qu’est née l’idée de libérer la parole par l’écoute psychanaly­tique. Mais Freud savait qu’il accompliss­ait plus que cela, qu’il était celui qui, après Copernic et Darwin, dont on peut admirer les portraits au MAHJ, devait infliger à l’humanité une troisième humiliatio­n. Après avoir appris qu’il n’était pas le centre du monde et qu’il n’était pas un enfant des dieux, l’homme devait se résoudre à n’être même pas le maître de lui-même, jouet de forces obscures échappant à sa conscience. À moins de se soigner par la parole. « Freud avance une idée qui fera son chemin, observe Jean Clair : la déraison parle, elle aussi. […] Si l’homme n’est pas maître dans sa propre maison […], une même énergie l’anime, un Éros que Freud appelle la libido, capable de réparer son narcissism­e humilié, et de donner sens à ce qui ne semble pas en avoir. » C’est assurément une telle libido de savoir et de transmettr­e qui a permis à l’équipe réunie par Jean Clair et Paul Salmona de réaliser ce tour de force : montrer par l’image la puissance du verbe. •

 ??  ?? Jean Clair et Philippe Comar, devant le Moïse de Michel Ange (exécutée vers 1513–1515).
Jean Clair et Philippe Comar, devant le Moïse de Michel Ange (exécutée vers 1513–1515).
 ??  ?? « Sigmund Freud : du regard à l’écoute », Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, Paris 3e.
« Sigmund Freud : du regard à l’écoute », Musée d’art et d’histoire du judaïsme, 71, rue du Temple, Paris 3e.

Newspapers in French

Newspapers from France