BONNET PHRYGIEN ET BOTTES DE CUIR
Derrière l'animal médiatique Polony, se cache Natacha. Cette passionnée de poésie reconvertie dans la presse cumule les paradoxes : athée aux tendances mystiques, réservée mais altruiste, enracinée et ouverte à l'autre, l'ancienne professeur de lettres co
Elle aime Colette, me dit-elle. Peut-être en raison de cette phrase de la romancière, où il est question de trouver ses ressources « dans le silence et l’insociabilité ». Contrairement aux apparences – elle m’ouvre sa porte dans une salopette en cuir noir et de superbes boots à lacets rouges, un rien provocateurs – Natacha Polony s’épanouit à l’écart des plateaux de télévision. On croit, y compris dans son entourage, qu’elle apprécie la célébrité. On la juge hautaine, froide, difficile à aborder. Il est vrai que quand on arrive en retard au rendez-vous qu’elle a fixé aux aurores, on ressent une sorte de trouille, comme avant de se présenter devant un proviseur. « Elle m’a demandé de venir à la rédaction de Marianne à huit heures du matin. J’ai dit que c’était un peu tôt. Elle a donc proposé… huit heures et demie. Il n’y avait même pas les femmes de ménage. Ça m’a rappelé Jean-françois Kahn », confie la photographe Hannah Assouline. De son côté, Périco Légasse, que l’on se garde de présenter comme l’époux de la journaliste, tant les mots qu’elle lui réserve laissent entendre qu’il est encore son amoureux, son inspiration, son acolyte et son complice dans le grand combat pour changer le monde qu’ils mènent désormais à deux, se souvient de leurs débuts périlleux : « Mes collègues m’ont conseillé de lâcher l’affaire. Ils m’ont lancé : “Tu vas te faire éclater !” Certes, je n’ai pas osé attaquer de face… » De fait, avec Natacha Polony, l’approche frontale n’est visiblement pas la bonne. À mon « vous paraissez très habitée par la performance », elle oppose un rectificatif poli : « Par l’exigence. Ce n’est pas la même chose. » S’ensuit une digression sur son éducation, ses parents médecins acquis à la méritocratie, à la valeur du travail, à la discipline, et qui lui ont transmis et même inculqué le sens du devoir. Mais a-t-on le droit d’exiger l’excellence chez les autres, y compris quand on s’efforce soi-même de l’atteindre ? A-t-on raison de postuler qu’indépendamment de sa condition, notre prochain ne cherche qu’à devenir un « individu souverain », en plein déploiement de ses capacités ? Soudain absorbée à tirer sur les manches de son pull à col roulé, ce qui lui donne presque l’air d’un enfant intimidé, Natacha Polony pèse ses mots, évoque l’empathie et la prudence avec lesquelles il convient d’aborder les autres, avant de lâcher du fond du coeur : « Reste qu’à titre individuel, chacun doit refuser les déterminismes qui le façonnent et se dire “je m’émancipe !”, “je veux conquérir malgré tout !”. Si tout le monde se tenait à ça, nous arriverions peutêtre à compenser les inégalités et à susciter aussi une forme de liberté. » Je me mets à douter qu’elle soit consciente du déterminisme qui la forge elle-même, celui qui l’a poussé à renoncer à la carrière universitaire, à l’écriture. « Je me suis laissé entraîner sur la voie du devoir », avoue-t-elle au bout d’un moment, en invoquant une fois de plus ses parents, qui ont un métier « utile ». Se consacrer à l’étude de la poésie dont elle parle avec beaucoup d’émotions, notamment en citant Yves Bonnefoy ou Mallarmé, ne serait-il pas utile ? « Cela n’intéresse que dix pour cent de gens », dit-elle comme pour se justifier, à moins qu’elle ne se justifie vraiment. Quant à la littérature, elle se montre sans pitié pour l’écrivain qu’elle aurait pu être : →
