Comme une préfiguration des Champs-élysées
canette de bière fuse de la foule. Elle s’écrase sur les boucliers en plexiglas du cordon de CRS qui protège l’accès à la porte principale de la préfecture. Une autre suit, puis encore une autre. Immédiatement, les CRS ripostent par des tirs de grenades lacrymogènes. Elles explosent en hauteur et se dispersent en petites capsules légères, qui ne blessent personne en tombant. Les manifestants expérimentés les écrasent d’un coup de pied, ce qui les empêche de fumer. Dany n’en fait pas partie. Ouvrière dans la confection, en retraite depuis deux ans, toute menue, elle se retire de la place, les yeux rougis. Elle se doutait que la manifestation pouvait finir ainsi, mais elle ne regrette pas d’être venue : « On en a assez. Avec nos petites retraites, on n’y arrive plus. » Un SDF insulte les CRS, son chien à gilet jaune dans les bras. L’animal a pris une grosse bouffée de gaz irritant. Dans les heures qui suivent, la préfecture du Finistère va préfigurer exactement les affrontements du 24 novembre sur les Champs-élysées (où les drapeaux bretons n’auront échappé à personne). Les images sont très spectaculaires, mais la violence est contenue, limitée à un petit périmètre. Pendant trois heures, les CRS vont affronter les manifestants comme au théâtre, devant un parterre de centaines de spectateurs massés de l’autre côté de la rivière. Jets de bouteilles de bières et de cailloux, grenades lacrymogènes, grenades assourdissantes, fumigènes rouges. Le public est connaisseur. « Une bouteille pleine va plus loin qu’une bouteille vide et le jet est plus précis. – D’un autre côté, tu gâches une bière. – C’est vrai. » Le lendemain de la manifestation, la vidéo d’un handicapé en fauteuil roulant maltraité par des CRS à Quimper va circuler sur les réseaux sociaux. Une mystification dénoncée par le handicapé lui-même, Stéphane Le Bourdon, conseiller départemental PS. En réalité, les forces de l’ordre ont été irréprochables, face à un mouvement atypique. Difficile de distinguer les « casseurs » des manifestants. Quelques très jeunes activistes (16 ans ?) avaient la naïveté de se promener avec le masque blanc des Anonymous, ce qui les signalait comme fauteurs de trouble potentiels. Tous les observateurs ont vu aussi des quinquagénaires en gilets jaunes très offensifs. Bilan de la journée, six policiers et un manifestant blessés. Quatre personnes ont été condamnées à de la prison ferme en comparution immédiate, dont un automobiliste ayant délibérément avancé sur les CRS. Sur les Champs-élysées, le bilan du 24 novembre est de huit blessés et 35 interpellations, ce qui est sans commune mesure avec le climat de quasi-guerre civile suggéré par les images. Tout cela pour un échec probable. L’excès de pouvoir brutal et coercitif saute aux yeux. Les excès de prévenance passent souvent inaperçus, y compris aux yeux de ceux qui les commettent. Les « gilets jaunes » n’arrêteront pas la machine à faire le bien. Face à la grogne, le gouvernement leur a proposé... des aides. Il faut protéger les poumons de l’enfant contre les particules fines, défendre les conducteurs contre eux-mêmes et réparer la machine climatique. Parce que les mesures tournaient autour de la voiture, beaucoup de commentateurs ont insisté, cette fois, sur un clivage métropole/périphérie. Savent-ils que de colloques en rapports, des experts défendent inlassablement l’idée d’obliger les copropriétés à engager des travaux de rénovation thermiques, pour améliorer le confort et limiter les émissions de gaz à effet de serre ? Comme pour la voiture électrique, les carottes fiscales existent, mais elles donnent des résultats peu probants. Reste le bâton. Les prochains « gilets jaunes » seront peut-être urbains. • 1. « Les “Gilets jaunes” incarnent cette France abandonnée, cette France des périphéries, évoquée par le géographe Christophe Guilluy », Nicolas Vidal, Le Figaro, 23 novembre. 2. De plus en plus compliquées, de plus en plus minutieuses... Le Conseil d'état a publié en 2016 sa troisième étude sur l'inflation législative. Depuis 1991, il déplore la « logorrhée législative et réglementaire » et l'instabilité « incessante et parfois sans cause » des normes. Sans succès. Les codes de l'environnement ou du travail 2018, éditions Dalloz commentées et annotées, pèsent 1,3 kg chacun et dépassent les 3 400 pages.