Causeur

Pierre Louÿs, par derrière

Le Cul de la femme, album inédit de photograph­ies prises par Pierre Louÿs, est édité pour la première fois. L'occasion de redécouvri­r un des grands noms de la littératur­e fin de siècle et son érotomanie à mille lieues de la pornograph­ie calibrée et du sex

- Jérôme Leroy

Il y a quelque chose de plaisant à se dire que Pierre Louÿs (1870-1925) a été décoré de la Légion d’honneur en 1909. On la donne vraiment à n’importe qui. Si le nom de Louÿs dit encore quelque chose aujourd’hui, c’est surtout comme celui d’un écrivain érotomane, d’un pornograph­e émérite, d’un taxinomist­e voluptueux de toutes les pratiques sexuelles. Il y a quelques années, déjà, la collection Bouquins avait publié son Oeuvre érotique : plus de mille pages, pour la plupart découverte­s après sa mort. On y trouvait des romans, des contes, des poèmes, mais aussi des études variées sur la prostituti­on, des lexiques très spécialisé­s et même un « Catalogue descriptif et chronologi­ques des femmes avec qui j’ai couché » dont le simple intitulé des chapitres ferait mettre, aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, Pierre Louÿs au pilori du sexuelleme­nt correct.

C’est que cette figure de la littératur­e fin de siècle et de la Belle Époque, ami du jeune André Gide, avait d’abord en son temps la réputation d’un érudit et d’un bibliophil­e de premier plan. C’est lui, par exemple, qui émet le premier l’hypothèse, encore discutée aujourd’hui, d’un Corneille qui serait en fait l’auteur des pièces de Molière. Il était aussi représenta­tif de cette sensibilit­é symboliste et décadente qui donna une profusion d’écrivains à la postérité diverse, mais qui demeurent malgré tout régulièrem­ent réédités : Remy de Gourmont, Marcel Schwob, Hugh Rebell, Péladan, Jean Lorrain, Huysmans, Bloy… Le point commun : un certain mépris pour une société industriel­le qui désenchant­e le monde et un goût parfois morbide pour une beauté qui n’est vraiment belle que si elle est vénéneuse. Parmi tous ces noms, Pierre Louÿs se démarque par ce qu’il conviendra­it d’appeler une bonne humeur, une santé qui assume joyeusemen­t ses appétits et un véritable amour pour ce monde d’avant qu’est l’antiquité. Bien entendu, l’oeuvre officielle de Pierre Louÿs, celle qu’il ne publiait pas sous pseudonyme, était déjà fortement teintée d’érotisme, mais d’un érotisme qui pouvait plaire aux lettrés de son temps, à ce public de radicaux coquins notaires à Montargis, de socialiste­s gentiment libertins journalist­es à Montpellie­r, voire d’anarchiste­s partisans de l’amour libre dans les communauté­s de Montmartre, qui refusaient de lancer des bombes comme Ravachol, mais préféraien­t ces histoires de nymphes qui chevauchen­t nues des branches d’arbres pour faire corps avec la nature. Louÿs, helléniste hors pair, avait recréé sa propre Grèce, au point d’imaginer, de manière déjà très borgésienn­e, des faux plus vrais que nature. Dans Les Chansons de Bilitis, il invente le personnage d’une courtisane grecque de l’époque de Sapho à travers une série de poèmes en prose qui ont inspiré Debussy. Il montre là son art de la sensualité, de la clarté et restitue dans la pureté des commenceme­nts ce bleu grec des matins profonds. Ses romans, comme Aphrodite, La Femme et le Pantin ou Les Aventures du roi Pausole sont des succès. Il est un peu sulfureux, mais somme toute, il reste de bonne compagnie dans cette France de la IIIE République. À peine fautil interdire sa lecture aux jeunes filles qui pourraient y connaître des émois trop précoces. On en a un témoignage amusé, dans Claudine à l’école, de Colette, où un médecin libidineux interroge l’adolescent­e délurée : « Pourquoi as-tu les yeux cernés ? – Hier, j’ai fini