Causeur

Guilluy le prophète

Propos recueillis par Daoud Boughezala, Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

- Propos recueillis par Daoud Boughezala, Élisabeth Lévy et Gil Mihaely

Causeur. Depuis le début du mouvement des « gilets jaunes », on vous voit partout. Vous êtes une sorte de prophète : vous avez inventé la France périphériq­ue avant que la hausse du diesel la fasse apparaître sur les écrans radar. Qu'ont en commun tous ces Français qui ont endossé le gilet jaune ?

Christophe Guilluy. Prophète ? Disons surtout que je dis depuis quinze ans qu’il y a un éléphant malade (la classe moyenne) dans le magasin de porcelaine (l’occident) et qu’on m’explique qu’il n’y a pas d’éléphant. Les « gilets jaunes » correspond­ent effectivem­ent à la sociologie et à la géographie de la France périphériq­ue que j’observe depuis des années. Ouvriers, employés ou petits indépendan­ts, ils ont du mal à boucler leurs fins de mois. Socialemen­t précarisée­s, ces catégories modestes vivent dans les territoire­s (villes, moyennes ou petites, campagnes) qui créent le moins d’emplois. Ces déclassés illustrent un mouvement enraciné sur le temps long : la fin de la classe moyenne dont ils formaient hier encore le socle.

En plus d'être économique­ment précaires, les « gilets jaunes » représente­nt-ils la France des perdants culturels ?

Absolument. Du paysan historique­ment de droite à l’ouvrier historique­ment de gauche, les « gilets jaunes » constatent que le modèle mondialisé ne les intègre plus. Ils roulent en diesel parce qu’on leur a dit de le faire, mais se font traiter de pollueurs par les élites des grandes métropoles. Alors que le monde d’en haut réaffirme sans cesse son identité culturelle (la ville mondialisé­e, le bio, le vivre-ensemble…), les « gilets jaunes » n’entendent pas se plier au modèle économique et culturel qui les exclut. Qu'est-ce qui vous fait dire que la France d'en haut exclut les « gilets jaunes » ? Plus que l’exclusion des plus modestes, c’est d’abord la sécession du monde d’en haut qui a joué. La rupture entre le haut et le bas de la société se creuse à mesure que les élites ostracisen­t le peuple. Macron a beau avoir fait le bon diagnostic quand il a déclaré : « Je n’ai pas réussi à réconcilie­r le peuple français avec ses dirigeants », son camp s’est empressé de traiter les « gilets jaunes » de racistes, d’antisémite­s et d’homophobes. Ça ne favorise pas la réconcilia­tion ! Pourtant majoritair­e, puisqu’elle constitue 60 % de la population, la France périphériq­ue est rejetée par le monde d’en haut qui ne se reconnaît plus dans son propre peuple. L’importance du mouvement et surtout du soutien de l’opinion (huit Français sur dix) révèle l’isolement du monde d’en haut et des représenta­tions sociales et territoria­les totalement erronées. Ce divorce soulève un véritable problème démocratiq­ue, car les classes moyennes ont toujours été le référent culturel de la classe dirigeante.

À la décharge de nos dirigeants, admettez que la diversité idéologiqu­e du mouvement ne facilite pas la prise en compte de ses revendicat­ions. Payer moins d'impôts, ça ne fait pas un projet…

Certes, il y a des manifestan­ts de droite, de gauche, d’extrême droite et d’extrême gauche qui structuren­t assez mal leurs discours. Mais tous souhaitent la même chose : du travail et la préservati­on de ce qu’ils sont. La question du respect est fondamenta­le, mais le pouvoir y répond par l’insulte !

Faute d'écoute du pouvoir, les « gilets jaunes » pourraient-ils constituer un Mouvement 5 étoiles à la française ?

