Causeur

AVOIR RAISON AVEC PICHONNEAU

Rimbaud écrivait : « Il faut être absolument moderne. » Eh bien, Jean-michel Pichonneau le pense aussi. Réussira-t-il ? On le découvrira au gré de ses exploits relatés chaque mois dans Causeur.

- Par Patrice Jean

Pichonneau aime vadrouille­r sur internet : oh, il est loin des surfeurs de la Silicon Valley, il serait plutôt du genre à musarder entre les sites, cueillant, dans un sous-bois, un article de Libé, ramassant, plus loin, du côté de Mediapart, une tribune toute fraîche, pleine de saveur, qu’il prépare ensuite à feux doux, en la pimentant avec deux ou trois dessins piqués sur Facebook ; et parfois, sans le faire exprès, il se retrouve sur un site porno, un peu perdu entre les cuisses et les fesses, et surtout entre les attitudes à adopter : doit-il condamner l’avilisseme­nt de la femme ou, au contraire, se réjouir de la libération des moeurs ? Ce n’est pas facile d’être un Pichonneau moderne. Certains jours, il fréquente même des sites de vente en ligne comme Amazon ! Le temps me manque, explique-t-il, pour descendre au Petit Prince, la librairie indépendan­te tenue par un couple de lesbiennes où la Pichonnett­e, elle, achète tous ses romans élevés en plein air, sans sexisme ajouté ni colorants zemmourien­s. Il s’en veut, croyez-moi ! Pour se racheter, il lit deux éditoriaux de Laurent Joffrin et trois chroniques du Monde diplo. Sur l’un de ces sites, Pichonneau, à la recherche d’un essai contre le retour des années 1930, se trouva un jour nez à nez avec le numéro 1 des ventes (rayon idées) : L’art d’avoir toujours raison d’arthur Schopenhau­er. Il en fut tout secoué : il existait donc des lecteurs incapables, par eux-mêmes, d’accéder à la vérité ! Ce fut à cet instant que Jean-michel prit conscience qu’il était un privilégié : il n’avait jamais suivi de cours ni lu de méthodes pour avoir raison, et pourtant il avait toujours raison. Longtemps il s’était désespéré de ne pas savoir jouer de la guitare, du piano, du violon – même à l’harmonica, il était nul, massacrant Santiano à chaque fête de famille ; longtemps, il s’était désolé de jouer au foot comme une patate ; longtemps, il s’était cherché : il venait de se trouver ! Son art, à lui, c’était d’avoir raison ! Toujours raison. Il suffisait d’y penser. Il ne se souvenait pas d’avoir eu tort une seule fois dans sa vie ; à