livres inutiles qui sortent et qui massacrent bêtement des arbres, ça ne m’intéresse pas. » Eugénie Bastié, une proche, n’attend pourtant que ça, un livre que Natacha Polony se donnerait le temps d’écrire. Elle n’est probablement pas la seule : si les deux derniers ouvrages de la rédactrice en chef de Marianne n’ont pas suscité que des commentaires élogieux, c’est sans doute parce qu’ils ont été écrits au gré de moments volés, sans fièvre directrice. Pourtant, derrière ses armures en cuir et sous son obsession de perfection non assumée, Natacha Polony est une contemplative, voire une mystique. Si elle se refuse à entreprendre un travail littéraire, ce n’est pas à cause du probable isolement qu’il exigerait. Au contraire, notre interlocutrice a le goût de la solitude. Sauf que, là encore, c’est en pensant aux autres, qu’elle l’apprécie : « Ce que j’aime dans le travail solitaire, c’est que quand on se plante, on ne met pas en danger les autres. ». Une irrécupérable de la cause commune. Nous terminons l’interview et commençons une conversation quand je l’invite à imaginer sa vie sans journalisme, sans Marianne, sans Thierry Ardisson. Soudain, elle éclot. « Je cultiverais mon jardin ! » s’exclame-t-elle. Si d’apparence son idée de bonheur n’a rien d’original, il suffit de la laisser parler de la lumière qu’elle aimerait observer changer sur les arbres tout au long de l’année, de la beauté des pivoines, de la saveur de petits pois frais qu’elle ferait pousser dans son potager. « Tout mérite qu’on le regarde. La richesse, c’est de savoir regarder », affirme-t-elle, en revenant sur ce que lui apporte la littérature, cet art de fixer des instants intenses à l’aide de mots. « On ne peut mener des débats politiques avec une certaine hauteur que quand on sait que tout finira en poussière. Alors on comprend qu’il s’agit de faire de sorte que ce bref passage sur Terre ne soit pas synonyme de souffrance, d’horreur », insiste-t-elle. Un « ici et maintenant ! » en forme de postulat finit par lui échapper. Pas un « hic et nunc » qui trahirait une impatience fébrile à « profiter » de la vie, selon l’acception généralisée et abrutie du terme. Non, dans son cas, l’idée renvoie à une attitude particulière face à l’existence, dont on saurait apprécier la fragilité parce qu’elle recommande justement de savourer les moments, de guetter les charmes discrets, mais puissants, comme celui de partager un repas ou de voir un ciel étoilé. « L’être humain est un être d’appétits, de libido… se lance-t-elle. Il faut déployer la libido, donner envie de créer, de jouir aussi, de se faire plaisir. » Sans oublier toutefois que nous appartenons à un ordre cosmique et qu’il « faut faire en sorte que chacun puisse sentir, ne serait-ce qu’un instant, faire partie d’un tout, être rattaché à l’univers. » On se demande si elle étudie la pensée indienne à ses heures perdues, voire si elle est tombée dans le New Age. En réalité, sa philosophie personnelle doit probablement beaucoup à l’influence de Périco Légasse avec qui je cause, en oubliant le temps : des paysages dévastés ou préservés, de la sagesse qui découle d’un simple changement de saison et qui devrait nous faire envisager sereinement notre propre finitude, nous inciter à nous conduire de manière plus responsable à l’égard de la nature. Une discussion qui sent la terre, le terroir, un lien charnel avec la carte autant qu’avec le territoire. Il y a eu, avant la naissance de ses trois enfants que le couple élève, les voyages à travers la France : « Elle connaissait la Normandie par Flaubert, je lui ai montré à quoi ressemble vraiment la Normandie. Elle connaissait la Provence de Giono, je lui ai fait découvrir la Provence des petits producteurs, des paysans, des maraîchers. » Au détour d’une phrase retentit d’un coup la référence au « droit du sol », que Périco Légasse interprète à sa manière, comme le pouvoir du sol d’imprégner le destin de ceux qui l’habitent. « Suivant Jean-françois Kahn, notre maître à Natacha et à