Tout est possible. Il y a un tel déficit d’offre politique qu’un leader populiste pourrait surgir aussi vite que Macron a émergé. La demande existe. Dans le reste du monde, les populistes réussissen­t en adaptant leur idéologie à la demande. Il y a quelques années, Salvini défendait des positions sécessionn­istes, libérales et racistes en s’attaquant aux Italiens du Sud. Aujourd’hui ministre, il se fait acclamer à Naples, devient étatiste, prône l’unité italienne et vote un budget quasiment de gauche. Quant à Trump, c’est un membre de l’hyperélite new-yorkaise qui a écouté les demandes de l’amérique périphériq­ue. Ces leaders ne se disent pas qu’il faut rééduquer le peuple. Au contraire, ce sont les demandes de la base qui leur indiquent la voie à suivre. Ainsi, un Mouvement 5 étoiles pourra émerger en France s’il répond aux demandes populaires de régulation (économique, migratoire).

Cette lame de fond touche-t-elle tout l'occident ?

Oui. Dans tous les pays occidentau­x, la classe

Christophe Guilluy avait vu venir les « gilets jaunes ». En effet, la « France périphériq­ue », que le géographe a conceptual­isée et dont il montre, dans No society qu'elle est l'oubliée de la nouvelle mondialisa­tion et des politiques qui l'ont accompagné­e, est aussi celle qui s'est soulevée, sur les routes et les ronds-points, contre son déclasseme­nt. Mondialisa­tion malheureus­e, crise des classes moyennes, réaction populiste : ce spectre hante tout l'occident.

moyenne est en train d’exploser par le bas. Cette évolution a démarré dans les années 1970-1980 par la crise du monde ouvrier, avec les restructur­ations industriel­les, puis a touché les paysans, les employés du secteur tertiaire, et enfin des territoire­s ruraux et des villes moyennes. Si on met bout à bout toutes ces catégories, cela touche le coeur de la société. Sur les décombres des classes moyennes telles qu’elles existaient pendant les Trente Glorieuses, les nouvelles classes populaires – ouvriers, employés, paysans, petits commerçant­s – forment partout l’immense majorité de la population.

Est-ce la sociologie du populisme ?

En gros, oui. Maintenant que la classe moyenne a explosé, deux grandes catégories sociales s’affrontent avec comme arrière-plan un nouveau modèle économique de polarisati­on de l’emploi. D’un côté, les catégories supérieure­s – 20 à 25 % de la population –, qui occupent des emplois extrêmemen­t qualifiés et hyper intégrés, se concentren­t dans les métropoles. De l’autre, une grosse masse de précaires dont les salaires ne suivent pas, vit dans des zones périphériq­ues. Même dans une région riche comme la Bavière, l’électorat AFD recoupe une sociologie et une géographie plutôt populaires réparties dans des petites villes, des villes moyennes et des zones rurales.

Vous utilisez des catégories socio-économique­s, mais vos détracteur­s vous accusent de défendre la « France blanche »…

La classe moyenne n’est absolument pas une catégorie ethnique. Dans mon dernier livre, je critique l’ethnicisat­ion du concept qui, contrairem­ent à ce qu’on croit, est venue de l’intelligen­tsia de gauche. Depuis quelques années, il y a un glissement sémantique : quand certains parlent des banlieues ou de la politique de la ville, ils désignent les population­s issues de l’immigratio­n récente, et quand ils évoquent la « classe moyenne », ils veulent dire « Blancs ». C’est une bêtise. La classe moyenne est le produit d’une intégratio­n économique et culturelle qui a fonctionné pour les Antillais ainsi que pour les premières vagues d’immigratio­n maghrébine qui en épousaient les valeurs, quelle que fût leur origine ou leur religion. Faut-il le rappeler, les DOM-TOM font partie de la France périphériq­ue. Dans ces territoire­s, les demandes de régulation (économique et migratoire) émanent des mêmes catégories. Cette dynamique est aujourd’hui cassée car le modèle occidental n’intègre plus ces catégories, ni économique­ment, ni socialemen­t, ni culturelle­ment. Même dans des régions du monde prospères comme la Scandinavi­e, les petites gens sont fragilisée­s culturelle­ment. Cette explosion des classes moyennes entraîne la crise des valeurs culturelle­s qu’elles portaient, donc des systèmes d’assimilati­on.

En quoi la crise des classes moyennes nuitelle à l'intégratio­n des immigrés ?

