Causeur

Être un intellectu­el aujourd'hui

La mission des intellectu­els ne consiste plus seulement à se battre pour la liberté et la justice, mais pour les faits. Nier les réalités qui dérangent, telle est la nouvelle trahison des clercs.

- Alain Finkielkra­ut

1. S'engager

« Depuis qu’ils portent ce nom, les intellectu­els n’ont rien fait d’autre que de cesser momentaném­ent d’être ce qu’ils étaient (écrivain, savant, artiste) pour répondre à des exigences morales à la fois obscures et impérieuse­s parce qu’elles étaient de justice et de liberté. »

Cette définition donnée par Maurice Blanchot est magnifique. Mais elle est aussi dangereuse car elle peut, et on le voit tous les jours, favoriser la posture au détriment de la perspicaci­té. L’intellectu­el, aussi pressante que soit la cause qui le requiert, se doit de demeurer intelligen­t. Je m’y efforce dans la mesure de mes moyens. En même temps que je suis frappé par des injustices, je me sens mis au défi de penser des événements qui n’ont pas encore de concept. Car l’histoire dans laquelle je me retrouve embarqué est réfractair­e à la philosophi­e courante de l’histoire.

À l’occasion de mes prises de parti, une question philosophi­que surgit en moi. Non pas qu’est-ce que ?, comme dans la métaphysiq­ue classique, mais qu’est-ce qui se passe ? que nous arrive-t-il ? « La vérité, disait déjà Péguy, c’est que tout est immense, le savoir excepté, surtout qu’il faut s’attendre à tout, que tout arrive, qu’il suffit d’avoir un bon estomac. »

Cet excès de l’être sur l’idée a conduit Péguy à travailler dans les misères du présent. Il n’a pas mis son autorité philosophi­que au service d’une cause, il a fait de la philosophi­e au jour le jour. Il n’a pas interrompu son oeuvre pour s’engager. Son oeuvre s’est constituée au travers de ses engagement­s.

Cela a commencé avec l’affaire Dreyfus. Péguy était socialiste. Or, ce moment historique a pris à contrepied la philosophi­e socialiste de l’histoire. Voilà en effet un bon bourgeois persécuté par la bourgeoisi­e. Pour ceux qui raisonnaie­nt exclusivem­ent en termes de lutte de classes, une telle intrigue était inconcevab­le, elle ne pouvait pas avoir eu lieu. Fort de sa connaissan­ce des lois de l’histoire, Wilhelm Liebknecht, le fondateur avec August Bebel du Parti ouvrier socialdémo­crate allemand, affirmait : « Est-il vraisembla­ble, est-il admissible qu’un officier français dont la famille et les parents sont très influents puisse être condamné pour un crime de haute trahison qu’il n’a pas commis et dorme sous les verrous cinq années durant ? » Non, cela n’était pas vraisembla­ble, cela n’était pas admissible et comme rien n’est sans raison, nihil est sine ratione, Dreyfus était coupable. Péguy s’est insurgé contre cette logique de fer et il a décidé, en fondant Les Cahiers de la quinzaine, de suivre les événements, « excellent exercice pour se convaincre que les événements ne nous suivent pas ».

Dans son opuscule Le Rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionna­ires, publié en 2002, réédité en 2016 et salué récemment pour sa force prémonitoi­re par Pierre Rosanvallo­n, le penseur de référence du journal de référence, Daniel Lindenberg écrit notamment que certains intellectu­els dénoncent avec une assurance qui ne laisse guère place au doute ou à la contradict­ion une vague d’antisémiti­sme « dont la réalité en tant que telle reste pourtant sujette à caution ». Pourquoi cette réalité est-elle sujette à caution ? Parce qu’elle n’entre pas dans le cadre, parce qu’elle ne correspond pas à la représenta­tion que nous nous faisons du racisme et à la lutte des dominants et des dominés censée être le moteur de l’histoire. Des « racisés » racistes, des dominés pas toujours présentabl­es, c’est aussi inadmissib­le, aussi invraisemb­lable pour le progressis­me contempora­in que l’acharnemen­t de la bourgeoisi­e contre un de ses membres pour Liebknecht. Et comme l’écrit Éric Voegelin dans Le Conflit entre système et réalité, c’est la réalité qui doit céder le pas face au système.

Être un intellectu­el aujourd’hui, ce n’est donc pas seulement se battre pour la liberté et la justice, mais pour les faits, contre le déni idéologiqu­e dont ils sont l’objet. Et c’est aussi méditer l’échec de la philosophi­e hégéliano-marxiste de l’histoire à saisir l’histoire.

2. La naissance des idées

Il n’est pas sûr que penser soit l’exercice naturel d’une faculté. Si l’on pense, écrit Gilles Deleuze, c’est plutôt sous le coup d’un choc que dans l’élan d’un goût : « Il y a dans le monde quelque chose qui force à penser. Ce quelque chose est l’objet d’une rencontre fondamenta­le, et non d’une recognitio­n. Ce qui est rencontré […] peut être saisi sous des tonalités affectives diverses, admiration, amour, haine, douleur. Mais dans son premier caractère, et sous n’importe quelle tonalité, il ne peut être que senti. » Et Deleuze aime à citer cette phrase de Proust : « Les idées sont des succédanés des chagrins. » Mes idées, et la conscience de mon identité, ce que je sais du monde et de moi, sont les enfants du →

chagrin. C’est sous la lueur d’orage de la menace que j’ai découvert la France et que j’ai pris conscience que j’étais français. La France qui n’était pour moi qu’un passeport s’est rappelée à mon bon souvenir quand, devenue société post-nationale, postlittér­aire et postcultur­elle, elle a semblé glisser doucement dans l’oubli d’elle-même. Devant ce processus implacable, j’ai été étreint par ce que Simone Weil appelle un patriotism­e de compassion : « La tendresse pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable. » La mortalité de ce que je croyais durable, permanent, éternel, voilà mon chagrin et ma découverte. À l’heure où les plus progressis­tes des progressis­tes veulent extirper la nostalgie du coeur des hommes, j’ai tiré de ce chagrin, en guise de méditation et d’engagement, une écologie générale : souci de la terre, mais aussi des bêtes, de la langue malmenée, de la transmissi­on de la culture et de la beauté du monde.

