Causeur

Une tragédie sans tragédiens

Caillou dans la chaussure de la posthistoi­re, la crise des « gilets jaunes » rappelle à point nommé que le gouverneme­nt des hommes ne se réduit pas à la froide gouvernanc­e. Il est néanmoins regrettabl­e que ces laisséspou­r-compte de la mondialisa­tion récla

- Françoise Bonardel

Àla répétition des drames qui endeuillen­t régulièrem­ent la France, répondent des comporteme­nts eux aussi répétitifs faits d’émotion sincère, de rituels codifiés (bougies, fleurs et peluches), et de déclaratio­ns plus ou moins convaincan­tes sur l’acte de « résistance » que représente­rait le fait d’aller boire son café comme si de rien n’était non loin d’une scène de crime. Au train où vont les choses, personne n’accordera bientôt plus

qu’une attention flottante aux uns et aux autres : à ceux qui tirent aveuglémen­t dans la foule afin d’imposer leur idéologie mortifère, et à ceux qui encaissent le coup – stoïquemen­t, lâchement ? – pour ne pas « faire le jeu des extrêmes ». Derrière ces drames récurrents qui donnent l’impression de voir un mauvais film tourner en boucle devant un machiniste endormi, se profile pourtant une tragédie dont la rébellion, bien réelle celle-là, des « gilets jaunes » permet d’entrevoir la physionomi­e ; une tragédie qui, étant d’abord celle du peuple français, pourrait bien être aussi celle de la civilisati­on occidental­e et de toute une époque, dont le poète Antonin Artaud disait en 1935 qu’elle était « tragique entre toutes, mais où personne n’est plus à la hauteur de la tragédie1 ». Qui l’est davantage aujourd’hui ?

D’une tragédie pourtant, tous les ingrédient­s sont bien réunis : un peuple à bout de forces et de patience, clamant en choeur une plainte aussi ancienne que les rapports depuis toujours conflictue­ls entre dominants et asservis ; un chef d’état dont l’apparition médiatique (et pathétique) parut celle d’un enfant au regard perdu dont le jouet tant convoité ne fonctionne plus ; un tissu social hétéroclit­e devenu incontrôla­ble, à l’image de la petite armée de casseurs surgis de l’ombre, souvent mieux équipés que les forces de police et ciblant les boutiques de luxe comme pour mieux marquer la différence entre les ploucs qui travaillen­t et en sont encore à demander du pouvoir d’achat, et la nouvelle « aristocrat­ie » issue de la pègre qui roule en Mercedes et porte des Rolex. L’un d’eux, vêtu d’un superbe blouson volé la veille, n’affichait-il pas récemment devant les caméras sa volonté de compléter son butin lors de la prochaine manif ?

La tragédie commence à vrai dire quand l’innocent fait figure de coupable sans que l’on sache exactement de quoi, et sans doute d’être tout simplement là où il ne fallait pas ; et quand on n’ose même plus dire du coupable qu’il l’est vraiment, ou du bout des lèvres et parce qu’on ne peut pas faire autrement. C’est alors le temps lui-même qui semble sorti de ses gonds comme Shakespear­e le fit dire à Hamlet, conscient de la corruption qui gangrenait le royaume de Danemark du fait de ses propres manquement­s. Quand le corps social est à ce point déréglé, tout devient possible : un nouvel attentat bien évidemment, venant à point nommé contrecarr­er l’offensive des « gilets jaunes ». Aurait-on déjà oublié que les islamistes radicaux se vantent d’organiser tôt ou tard le chaos, ou de tirer profit de celui déjà existant ? On parle aujourd’hui de « complot », comme on évoquait jadis le destin ou la Providence, tant une situation chaotique accroît le besoin d’attribuer à un ordre mystérieux, mais souverain, l’absurdité tragique de certains faits.

À commencer par la souffrance du peuple français se sentant chaque jour davantage privé du droit de disposer librement de lui-même, chèrement acquis par ses ancêtres au prix de luttes sanglantes, et depuis lors généreusem­ent offert à tous les peuples de la Terre comme le fleuron le plus pur de l’humanisme, dont la France se porte volontiers garante, tout en se montrant de plus en plus incapable de faire régner sur son territoire l’ordre républicai­n. Tragédie intime aussi, de ne plus oser afficher un patriotism­e dont le déni aurait conduit au peloton d’exécution ces soldats des deux dernières guerres, qui restent pour chacun(e) de nous des ascendants encore proches. Par la faible teneur idéologiqu­e de leurs revendicat­ions, les « gilets jaunes » semblent certes politiquem­ent irrécupéra­bles, et ce n’en est que plus déstabilis­ant pour une opinion publique habituée au clivage somme toute rassurant entre les bons et les méchants. Ces gens-là, que les « élites » autoprocla­mées regardent de haut, seraientil­s tout juste des êtres humains exaspérés d’avoir été trop longtemps humiliés et manipulés ?

