Causeur

Les carnets de Roland Jaccard

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1. L'USAGE DU MONDE

Les chemins de Jean-françois Duval et de Nicolas Bouvier n’ont cessé de se croiser. Au milieu des années 1980, Duval avait publié son premier roman qui se déroulait en mer de Chine. Peu après, il trouva dans sa boîte à lettres un mot de Bouvier tracé de sa merveilleu­se écriture calligraph­iée, dans lequel il disait avoir lu le récit de Duval, à l’ombre sur sa terrasse de Cologny, et combien il l’avait apprécié, notant magiquemen­t : « Vous êtes comme moi un petit neveu de Conrad. » Pour l’un comme pour l’autre – mais aussi pour Ella Maillart et Anne-marie Schwarzenb­ach –, l’usage du monde passait par la route. « J’ai traversé de longs plateaux, soit dans des cars désossés, soit en faisant de l’auto-stop. Dans le silence ardent de ces plaines, la chaleur paraissait elle-même, comme nos grands lévriers haletants, se coucher sur les routes. » Commentair­e de Duval : il faut savoir faire sonner les phrases magiques, et Bouvier le savait comme personne.

2. LA TOMBE DE NICOLAS

Leur amitié ne s’arrêta pas là. Au début des années 1990, Duval avait déménagé à Cologny, près de Genève. Et là encore, le hasard fit qu’il se retrouva à deux pas de la demeure vigneronne de Bouvier et de la « chambre rouge » (entièremen­t peinte en rouge) où il écrivait avec vue sur la campagne alentour, sortant à l’occasion fendre du bois à la hache s’il butait sur une difficulté d’écriture, meilleure façon, précisait-il, de « faire sauter les noeuds ». Comme Victor Segalen, il connaîtra aussi les hôpitaux psychiatri­ques. Ella Maillart avait confié à Duval : « Nicolas, vous savez, il a un grand problème : l’alcool. » Ce qui est émouvant, c’est qu’à Cologny, la propriété des Bouvier jouxte le

cimetière. Duval y va à pied. Il pousse la grille de l’entrée. La tombe de Nicolas, située à mi-chemin, dans l’allée ouest, est zen à souhait. Il n’y est même pas indiqué qu’il était écrivain. Aucune stèle, pas de fleurs, aucune confession, juste son nom en caractères penchés avec en dessous la mention 1929-1998. Et Duval de songer : « Je passe mon chemin, en me disant, si je continue à vivre dans cette commune, ce cimetière sera aussi le mien et nous y deviendron­s encore plus voisins. »

3. LES VERTUS DU VOYAGE

Daniel de Roulet, autre écrivain suisse, trace dans La Cinquième Saison – une revue littéraire romande – un parallèle entre Henri-frédéric Amiel et Nicolas Bouvier. Le protestant­isme, bien sûr, plus religieux chez le premier, plus culturel chez le second. Le goût pour les maximes. En voici une de Bouvier qui aurait plu à Amiel : « La vertu d’un voyage, c’est de purger la vie avant de la garnir. » Un rapport étrange à l’autre sexe : Nicolas trouve très bien que les femmes n’aient pas le droit de vote en Suisse. Elles l’obtiendron­t en 1971 seulement. « J’aurais souhaité, écrit-il, voir les femmes militer un peu moins et se soucier de plaire un peu plus. » Quant aux amours, note Daniel de Roulet, en général malheureus­es jusqu’à sa rencontre tardive avec Éliane, il en parle avec une mélancolie digne des meilleures pages d’amiel. Écrivain voyageur, oui. Mais en ayant conscience que l’art du voyage n’a aujourd’hui plus rien à voir avec celui que pratiquait Nicolas Bouvier qui avait en horreur la mondialisa­tion et le tourisme de masse. Comme je le comprends ! J’ai beaucoup voyagé dans les pays de l’est, encore communiste­s, au début des années 1960. Puis, par snobisme, j’ai traîné mes guêtres en Asie et aux États-unis. Je n’en ai retenu qu’une chose : il faut vraiment être simplet pour imaginer que l’aventure est au bout du monde alors qu’elle est dans le meilleur des cas au coin de la rue, au pire en soi.

4. MADAME ANGOT

Les histoires vraies et les romans virils, c’est pour les hommes, me dit ce banquier suisse. Il ajoute : je n’ai pas de temps à perdre avec des futilités. Les femmes, elles, rêvent d’échapper à leur quotidien, sans jamais y parvenir. Alors elles rêvassent en lisant des romans d’amour, surtout s’ils sont incestueux. L’inceste et le viol, c’est la grande affaire des femmes. Quel dépit pour elles d’y échapper. Madame Angot leur offre un réconfort à leur portée, conclut Duval. Je me suis bien gardé de le contredire. •

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