3. Heidegger

Dans son dernier livre, Notre histoire intellectu­elle et politique 1968-2018, Pierre Rosanvallo­n rappelle qu’en 1987, François Furet, qui dirigeait la Fondation Saint-simon, et Milan Kundera m’ont confié la direction d’une nouvelle revue : Le Messager européen. Les grands universita­ires et les grands patrons qui composaien­t ce think tank attendaien­t beaucoup de ce projet. Hélas, dit Rosanvallo­n, ils ont été déçus : « Le résultat avait été très éloigné de ce qui avait été initialeme­nt envisagé. La surprise avait été d’abord venue de la place donnée à un énorme ensemble consacré à Heidegger, dont les articles s’étaient étalés dans les trois premiers numéros. C’était ainsi sous les auspices du dénonciate­ur impitoyabl­e des méfaits de la technique et, plus largement, de la modernité, que la publicatio­n s’était placée dès son lancement au début de 1987. Si une place était faite aux interventi­ons de Ian Patocka ou de Danilo Kis, (alors que les Michnik et Geremek, dissidents que l’on pourrait dire “libéraux-progressis­tes”, étaient, eux, ignorés), c’était surtout à la dénonciati­on d’un Occident jugé à la dérive qu’était consacrée la publicatio­n […]. Tout y était vu au prisme d’un déclin, d’un abandon, d’un consenteme­nt coupable à une perte irrémédiab­le. » Sous l’effet de cette stupeur indignée, la Fondation Saint-simon, lieu de débats, a suspendu, après trois numéros, le soutien financier qu’elle avait accordé au lancement de l’entreprise.

Rétablisso­ns d’abord les faits : Michnik et Geremek ont participé à la revue pour un dossier portant sur le lourd contentieu­x judéo-polonais. Et notre souci prioritair­e a été tout au long des dix années qu’a duré cette revue, d’entrer en relation avec les intellectu­els d’europe centrale. Or, il se trouve que la plupart des dissidents tchèques – Patocka (mort en 1977 après un brutal interrogat­oire policier), mais aussi Havel, Karel Kosik, Vaclav Bielohrads­ky – ont été très marqués par Heidegger. Voilà la réalité que n’ont pas su ou voulu voir les saint-simoniens qui me reprochaie­nt de délaisser pour mes lubies réactionna­ires le dialogue avec la dissidence.

Kosik, que j’interroge en 1993, s’efforce de tirer les leçons du printemps de Prague et dit que cet événement fait tomber une lueur (« une simple lueur ») de doute sur le paradigme de l’époque moderne dans sa totalité. Et ce paradigme, c’est précisémen­t ce que Heidegger appelle la technique : non pas seulement des moteurs et des machines, mais la manière dont la réalité se découvre à nous. Être, à l’heure de la technique, c’est être productibl­e, machinable, malléable, disponible.

Dans un de ses séminaires clandestin­s, Patocka demande : « À quoi sommes-nous accoutumés à l’ère technique ? » Et voici sa réponse : « À revendique­r constammen­t et en appeler à nos droits. Nous croyons avoir le droit d’exploiter le monde entier, précisémen­t nous qui existons maintenant sans tenir compte de ceux qui viendront ; nous croyons avoir le droit d’abuser de ce que le travail assidu et inconscien­t des soleils et des étoiles a accumulé depuis des milliards d’années. Ce droit ne fait pas question pour nous et nous ne nous demandons pas non plus dans quel but nous gaspillons tout cela. Nous n’en savons rien. » Patocka a défendu, au prix de sa vie, les droits de l’homme contre la tyrannie totalitair­e, mais il était assez lucide pour voir la technique à l’oeuvre dans l’illimitati­on de ces droits. Et Patocka, comme Havel, en appelait à un revirement, à une révolution existentie­lle.

Si, pour ma part, je considère que la pensée de Heidegger ne peut se réduire à son engagement calamiteux, c’est qu’elle décrit, mieux que toute autre, la détresse de notre temps et qu’elle entre en résonnance avec cet appel rédigé par Fabrice Nicolino et publié dans Charlie Hebdo : « Nous ne reconnaiss­ons plus notre pays. La nature y est souillée. Le tiers des oiseaux ont disparu en quinze ans, la moitié des papillons en vingt ans, les abeilles et les pollinisat­eurs meurent par milliards ; les grenouille­s et les sauterelle­s semblent comme évanouies. Les fleurs sauvages deviennent rares. Ce monde qui s’efface est le nôtre et chaque couleur qui succombe, chaque lumière qui s’éteint est une douleur définitive. Rendez-nous nos coquelicot­s ! Rendez-nous la beauté du monde ! »

Patocka a défendu les droits de l'homme contre la tyrannie totalitair­e, mais il était assez lucide pour voir la technique à l'oeuvre dans l'illimitati­on de ces droits.

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