L'HOMME EST UN RAT POUR L'HOMME
Livre de chevet de Johnny Halliday, Mémoires d'un rat d'andrzej Zaniewski reparaît en français vingt-cinq ans après sa sortie. Pour son auteur communiste polonais, cette fable antispéciste avant l'heure symbolise la violence du capitalisme.
Hypnotique. Incisif. Nauséeux. Magistral. Et en prime, selon sa veuve, le livre préféré de Johnny Hallyday, qui en avait toujours quelques exemplaires sous la main pour les distribuer autour de lui. Reste à espérer qu’il rencontrera le même succès que l’album posthume du chanteur. En tout cas, la parution, ces joursci, de Mémoires d’un rat d’andrzej Zaniewski, dans une nouvelle édition, doit sans doute beaucoup à la confession de Laeticia, alors que le tapage qui a accompagné la sortie du roman en France en 1994 s’est essoufflé depuis longtemps. Désormais objet d’études littéraires et de comparaisons flatteuses, situant son auteur à côté de Kafka ou Joyce, l’oeuvre du Polonais, peu appréciée dans son propre pays, mérite toute notre attention. Mémoires d’un rat est de ces livres que l’on entame dans la soirée et que l’on termine à l’aube, sonné, plus tout à fait semblable à nous-même. La prouesse de l’auteur consiste en premier lieu à vaincre la résistance de chacun à aborder le monde depuis la perspective d’un rongeur, que l’humanité classe parmi les créatures les plus hideuses. Zaniewski se glisse avec une volubilité presque dérangeante dans la peau d’un rat, raconte sa vie à la première personne, cela avec une telle subtilité, une telle force aussi, qu’au bout de quelques pages on se surprend à ne plus ressentir de dégoût devant les descriptions d’un repas savoureux constitué de la cervelle encore chaude d’une souris. L’odeur du sang frais et des égouts, omniprésente, se fait familière. Le pur instinct de survie pousse à courir, à ramper, à défendre son territoire, à infliger des morsures mortelles aux spécimens de la même espèce, de la même famille. « Je possède désormais un nid et une femelle bien à moi – ma mère, que je féconde régulièrement », confesse le narrateur après avoir tranché la gorge à son père. Soudain, comme piqué, on recule, on s’arrête. Le temps d’un instant, on regagne notre condition humaine pour reconnaître, avec stupeur, un des mythes fondateurs de notre civilisation. L’odieux héros de Zaniewski ne s’appelle-t-il pas Oedipe ? À moins que son anonymat ne serve à désigner Ulysse, quand, embarqué sur un paquebot, le rongeur cède devant la nostalgie des origines et avant même d’arriver au port le plus proche, rêve de retrouver les labyrinthes souterrains de la boulangerie où il a vu jour et grandi. Dans la préface, Zaniewski nous aura prévenu : « […] les destinées des Dieux, des Titans et des hommes se rencontrent, s’entremêlent et s’unissent dans la conscience d’un être qui a tout juste la taille et le poids d’un coeur d’homme. » Et parfois plus de sensibilité que nos semblables. À l’époque de l’écriture du livre, en 1979, l’état de la recherche éthologique ne permettait pas sa reconnaissance scientifique. Mais, à présent, nous disposons de preuves issues de rigoureux travaux qui nous obligent à valider l’hypothèse de l’auteur : « Il me semble que des animaux aussi intelligents que les rats sont guidés non seulement par leur instinct et leurs réflexes, mais aussi par leur raison, leur expérience, leur mémoire, leurs associations mentales et leurs sentiments ; je les crois capables de tirer des conclusions des phénomènes et des faits qui se produisent autour d’eux, je les crois moins bestiaux et plus humains que nous les hommes, dans notre suffisance, ne sommes prêts à l’admettre. » Zaniewski élevait des rats, les observait. Un extrait d’une interview donnée à une chaîne de la télévision polonaise le montre même avec un rongeur sur l’épaule. Son intuition était bonne. Dorénavant, on sait les rats capables d’empathie envers leurs congénères, de solidarité, de collaboration au sein d’un groupe, de transmission de savoir d’une génération à l’autre, en proie à des états comme la dépression ou le stress à l’approche de la mort. Sont-ils sensibles à la musique ? Peut-être un jour les scientifiques nous le diront. En attendant, on peut soutenir le pari de Zaniewski qui leur prête des qualités de mélomanes. Dans une scène hallucinante de beauté – qui aurait eu de quoi rendre Malaparte malade de jalousie – on assiste à un concert de flûte donné par un homme depuis son balcon, face à une ville portuaire en flammes et en ruines. Seuls les rats, « une multitude d’ombres grises », accourent
l’écouter, insensibles aux éclats des bombes qui pleuvent du ciel. On devine Gdańsk sous les bombardements de la Royal Air Force en 1940. « La musique avait un effet apaisant, elle me donnait un sentiment de sécurité totale, comme si je me retrouvais d’un coup libéré de la contrainte permanente, absolue de me procurer de la nourriture, de m’user les incisives en rongeant, de chercher de nouveaux passages, d’être toujours sur mes gardes, redoutant l’attaque d’un chat, d’un hibou, d’un renard ou de rats étrangers », fait dire l’auteur à son double. De toutes les grilles de lecture auxquelles on pourrait soumettre Mémoires d’un rat – une fable tragique et ingénieuse, un traité philosophique, une étude naturaliste, une nouvelle voix enfin, dans la querelle qui oppose les spécistes aux antispécistes –, l’une paraît particulièrement tentante parce que la moins exploitée. Il s’agit de la grille biographique. Né en 1940, l’auteur de Mémoires d’un rat partage très tôt le sort de ses protagonistes. Après l’arrestation de son père, résistant polonais qui finit fusillé à Auschwitz, Zaniewski, alors âgé de quatre ans, survit avec sa mère, tapi dans les caves de Varsovie. Elle en ressort folle. Son fils unique ne tarde pas à épouser la foi des libérateurs de l’armée rouge. Jeune, il produit de la poésie de propagande, s’inscrit au Parti et en demeure membre jusqu’à la chute du régime communiste. On ne le lui pardonnera jamais vraiment en Pologne, où sa popularité gagnée en Occident le rendra encore plus suspect. En effet, refusé par plusieurs éditeurs polonais en raison de son « pessimisme », le manuscrit traversera le temps et les frontières, sera d’abord publié en République tchèque, puis au Danemark, en Finlande, en France, en Allemagne et aux Étatsunis, avant de se faire une modeste place dans les librairies du pays d’origine de l’auteur. Une poignée de critiques, timorées et difficiles à trouver dans les archives de la presse polonaise, témoignent du climat tendu de l’époque. Comment ne pas y voir la résistance à reconnaître, à travers l’oeuvre de Zaniewski, une métaphore de la violence imposée par l’avènement du capitalisme ? Comment ne pas conclure que, bien plus qu’un loup, l’homme serait un rat pour l’homme, tour à tour son danger et son refuge ? •