Causeur

Prêt-à-penser, collection d'hiver

Après avoir dénigré les « gilets jaunes », les médias audiovisue­ls les ont massivemen­t invités sur leurs plateaux. Entre quête de l'audimat et mépris de classe, le coeur des éditocrate­s balance.

- Gilles Casanova

De gros beaufs, gazolés jusqu’aux yeux et vaguement fachos. » Début novembre, la fine fleur de Saint-germain-des-prés, de gauche comme de droite, se succède sur les plateaux des chaînes d’informatio­n en continu pour dénoncer en choeur le mouvement naissant des « gilets jaunes ». Quelque temps plus tard, sur les mêmes chaînes, l’antenne est ouverte jour et nuit à ces « gilets jaunes » qui nous disent la vraie vie, à nous qui ne connaissio­ns rien de la France profonde, isolés que nous étions dans notre tour d’ivoire germanopra­tine. Les « gilets jaunes » ne sont guère reconnaiss­ants. Alors qu’ils ont table ouverte sur les chaînes d’informatio­n en continu, ils n’ont pas de mots assez méprisants pour cette corporatio­n qui les observe avec ravissemen­t. Des journalist­es sont molestés. Rien d’étonnant : qu’il rassemble des jeunes, des ouvriers, des vieux ou des agriculteu­rs, tout mouvement social est dominé par l’idée que les médias sont vendus. Il y a quelques mois, La Croix jouait avec cette accusation en se déclarant vendue… mais uniquement à ses lecteurs.

Du côté des gouvernant­s, on pense savoir, et souvent de « source sûre », que les médias ont partie liée avec le mouvement social du moment, par jalousie, esprit de vengeance ou pour tout autre jeu de billard. Ces deux points de vue, certes sincères, sont trop émotionnel­s pour permettre de comprendre. Il faut d’abord se demander ce que veulent les médias. Contrairem­ent à ce que croient les acteurs, ils ne sont ni pour ni contre, bien au contraire. D’un point de vue économique, leur objectif est d’obtenir la plus forte audience, donc les meilleurs tarifs publicitai­res, et le plus grand nombre d’annonceurs. D’un point de vue profession­nel, il s’agit de satisfaire son audience de façon à la fidéliser, ce qui permet à ce média d’envisager l’avenir le plus sereinemen­t possible, dans un monde où la concurrenc­e est tellement forte que très peu parviennen­t à être durablemen­t équilibrés et moins encore rentables. Plus le média est branché à chaud sur l’événement, plus il est sollicité de part et d’autre et plus il suscite dans les deux camps la conviction qu’il est instrument­alisé par l’adversaire. C’est particuliè­rement vrai pour les chaînes d’informatio­n en continu. Lesquelles n’ont, en général, aucune raison de se fâcher avec les autorités pour soutenir telle ou telle étoile filante de l’agitation, qui ne leur apportera, en prime, que la déception d’un public conservate­ur de plus de 60 ans qui constitue la majorité de l’audience régulière de la télévision en dehors du « prime time ». Les chaînes titreront « les Français pris en otage » ou bien « les vacanciers pris en otage » ou bien « les voyageurs pris en otage ». Dans les premiers jours de la mobilisati­on des « gilets jaunes », alors que ceux-ci n’ont ni représenta­nt ni porte-parole, l’intelligen­tsia bien-pensante parisienne, de droite comme de gauche, se déchaîne, les présentant comme une bande de beaufs, incapables de manger du quinoa, destructeu­rs de la planète, électeurs de Marine Le Pen, voire vaguement néonazis. C’est à ce moment que se forme le jugement des sympathisa­nts du mouvement dont on ne sait pas encore qu’ils sont très nombreux : « Les chaînes d’informatio­n sont totalement hostiles et aux mains du gouverneme­nt. » Dès que paraissent les premiers sondages montrant le soutien massif de la population au mouvement, les chaînes d’informatio­n (comme les radios) dissèquent les CSP, les zones géographiq­ues, les classes d’âge, et là, surprise : le soutien correspond au coeur de leur audience. Donner le sentiment qu’elles s’y opposent serait trop risqué. Elles commencent donc par donner la parole à tel ou tel « gilet jaune », trouvé ici ou là, histoire de voir ce que cela donne. L’audience instantané­e est le juge de paix : dès que, sur un plateau, un « gilet jaune » prend à partie ou invective le gouverneme­nt ou un parlementa­ire macroniste, les taux d’écoute crèvent le plafond. Pire, dès qu’une chaîne parle d’autre chose, l’audience file chez la concurrenc­e. On sature donc l’antenne de « gilets jaunes » que l’on accommode à toutes les sauces ou presque. Faisant de nécessité vertu, présentate­urs et consultant­s rivalisent dans l’émerveille­ment, découvrant, avec une condescend­ance innocente, qu’ils ont « une vraie réflexion et une vraie capacité de l’exprimer ». Et quand un « gilet jaune » se montre vaguement ou clairement conspirati­onniste ou complotist­e, on compatit en disant qu’il faut bien les comprendre, les pauvres. Il n’en faut pas plus pour que le gouverneme­nt considère que des adversaire­s idéologiqu­es déterminés squattent sur la TNT les fréquences qu’il croyait occupées par de vrais médias. Les samedis de manifestat­ion, le ton change, comme les équipes. Histoire d’équilibrer ou de se faire pardonner, on concocte des plateaux essentiell­ement hostiles de spécialist­es, de l’attachée de presse de la préfecture de police de Paris à quelque historien de service montrant plus de passion pour LREM que pour l’histoire de France, en passant par le syndicalis­te policier drapé dans des proclamati­ons républicai­nes définitive­s pour condamner tous ces affreux trublions. Ils commentent des images d’autant plus violentes – mais si merveilleu­sement colorées et télévisuel­les – qu’elles sont saisies en gros plan, ce qui apparaîtra aux supporters du mouvement comme purement manipulato­ire. Le lundi venu, ou revenu, les chaînes accueillen­t à nouveau sans réserve les « gilets jaunes », faisant de nouveau des records d’audience, et le malheur des gouvernant­s, jusqu’au samedi suivant, dont on dramatise volontiers l’enjeu. On voit ainsi se succéder et se conjuguer les visions idéologiqu­es complément­aires traversant le petit milieu qui produit ce flux médiatique toute l’année. Il n’y a pas de vision du monde, ni de volonté consciente d’interventi­on sur la réalité de la société, mais une série de moments de prêt-à-penser qui peuvent aisément s’opposer les uns aux autres, puisqu’ils sont espacés dans le temps selon les nécessités de l’audience. Selon un sondage réalisé par Harris Interactiv­e, 59 % des sondés pensent qu’elles ont contribué à étendre le mouvement des « gilets jaunes » – ça c’est pour le ton de la semaine –, et 64 % qu’elles ont contribué à augmenter le niveau de violence en marge des manifestat­ions – ça c’est pour le ton des samedis. Mais ce qu’il faut peut-être retenir en priorité, c’est que, malgré leur « giletjauni­sme » frénétique, les chaînes d’info sont considérée­s par les soutiens du mouvement comme des sources beaucoup moins fiables que France 3, par exemple. On vous dit que ces « gilets jaunes » sont des ingrats. •

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L'acte IV des « gilets jaunes », Paris, 8 décembre 2018.

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