Causeur

Gauchet/gueniffey Robespierr­e, le péché originel de la Révolution

- Débat animé par Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

Pour saluer la parution de Robespierr­e : l'homme qui nous divise le plus, le nouvel essai de Marcel Gauchet, nous avons voulu le confronter à l'historien Patrice Gueniffey. Pourquoi ce symbole de la Terreur et des grands principes démocratiq­ues habite-t-il toujours le subconscie­nt français ? Quelle est sa postérité ? Un débat passionnan­t et toujours ouvert.

Causeur. Marcel Gauchet, pourquoi consacrer un livre à Robespierr­e aujourd'hui ? Marcel Gauchet. Parce qu’il y a lieu de revisiter la significat­ion de l’expérience révolution­naire. Or, Robespierr­e est le concentré de la mémoire de la Révolution française. Aucun autre ne l’incarne autant que lui. Certains – Sieyès, Mirabeau, Danton – représente­nt un de ses moments, mais dans l’imaginaire collectif, Robespierr­e épouse l’ensemble du mouvement révolution­naire avec une netteté particuliè­re, car il est chaque fois le plus marquant. Il exprime et représente à la fois la radicalité révolution­naire de la Déclaratio­n des droits de l’homme et du citoyen (1789) et la radicalité du renverseme­nt des principes de la liberté dans leur contraire : la Terreur. Sans doute, mais depuis le bicentenai­re célébré en 1989, la Révolution française ellemême n'est plus une question qui fâche. En dehors des universita­ires, qui s'intéresse encore à Robespierr­e ? Marcel Gauchet. Vous avez raison : le bicentenai­re a été, après deux siècles de débats passionnés, un enterremen­t de la Révolution. Mais nous sommes en train de changer d’époque : après une phase d’oubli, non pas de la mémoire révolution­naire mais de la manière dont elle s’est traduite dans le débat politique, nous entrons dans une période de réappropri­ation mémorielle du passé national. Dans cette nouvelle configurat­ion, deux tendances se heurtent. D’un côté, une pente qui tend vers l’oubli et la banalisati­on de la France, dans le contexte européen et global. De l’autre, une réaction dite « identitair­e », qui traduit un profond mouvement de redéfiniti­on des identités nationales dans ce qu’elles ont de particulie­r. Le passé, dont nous avons eu l’impression d’être délivrés, revient, au moins comme question. Or, dans le passé national, la Révolution joue un rôle-clé. Patrice Gueniffey, observez-vous, comme Marcel Gauchet, ce retour de la Révolution française dans le débat national ? Patrice Gueniffey. Je n’en suis pas sûr. Ce que je vois, en revanche, c’est une nouvelle phase dans laquelle l’esprit de la Révolution continue de vivre dans le travail de la démocratie, mais sous une forme qui n’est plus politique. La phase d’explicitat­ion politique de la Révolution et de ses conséquenc­es est à peu près épuisée : la France a trouvé un équilibre politique en réussissan­t à articuler Ancien Régime et République dans le cadre de la Ve République. La démocratie comme régime politique n’est plus vraiment contestée : fascisme et communisme ont disparu. Si la Révolution vit encore, souterrain­ement, c’est davantage comme une promesse d’égalité vague et indéfinie. C’est pourquoi Robespierr­e a toujours une actualité : nous assistons à la surenchère des droits qu’il a incarnée plus que les autres. S’il reste dans la mémoire collective, c’est précisémen­t parce qu’il est l’homme des principes. Il incarne la radicalité de l’idée démocratiq­ue elle-même : le fait que l’idéal démocratiq­ue ne peut être pleinement atteint, l’insatisfac­tion qui en découle et la quête de toujours plus de démocratie qui s’ensuit. Aujourd’hui, les principes, les droits individuel­s parlent aux gens, tandis que la citoyennet­é, l’état, la souveraine­té, toutes choses qui étaient l’objet politique même de la Révolution et que Robespierr­e avait également incarnées, ne leur parlent plus. Une moitié de Robespierr­e a survécu. Par ailleurs, ressentime­nt et jalousie – sentiments typiquemen­t français – contribuen­t à protéger Robespierr­e contre l’oubli. Ne fut-il pas l’homme du soupçon ? Dans le très médiocre film Un peuple et son roi, Robespierr­e est, avec Saint-just, le seul personnage vraiment consistant. Les autres sont des ectoplasme­s qui traversent l’écran sans qu’on sache très bien de qui il s’agit. Mais le Robespierr­e terroriste n’a pas disparu, lui non plus. Avec la transforma­tion de la mémoire historique en morale, il incarne plus que jamais le bourreau, et Marie-antoinette la victime. Il y a donc une légende noire (le tyran) et une légende dorée (l'incorrupti­ble) de Robespierr­e. Peut-on complèteme­nt échapper à ces mythes ? Comment éviter à la fois la réhabilita­tion et la diabolisat­ion ? Marcel Gauchet. J’ai essayé de me tenir à l’écart de ce dilemme entre damnation et réhabilita­tion. Il faut rendre compte de l’étrangeté de l’attraction que ce personnage, peu fait pour attirer quoi que ce soit, a exercée pendant la Révolution. Comment ce type, pas aimable, froid, distant, ne faisant confiance à personne, en prend-il la tête jusqu’à en devenir le visage ? →