moi, nous disons aux étrangers : “Vénérez vos cultures d’origine, n’oubliez pas d’où vous venez, mais intégrez-vous à la terre de France” », prêche-t-il, oubliant à quel point cette injonction semble irréaliste quand on naît doublement déraciné, de sa culture d’origine autant que de la culture du pays d’accueil, dans une banlieue absurde et laide, sans la moindre perspective de la quitter un jour. Pour autant, pas question pour le tandem Polony-légasse de baisser les bras. Que les agriculteurs français succombent en masse à la mode de porter des casquettes de joueurs de base-ball, au détriment de bons vieux bonnets en laine, les désole profondément. Ils y voient même le signe fort de la perdition de l’« âme française ». « On nous qualifie de conservateurs, de réactionnaires… Je veux bien, si cela correspond à la volonté de protéger ce qui reste et à le transmettre », assène Périco sur un ton furieusement viril. Impossible d’échapper à l’impression que leur combat se nourrit d’un sentiment quasi religieux, qu’il s’apparente à une mission, à La mission. En outre, Natacha Polony aurait connu une émotion vive devant la maison de Jeanne d’arc en Lorraine. Athée, elle qui lit Dickens à ses enfants à l’heure de Noël, soucieuse de ce qu’ils ne l’assimilent pas à une fête commerciale, respire une spiritualité sans Dieu, mais ne s’effarouche pas face à l’hypothèse que tout soit sacré. « Je dis souvent que je voudrais, le jour de ma mort, être simplement mise dans la terre, dans l’herbe, être broutée par une vache, et savoir que mes atomes repartiront dans un cycle éternel », confesse-
Cette athée a connu une émotion vive devant la maison de Jeanne d'arc en Lorraine.
t-elle. Je ne m’attendais pas à bavarder sur l’au-delà avec une star de la télé. Les amateurs de chronique mondaine seront déçus. Le couple se tient à l’écart de ce que Périco Légasse appelle la « civilisation parisienne », dîners, cocktails et autres mondanités. Dans le métro que nous prenons pour rejoindre la rédaction de Marianne, Natacha Polony se fait repérer par des passagers, alors qu’elle me parle de ses rencontres avec des amis vignerons, éleveurs, restaurateurs : « Ce sont des gens que je fréquente. On ne m’invite pas chez Raphaël Enthoven. » Ceux qui la trouvent « froide » ne s’en étonneront pas : elle n’est pas une grande adepte des « bises », du tutoiement et autres effusions. Est-ce le signe, comme certains le croient, d’un malaise, d’une difficulté à manifester son affection? Plutôt une façon de la réserver à sa vie privée. Elle ne cherche pas à séduire à tout prix. « Il n’y a rien de pire, quand on est une personnalité publique, que de chercher à être aimée », glisse-t-elle avec ce ton de l’évidence qui perce parfois dans sa voix. La distance qu’elle impose d’emblée ne l’empêche pas de vous conseiller de bien vous couvrir, car il fait froid. Elle vous regarde, vous écoute, dotée d’une qualité rare et noble, l’attention. Face à la trentaine de journalistes qui analysent les débordements des manifestations des « gilets jaunes » sur les Champs-élysées, elle a le courage de dire : « Je ne sais pas, vous en pensez quoi ? » Calme, concentrée, incarnation même de la notion homérique d’aidôs, qui lui est proche et qui, parmi ses possibles interprétations selon le contexte, exprime une certaine forme de pudeur, de tenue. Soupçonnée de ne pas avoir beaucoup d’humour, elle ne rate pas une occasion de faire un petit effort. Le 24 novembre, un de ses reporters l’informe que lors des saccages sur les Champs-élysées, des manifestants se sont servis à la Brioche dorée. « Quel dommage qu’ils aient choisi de la bouffe industrielle », conclut-elle. Et le plus drôle, c’est qu’elle n’en rigole qu’à moitié. •
Polony : « Il n'y a rien de pire, quand on est une personnalité publique, que de chercher à être aimée. »