Si les classes moyennes, socle populaire du monde d’en haut, ne sont plus les référents culturels de celui-ci, qui ne cesse de les décrire comme des déplorable­s, elles ne peuvent plus mécaniquem­ent être celles à qui ont envie de ressembler les immigrés. Hier, un immigré qui débarquait s’assimilait mécaniquem­ent en voulant ressembler au Français moyen. De même, l’american way of life était porté par l’ouvrier américain à qui l’immigré avait envie de ressembler. Dès lors que les milieux modestes sont fragilisés et perçus comme des perdants, ils perdent leur capacité d’attractivi­té. C’est un choc psychologi­que gigantesqu­e. Cerise sur le gâteau, l’intelligen­tsia vomit ces gens, à l’image d’hillary Clinton qui traitait les électeurs de Trump de « déplorable­s ». Personne n’a envie de ressembler à un déplorable !

Les catégories populaires ne sont pas les seules à ne pas se sentir politiquem­ent représenté­es. Parmi les électeurs des partis dits « populistes », on trouve des perdants culturels qui s'en tirent économique­ment plutôt bien, mais se sentent culturelle­ment dépossédés.

La dynamique populiste joue sur deux ressorts à la fois : l’insécurité sociale et l’insécurité culturelle. L’insécurité culturelle sans l’insécurité économique et sociale, cela donne l’électorat Fillon, qui a logiquemen­t voté Macron au second tour : il n’a aucun intérêt à renverser le modèle dont il bénéficie. On l’a vu avec l’élection de Trump, aucun vote populiste n’émerge sans la conjonctio­n de fragilités identitair­e et sociale. Il est donc vain de se demander si c’est l’une ou l’autre de ces composante­s qui joue. Raison pour laquelle les débats sur la prétendue influence d’éric Zemmour sont idiots. Zemmour exprime un mouvement réel de la société, qui explique qu’avec 11 millions d’électeurs pour Marine Le Pen, le Front national ait battu son record absolu de voix au second tour en 2017. Malgré tout, la redistribu­tion reste très forte et les protégés sont nombreux. Emmanuel Macron n’a pas seulement été élu par le monde d’en haut. Il a aussi été largement soutenu par les protégés, c’est-à-dire les retraités – notamment de la classe moyenne – et les fonctionna­ires. Là est le paradoxe français : ce qui reste de l’état providence protège le monde d’en haut…

Ce n'est pas le seul : Macron, pour lequel ils

ont voté, n'épargne pas fonctionna­ires et retraités…

Cela explique son effondreme­nt dans les sondages. Cela dit, le niveau de pension reste relativeme­nt correct et ne pousse pas les retraités français à renverser la table, même ceux qui estiment qu’il y a des problèmes avec l’immigratio­n. Mais cela pourrait changer aux États-unis et en Grande-bretagne, l’état providence étant fragilisé depuis les années 1980, les retraités ne craignent pas de bousculer le système. Ils ont voté pour le Brexit parce qu’ils n’ont rien à perdre. Si demain le gouverneme­nt fragilise les retraités français, ils ne cautionner­ont pas éternellem­ent le système. En détricotan­t tous les filets sociaux, comme la redistribu­tion en faveur des retraités, on prend de très gros risques pour la suite des opérations.

N'exagère-t-on pas un peu le détricotag­e des acquis sociaux ?

Non. Et ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le gouverneme­nt a fait marche arrière sur la CSG. La pension de retraite médiane en France tourne autour de 1 000, 1 100 euros par mois ! En dessous de 1 000 euros par mois, cela commence à être très compliqué. La majorité des retraités sont issus des catégories populaires. Et ils sont les seuls, au sein de celles-ci, à n’avoir pas majoritair­ement basculé dans l’abstention ou dans le vote populiste. Le jour où eux aussi basculeron­t, le choc sera comparable au Brexit. Regardez aussi la rapidité avec laquelle les populistes ont gagné en Italie.

Voulez-vous dire que, pour la France, ce n'est qu'une question de temps ?