Il devait y avoir 200 personnes comme lui à l’assemblée en 1789 et Robespierr­e n’a aucune raison de s’imposer, surtout face à des personnage­s très en relief. Mais il a su mobiliser l’opinion publique, attirer l’attention et devenir populaire alors que ce n’était pas un démagogue comme il y en avait des quantités. Ses dissertati­ons laborieuse­s devaient endormir la population des sans-culottes, mais ils étaient prêts à se faire couper en deux pour lui. Sans Robespierr­e, la trajectoir­e révolution­naire, à partir de la Convention, n’aurait pas été ce qu’elle a été. Il faut expliquer cette puissance hors pair. Mon livre est une tentative de dégager l’entrelacs entre cette puissance mobilisatr­ice et la face très sombre du personnage. Comment la décririez-vous ? Marcel Gauchet. Je dirais que ce manoeuvrie­r hors pair manifestai­t une parfaite indifféren­ce à la dimension humaine de la politique qui n’était pas, cependant, de l’inhumanité. Pour vous, c'est un homme-idée empreint d'une certaine mystique… Marcel Gauchet. Mystique, oui, certaineme­nt ! Aux yeux de la postérité et jusqu’à aujourd’hui, c’est le seul saint laïque de la mémoire française. Il est parfaiteme­nt laïque et parfaiteme­nt saint en même temps, une sacrée performanc­e ! Patrice Gueniffey. Je suis d’accord avec Marcel sur le fait que Robespierr­e ne sort pas du lot et ressemble en apparence à la plupart des députés. Du moins au début de la Révolution. Ce qui ne résout pas la question du mystère de sa personnali­té. Cependant, si je trouve remarquabl­e votre tentative de présenter Robespierr­e sans faire beaucoup de part à la psychologi­e, qui est la voie ordinaire la plus empruntée, c’est aussi sa limite : comment expliquer son incroyable – et très précoce – popularité ? Elle ne procède pas de la rencontre entre un public et un homme qui ne chercherai­t pas cette popularité. Il l’a cherchée, voulue, conquise, avec une habileté hors pair. Mais il a tout de même été repéré très tôt par Mirabeau. Est-ce si anodin ? Patrice Gueniffey. Ne surinterpr­étons pas : beaucoup de députés gravitent comme lui autour de Barnave ou Mirabeau. Cependant, Mirabeau aurait eu cette phrase prémonitoi­re : « Il ira loin, il croit tout ce qu’il dit. » Et c’est là qu’on bute sur le mystère de cet homme ordinaire, qui, de surcroît, ne fait pas de concession­s aux modes contempora­ines : jusqu’à la Terreur, il porte perruque poudrée et bas de soie, mais devient l’idole des sans-culottes ! Il choisit d’être l’homme des principes, quoi qu’il en coûte, parce qu’il

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 ??  ?? Marcel Gauchet et Patrice Gueniffey.
Marcel Gauchet et Patrice Gueniffey.
 ??  ?? Maximilien de Robespierr­e, Louis-léopold Boilly, 1791.
Maximilien de Robespierr­e, Louis-léopold Boilly, 1791.

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