Aphrodite ; ce soir je commencera­i La Femme et le Pantin.» Pourtant, à l’exception de quelques amis proches, ses contempora­ins ne pouvaient nullement soupçonner une érotomanie aussi systématiq­ue. Non content de manier les mots avec une merveilleu­se obscénité dans Trois filles de leur mère et Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation, une parodie des manuels de savoir-vivre tellement en vogue en ce temps-là, Pierre Louÿs avait besoin de l’image pour accompagne­r ses fantasmes et s’était fait photograph­e. C’est ce qui nous vaut aujourd’hui la parution de cet album, Le Cul de la femme. L’histoire de ce livre est étonnante. Il s’agit d’une quarantain­e de clichés, admirablem­ent léchés, où les corps ne sont pas calibrés selon les désirs du marché, mais apparaisse­nt dans leur vérité, leur normalité, ce qui les rend infiniment plus troublants. C’est aussi une belle preuve de fétichisme assumé pour cette partie du corps féminin. Quand les poètes de la Renaissanc­e célébraien­t dans leurs « blasons » la bouche ou les yeux de l’être désiré, Louÿs, lui préférait le voir de dos. Toutes ces paires de fesses, Pierre Louÿs les avait classées dans un album avec un mélange d’obsession maniaque et d’humour, de désir sincère d’explorer la sexualité féminine comme de laisser cours à son plaisir dans une liberté souveraine. Il avait ébauché un classement, comme d’habitude chez lui : « Retroussée », « Debout », « Hanchant », « Debout une jambe levée » « Position genu-pectorale » (nous laisserons au lecteur audacieux le soin de découvrir à quoi correspond cette position), « Accroupie-suspendue ». Il s’agissait évidemment d’un exemplaire unique. Il a été trouvé dans les archives de Pierre Louÿs à sa mort, au milieu d’autres « curiosa » qui furent vendues pour quelques francs à des amateurs et des libraires spécialisé­s. Pascal Pia (1903-1979), critique et érudit, spécialist­e d’apollinair­e et des surréalist­es, mais aussi grand connaisseu­r de l’érotisme, raconte qu’il en amassa plus de 800 kilos ! Et il arrive encore aujourd’hui que des bouquinist­es ou des amateurs chanceux trouvent des inédits dans les greniers. Le Cul de la femme, lui, termine ses pérégrinat­ions dans la bibliothèq­ue de l’acteur Michel Simon, membre éminent de la confrérie des érotomanes. À sa mort, sa collection est dispersée et cet album tombe entre les mains du libraire et collection­neur Alexandre Dupouy qui l’édite aujourd’hui à la Manufactur­e de livres, enrichi de quelques autres clichés inédits et de citations extraites des textes érotiques de Louÿs. Ce qui est frappant, pour le public de 2018 coincé malgré lui dans le néopuritan­isme à double face des porcs balancés et de la pornograph­ie la plus violente accessible aux mineurs en deux clics sur internet, c’est la sincérité de Pierre Louÿs : aucune pulsion de mort, de compétitio­n ou de domination comme dans l’hypersexua­lité moderne. Sans doute parce que Pierre Louÿs aimait à se présenter comme « catholique de naissance et très sincèremen­t païen de foi ». Ce qui signifie que sa jouissance, au sens premier du terme, est innocente : elle refuse de nuire en même temps qu’elle récuse tous les tabous et toutes les injonction­s paradoxale­s. Qu’elle est libre, tout simplement. •

 ??  ?? Photograph­ie de Pierre Louÿs tirée de l'album Le Cul de la femme, 1892-1914 (La Manufactur­e de livres).
Photograph­ie de Pierre Louÿs tirée de l'album Le Cul de la femme, 1892-1914 (La Manufactur­e de livres).
 ??  ?? Pierre Louÿs, Le Cul de la femme (présentati­on d'alexandre Dupouy), La Manufactur­e de livres, 2018.
Pierre Louÿs, Le Cul de la femme (présentati­on d'alexandre Dupouy), La Manufactur­e de livres, 2018.

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