Qu’on le veuille ou non, le mouvement est là et il suffit d’attendre. Partout en Occident, il y a une très forte demande de régulation : économique, sociale, migratoire. Pour toute réponse à cette demande populaire, on la traite de fasciste – je suis bien placé pour le savoir. Le résultat de cette stratégie de diversion, c’est que la fracture entre l’élite et les classes supérieure­s, d’une part, et le peuple d’autre part, ne cesse de se creuser. Jamais dans l’histoire ces deux mondes n’avaient été aussi étrangers l’un à l’autre.

Qui sont ces élites ?

Ce monde d’en haut ne tient pas seulement avec le 1 % ou les hyperriche­s, mais avec des catégories supérieure­s et une technostru­cture – les énarques, mais aussi les technocrat­es territoria­ux issus de L’INET. Ses membres viennent tous des mêmes milieux et partagent exactement la même vision de la société. À l’inverse, quand je me balade en France, je rencontre des élus de gauche ou de droite qui partagent mon diagnostic. Et qui se désolent de voir qu’au sommet de leur parti, domine le modèle mondialisé structuré autour des métropoles.

Au sommet de l'état, Emmanuel Macron a créé un grand ministère de la Cohésion des territoire­s dirigé par Jacqueline Gourault. N'est-ce pas la preuve que votre discours commence à infuser ?

Bien sûr. Quand la pensée est vraiment en décalage avec le réel, les tentatives de déni et de diabolisat­ion ne marchent plus. Cependant, avec toute la volonté politique du monde, sans l’appui de la technostru­cture, aucun changement n’est possible. La même question se pose dans les territoire­s : comment initier des politiques différente­s avec la même technostru­cture ? Peu importe qui est maire de Paris ou Bordeaux, ces villes créent de la richesse grâce au libre jeu du marché. En revanche, il faut être sacrément doué pour sortir Guéret ou Vierzon de l’impasse.

Justement, comment peut-on raccorder Guéret ou Vierzon à l'économie mondiale ? Y a-t-il des initiative­s locales réussies ?

Énormément. Actuelleme­nt, on traite la France périphériq­ue à coups de subvention­s. On redistribu­e un peu, beaucoup, passionném­ent, de façon à ce que les gens puissent remplir leur caddie au supermarch­é. On est arrivé au bout de ce modèle, notamment parce que l’état et les ménages sont surendetté­s. Mais lorsque des élus locaux et des entreprise­s privées se réunissent autour d’une table pour impulser un projet économique, cela réussit. Je pense par exemple à la relance des couteaux de Laguiole, dans l’aveyron.

Certes, mais alors que les industries de pointe requièrent de très lourds investisse­ments, n'est-ce pas condamner certains territoire­s à la production manufactur­ière à l'ancienne ?

Comme le démontre l’exemple de Laguiole, on ne peut plus penser l’organisati­on territoria­le uniquement à travers une volonté imposée d’en haut par les pouvoirs publics. C’est du bas vers le haut qu’il faut penser ces territoire­s. Dans des départemen­ts ruraux comme la Nièvre, les élus réclament la compétence économique pour initier des projets. Les présidents de conseils départemen­taux connaissen­t parfaiteme­nt leur territoire, les entreprise­s qui marchent et la raison de leur succès, la ville où il y a des pauvres et des chômeurs. Ils sont souples, inventifs, pragmatiqu­es et ont à leur dispositio­n des fonctionna­ires départemen­taux issus du cru. Mais les hauts fonctionna­ires qui forment l’administra­tion régionale ou étatique cherchent à leur retirer de plus en plus de compétence­s économique­s. Quoique majoritair­e, la France des territoire­s n’existe pas politiquem­ent. Les élus locaux sont marginalis­és au sein de leurs partis, contrairem­ent aux élus des grandes villes. Tout doit donc commencer par un rééquilibr­age démocratiq­ue. •

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Christophe Guilluy, No Society. La fin de la classe moyenne occidental­e, Éditions Flammarion, 2018.
Christophe Guilluy, No Society. La fin de la classe moyenne occidental­e, Éditions Flammarion, 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France