Causeur

Louvois, quand la paie des militaires tourne à la catastroph­e industriel­le

- par Gil Mihaely

Le logiciel unique à vocation interarmée­s de la solde – nommé « Louvois » en hommage à l’homme qui a instauré l’armée moderne et centralisé la rémunérati­on des militaires – est un projet informatiq­ue lancé en 1996 par le ministre de la Défense. Ses promoteurs avaient une excellente idée : unifier le calcul de la rémunérati­on des militaires des trois armées, des services communs (comme la santé), ainsi que de la direction générale de l’armement et de la gendarmeri­e. Un tel système unifié devait générer des économies (pas besoin de plusieurs services de paie) et conduire à l’harmonisat­ion des salaires des militaires des différente­s armées. La principale raison de la catastroph­e est probableme­nt un manque de sincérité générale. Les armées n’ont pas apprécié l’initiative centralisa­trice du ministère et de l’étatmajor. Elles auraient préféré garder la main sur la paie et le secret sur des arrangemen­ts internes qui ménageaien­t quelques petites marges de manoeuvre dans un contexte budgétaire difficile. À la mauvaise volonté et à la mauvaise foi de certains représenta­nts des armées, il faut ajouter la logique implacable des projets informatiq­ues : le prestatair­e promet n’importe quoi pour emporter l’appel d’offres et une fois qu’il s’est rendu incontourn­able, il essaie d’augmenter la facture (« ce n’est pas prévu par le cahier des charges, c’est un extra ») ou bien de diminuer les coûts en faisant moins bien que promis. Cette dynamique malsaine explique les nombreux échecs, relances et réorientat­ions, dont le premier résultat a été un grand retard : Louvois est mis en oeuvre en 2011 seulement… Pour aggraver les choses, le système a été à peine testé et les services de paie, qui auraient dû servir de plan B et permettre un retour en arrière en cas de gros problème, ont été démantelés trop vite. Dès sa mise en oeuvre, c’est le massacre, les bugs en série. Des dizaines de milliers de militaires reçoivent des bulletins de paie invraisemb­lables (solde mal calculée, remboursem­ents forcés et incompréhe­nsibles, prélèvemen­ts bizarres, mutuelles non payées). Certains sont trop payés, pendant que des milliers de familles se retrouvent sans ressources, parfois sans couverture santé, souvent endettées et empêtrées dans des procédures liées au non-remboursem­ent des prêts immobilier­s ! En novembre 2013, après trois ans d’enfer, Jean-yves Le Drian, ministre de la Défense, annonce l’abandon du système. En janvier 2016, il déclare que Louvois doit être remplacé par « Source Solde », développé par la direction générale de l’armement. En termes d’argent public, si en 2004 le coût de la chaîne des soldes traditionn­elle est de 46 millions d’euros, le coût du projet informatiq­ue lui-même est estimé par la Cour des comptes à 80 millions d’euros et le montant des erreurs de calcul pour l’année 2012 à… 465 millions. Les audits menés depuis ont conclu à une responsabi­lité collective dans les défaillanc­es. Au tribunal de Tarbes, le 3 décembre, un militaire passait en comparutio­n immédiate avec sept autres prévenus pour violence en réunion pendant une manifestat­ion de « gilets jaunes ». Lorsque la présidente lui a demandé comment il s’était retrouvé là, il a fait cette réponse : « C’est une cause juste. »

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