L'ART, LE VIVRE-ENSEMBLE, LES DEALERS ET LE TUEUR
Souvent martelée, rarement étayée, l'idée que l'art ouvre les esprits et réduit les fractures sociales est mise en oeuvre à Grigny avec emphase et enthousiasme, à défaut de succès mesurable.
En 2015, la direction régionale de l’art contemporain d’île-de-france lance un programme intitulé « Culture, citoyenneté et vivre ensemble ». Une association nommée La Constellation entreprend de concrétiser à Grigny un « parcours de randonnée artistique » mettant en scène « des initiatives artistiques prégnantes de plusieurs artistes invités, de talents révélés, d’habitants, d’expériences de vie ». Le site municipal Grigny91.fr s’emballe. « Grigny se positionne comme une référence en matière d’art urbain... Un véritable souffle artistique est en train d’habiller la ville. Des oeuvres d’art naissent à chaque coin de rue. » Traduction triviale, des murs sont repeints en fresques (une forme d’oeuvre d’art impossible à voler, ce qui compte, à Grigny). Elles sont signées par des personnalités invitées, dont quelques célébrités, comme l’artiste Hervé Di Rosa. Il a habillé les murs de l’école de cuisine créée à Grigny par Thierry Marx. L’initiative du chef étoilé spécialiste de la cuisine moléculaire ne suffit pas à faire oublier l’évidence : à l’heure du déjeuner, à Grigny, le choix est réduit. Sandwich ou kebab, avec ou sans vue sur une fresque. Plus modestement, l’association Décider s’efforce depuis des années d’amener la culture au coeur de la Grande Borne. Elle a créé un petit musée-appartement, rue des Enclos. La Bibliothèque nationale de France lui a prêté des manuscrits en 2016. Décider a noué des partenariats avec le Louvre, l’institut du monde arabe et le musée Guimet. En ce moment, Martine Vincent, animatrice bénévole, s’inquiète pour l’avenir. « Avec la fin des emplois aidés, nous allons peut-être être obligés de fermer. Nous en avons quatre, que nous ne pouvons pas salarier. » Personne ne se réjouirait de la fin de cette initiative sympathique, mais une question se pose tout de même : à quel stade de misère sociale les démarches artistiques deviennent-elles complètement hors sujet ? À 350 mètres exactement du muséeappartement, place de la Treille, les pompiers ont fait une découverte affligeante en mars 2018, au hasard d’une intervention sur une fuite d’eau. Des dealers séquestraient une dame de 85 ans atteinte de la maladie d’alzheimer, utilisant son appartement comme planque pour leur marchandise. L’un d’entre eux était le frère de l’adjoint au maire en charge de la sécurité, Saïd Laatiriss. Quintuple meurtrier, abattu dans l’hyper Cacher de la porte de Vincennes, le 8 janvier 2015, à l’issue de sa prise d’otages, Amedy Coulibaly était passé, en son temps, par la rédemption artistique à la mode grignoise. Né en 1982, il a grandi à la Grande Borne. Basculant dans la délinquance avant sa majorité, il fait plusieurs séjours en prison. En 2008, il participe au tournage d’un documentaire clandestin à Fleurymérogis, avec le concours de l’association culturelle Grigny-wood. Subventionnée par Malek Boutih quand il était député (20 000 euros en 2013, sur la réserve parlementaire), par la région Île-de-france et par l’ambassade américaine, elle est animée par un ami d’enfance d’amedy Coulibaly, Omar Dawson, figure de la vie associative et politique locale (il a été élu d’opposition à la mairie sur une liste du Parti des Grignois). Amedy Coulibaly est en couverture du livre Reality-taule, publié par Grigny-wood en 2012 et coécrit par Omar Dawson. De père écossais et de mère algérienne, celui-ci a tenté de favoriser la réinsertion d’amedy Coulibaly, à sa sortie de prison, en le sortant de son milieu par le haut. Il a usé de ses relations pour que le futur preneur d’otages se retrouve en juillet 2009 parmi quelques jeunes invités à l’élysée. Amedy Coulibaly, en définitive, aura fini par toucher une audience planétaire, mais pas comme espéré. •