chaque dispute, il s’offusquait de conneries heurtant le bon sens élémentair­e : comment ne pas voir que son interlocut­eur avait tort ? (Ô, cher petit Pichonneau, si bon, si juste, si grand, l’évidence n’était que pour toi.) Toujours la même rengaine : qu’il soit un collègue, son beauf ou n’importe qui à la radio ou à la télé, le contradict­eur des idées pichonnien­nes se trompait. Combien d’engueulade­s avec Jérôme, eh bien, à chaque fois – et quoi qu’en dise Jérôme –, la Piche avait raison. On veut d’autres preuves ? Pichonneau n’aime pas les bananes ; or, les bananes, c’est vraiment dégueulass­e : si ce n’est pas une preuve, ça ? Tenez, la Pichonnett­e a perdu ses clés et « au moment de partir en plus ! », ils vont être en retard chez Jeanlouis, notre Piche lui conseille de regarder prestement dans la poche arrière droite de sa veste, suspendue sur la patère, dans le hall : la clé s’y trouve ! Demandez à la Pichonnett­e, si vous ne me croyez pas. Pas plus tard qu’il y a une semaine, il a insulté (« quel con ! » s’estil écrié) un tenant de la France moisie qui passait sous son nez, dans le poste de télévision : bien joué la Piche, le type était un con ! Brisons là : Pichonneau est l’un de nos plus fameux représenta­nts de l’art d’avoir raison, un point c’est tout. On le sait, Pichonneau n’est pas un mauvais bougre, il est prêt à partager, à transmettr­e, à donner. Alors, ses lèvres dessinent un petit sourire, ce genre de petit sourire qui annonce, chez la Piche, une idée de derrière les fagots : et s’il écrivait, à son tour, un Art d’avoir toujours raison ? Le livre de Schopenhau­er remonte au xixe siècle, il ne faut pas être énarque, pensa la Piche, pour subodorer que la méthode a vieilli, qu’elle pue le renfermé, l’inquisitio­n, le chemin de fer et la lampe à huile ; au xxie siècle, le citoyen écorespons­able réclame des techniques modernes, compatible­s avec les toilettes sèches et l’utérus artificiel. Une mise à jour s’imposait ! Si un obscur philosophe allemand avait réussi, en des temps obscurs, à pondre un art d’avoir raison, il ne serait pas très difficile, à une époque évoluée comme la nôtre, pour un petit Français plein d’esprit, d’accoucher d’une nouvelle méthode, délestée des miasmes du Moyen Âge, et, accessoire­ment, pour ce petit bonhomme, de « s’en mettre plein les fouilles ». Il se gratta la tête ; il ouvrit sur son ordinateur un nouveau dossier : « Avoir raison avec Pichonneau. » À quelles règles son esprit obéissait-il ? Il ne s’était jamais posé la question : il avait raison naturellem­ent, sans appliquer, scolaireme­nt, une méthode. Allez demander, vous, à Neymar, les règles pour la direction du dribble ! Il vous répondra : le foot, j’ai ça dans le sang. Que pourrait-il dire de plus ? Pichonneau faillit envoyer promener les crétins qui réclamaien­t une méthode. Puis il se rappela que, pour l’heure, personne ne lui demandait quoi que ce soit. Il passa en revue ses dernières controvers­es, au café, au bureau et en famille. Pourquoi, à chaque fois, l’avait-il emporté haut la main ? Il finit par dégager quelques stratagème­s. Nous en donnons ici plusieurs extraits : « La première règle est essentiell­e : bien connaître la Pichonnett­e (comment savoir autrement où elle a rangé ses lunettes de soleil ?). Règle numéro 2 : la figure du c’est plus compliqué qu’il faut enchaîner en se levant de sa chaise, en ajoutant : bon, j’y vais. Règle numéro 3 : insulter l’interlocut­eur. Le choix des insultes doit être proportion­né à la dispute, mais on ne sera jamais déçu si l’on déclare que son adversaire est un réac, un facho, un sexiste, un raciste, un “je n’aurais pas cru ça de toi”, un nostalgiqu­e, un ringard, un homme du passé, une tête de bite ou un qui fait le jeu des extrêmes. Le pédophile doit être manié avec prudence. Règle numéro 4 : Citer Spinoza. Apprendre par coeur deux ou trois citations du philosophe et les jeter dans la discussion comme on balance un pavé dans la gueule de l’ennemi (exemple de citation : “L’amour et la Haine envers une chose que nous imaginons qui est libre doivent tous deux être plus grands, à cause égale, qu’envers une chose nécessaire”). On peut se caresser le menton ou bien regarder par la fenêtre tout en citant le philosophe. Règle numéro 5 : reconnaîtr­e que l’interlocut­eur a raison, mais soutenir, tout de suite après, la thèse adverse à celle qu’il défend ; puis enchaîner par un bon, j’y vais. » L’ensemble du traité réunissait une vingtaine de règles. Pichonneau songeait à l’illustrer en puisant dans la prochaine soirée du réveillon. La règle dont il était le plus fier – la plus profonde et la plus exigeante – était la 17e : même quand j’ai tort, j’ai raison. Allez, bonnes fêtes ! •

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