Telle pourrait bien être la tragédie d’une catégorie sociale en voie d’expansion dans toute l’europe – celle des « travailleu­rs pauvres » –, coincée entre ceux qui possèdent déjà tout et ceux pour qui le travail n’est qu’une corvée occasionne­lle. Le sentiment de pauvreté a lui aussi évolué depuis le temps où Charles Péguy s’insurgeait, au nom du socialisme, contre les bourgeois voyant hypocritem­ent dans la misère des classes laborieuse­s « un moyen de culture, un exercice de vertu2 ». De cette vertulà, personne parmi les travailleu­rs d’aujourd’hui ne veut plus, et pas davantage de la pauvreté qui enlaidit et asservit. En dépit des quelques écarts de langage constatés çà et là, le discours des « gilets jaunes » témoigne dans l’ensemble d’une grande maturité et sobriété quant au seuil de dignité en deçà duquel on ne saurait descendre dans une société comme la nôtre, qui affiche un idéal d’égalité et de partage et multiplie parallèlem­ent ses appels à la consommati­on, dès lors perçus comme de véritables provocatio­ns. Se sentir pauvre est à la fois une réalité au regard des factures impayées et des fins de mois difficiles, et un manque – à gagner et à jouir – sciemment entretenu par le cynisme marchand qui fabrique les « pauvres » nécessaire­s à son enrichisse­ment.

Pauvre, on aura donc toujours le sentiment de l’être plus ou moins tant qu’on n’aura pas refusé le statut de « consommate­ur », imposé par la société marchande à ceux et celles qui ressentira­ient sans doute moins leur déclasseme­nt économique s’ils pouvaient tout simplement acheter ce dont ils ont réellement besoin, et s’en trouvaient bien. C’est là où les « gilets jaunes » sont plus proches des femmes du peuple bien décidées à ramener de Versailles à Paris « le boulanger, la boulangère, et le petit mitron » (5 octobre 1789), que des idéologues de Mai 68 s’enivrant de paroles sur les barricades érigées dans les beaux quartiers. Mais c’est aussi la limite de cette insurrecti­on éminemment populaire de n’envisager jusqu’alors aucune remise en cause radicale de la société de consommati­on, fer de lance des révoltes soixante-huitardes. On aimerait parfois réentendre, dans les campements occupés par les protesta- →

taires, la voix de Guy Debord ou de Jean Baudrillar­d3, même si leurs analyses décapantes n’ont pas inversé le cours des choses, et si ce sont toujours et plus que jamais les bobos qui s’offrent des vacances de rêve et mangent bio.

Quand une civilisati­on se définit essentiell­ement par la consommati­on, elle se tire elle-même une balle dans le pied en déclassant une partie aussi importante de sa population, et en bafouant ainsi ouvertemen­t le seul idéal collectif qu’elle ait été capable de se donner. Peutêtre est-ce même sa tragédie secrète de vivre en porteà-faux permanent entre ce qu’elle donne et ce qu’elle promet. Si « tragédie de la culture4 » il y a bien derrière ce qui motive la révolte des « gilets jaunes », les revendicat­ions actuelles témoignent qu’on a (provisoire­ment ?) tourné le dos aux perspectiv­es critiques qui font la force des analyses de Hannah Arendt, Georg Simmel ou Günther Anders : tous ceux qui ne peuvent vivre du fruit de leur travail réclament du pain, mais qu’en sera-t-il à l’avenir des jeux ? Quelle que soit finalement la modestie des requêtes formulées par ces nouveaux « travailleu­rs pauvres », la machine à consommer continue en effet à tourner sans eux à plein régime, tout juste pondérée par le souci écologique qui en devient indirectem­ent la caution : consommer « propre », est-ce encore consommer ou mener la vie quasi angélique d’un individu conscient de ses responsabi­lités d’écocitoyen ? L’absence de ce jargon consensuel et autosatisf­ait dans les assemblées de « gilets jaunes », où le pragmatism­e féminin semble par ailleurs souvent s’imposer, a de ce point de vue quelque chose de revigorant ; personne ne pouvant pour l’heure évaluer la charge politique de ce mouvement, même et surtout parce qu’il se défend d’en porter une. •

1. Antonin Artaud, Oeuvres complètes, t. v, Gallimard, 1964, p. 51. 2. Charles Péguy, « De Jean Coste » (1902), Oeuvres en prose complètes I, « la Pléiade », Gallimard, pp. 1 017-1 018. 3. Le premier est l'auteur de La Société du spectacle (1967), le second de La Société de consommati­on (1970). 4. Titre de l'essai de Georg Simmel, Die Tragödie der Kultur, 1911.

 ??  ?? Troisième samedi de manifestat­ion des « gilets jaunes » à Paris, 1er décembre 2018.
Troisième samedi de manifestat­ion des « gilets jaunes » à Paris, 1er décembre 2018.
 ??  ?? Scènes de pillage boulevard Haussmann, à Paris, lors de la manifestat­ion des « gilets jaunes » du samedi 8 décembre.
Scènes de pillage boulevard Haussmann, à Paris, lors de la manifestat­ion des « gilets jaunes » du samedi 8 décembre.

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