Causeur

Qui va décrocher le populo ?

- Élisabeth Lévy

L'idée d'un référendum d'initiative citoyenne, et d'une démocratie rénovée par la participat­ion, est quasi unanimemen­t saluée comme une issue à la crise des « gilets jaunes ». Mais plutôt que de céder à l'illusion citoyenne, le président devrait prendre le tournant populiste qu'il a esquissé le 10 décembre. Saura-t-il rompre avec le fanatisme progressis­te des classes dirigeante­s pour réintégrer tous ceux qui n'ont pas voté pour lui ?

Rendre le gouverneme­nt au peuple : qui pourrait s’opposer à une si belle ambition ? Après des semaines d’un affronteme­nt houleux, mouvant et souvent violent, entre un pouvoir désemparé et des « gilets jaunes » très remontés, le miracle a eu lieu. Alors que, jusqu’au début de décembre, le mouvement sommait l’exécutif de satisfaire des revendicat­ions sur lesquelles il était incapable de s’accorder et communiait dans le refus de propositio­ns qu’il refusait d’écouter, du haut en bas de l’échelle sociale, des palais de la République aux bistrots, sans oublier les salles de rédaction, on s’est passionné pour le nouveau hochet politique appelé RIC (référendum d’initiative citoyenne, comme nul ne peut plus l’ignorer) et, plus généraleme­nt, pour tout ce qui pourrait édifier une démocratie rénovée par l’activisme citoyen. En vérité, ces éléments de langage du mélenchoni­sme sont arrivés au moment où, comme l’a bien observé Zemmour, « les “gilets jaunes” se sont fait piquer leur mouvement par La France insoumise ». L’enthousias­me pour une tendance qui a l’avantage de réconcilie­r le populo avec la modernité n’est guère surprenant. Quoi de plus moderne, en effet, qu’une démocratie horizontal­e calquée sur le fonctionne­ment des réseaux sociaux et satisfaisa­nt le narcissism­e égalitaire de Français tous plus ou moins faciles à convaincre que, s’ils étaient au pouvoir, ils feraient mieux ? L’autre promesse sortie du chapeau présidenti­el pour calmer la grogne de nos belles provinces, l’organisati­on d’un grand débat national réactivant les cahiers de doléances autrefois adressés au roi, s’inscrit dans la même veine participat­ive et citoyenne que chacun feint soudain de révérer, la parole du peuple étant aujourd’hui aussi sanctifiée qu’elle était hier méprisée. De sorte que personne n’a osé dire tout haut ce qu’il pensait tout bas, à savoir que ce grand happening sous houlette municipale avait toutes les chances de dériver au fil des semaines en festival des intérêts particulie­rs où chacun défendra sa grande cause ou son bout de gras, voire en réunion de copropriét­aires où ce sont souvent les pires enquiquine­urs qui prennent le pouvoir. Quand on voit à quel point il est difficile d’organiser, sur un plateau de télévision, une discussion sereine entre six personnes, on peut craindre que le grand débat national permette surtout de discrédite­r la colère, pourtant légitime, de nombreux Français qui voient que, depuis des années, on gouverne non seulement sans eux, mais souvent contre eux. Et voilà qu’on prétend maintenant les consulter à tout bout de champ. Il y a un loup. On dira que nous ne sommes jamais contents. Depuis des années, nous enrageons que les médias et les gouvernant­s n’écoutent pas les demandes et les inquiétude­s de la France invisible – quand ils ne leur opposent pas le mépris bienséant des esprits ouverts pour les →

Prétendre que la nation doit se refonder dans un référendum de tous les jours, c'est avouer qu'elle n'a plus d'horizon commun à proposer.

ploucs à l’esprit étroit. Avons-nous assez tempêté, par ailleurs, contre l’insulte au suffrage universel faite après le « non » au référendum de 2005 ? Aussi, il ne s’agit nullement de récuser l’usage du référendum, qui peut notamment permettre au chef de l’état de refonder sa légitimité ou de consulter le peuple français sur les grandes orientatio­ns politiques, voire sur d’éventuels changement­s de cap, sans passer par les truchement­s médiatique­s ou partisans. En revanche, l’idée selon laquelle le peuple pourrait écrire les lois, commander les armées, voire, dans la version mélenchoni­ste du référendum citoyen, révoquer ses dirigeants, en somme être directemen­t aux manettes, est soit une entourloup­e, soit une promesse de terreur.

Face aux très légères réticences exprimées par le Premier ministre, rappelant dans son entretien aux Échos que « le référendum peut être un bon instrument dans une démocratie, mais pas sur n’importe quel sujet ni dans n’importe quelles conditions », les souveraini­stes ont eu beau jeu de ricaner de ce pouvoir qui a peur de l’intelligen­ce collective des Français. Sauf que, s’il y avait un moyen facile de transforme­r une foule d’individus en un être raisonnabl­e défendant le bien commun, on n’aurait pas inventé la démocratie représenta­tive. Accessoire­ment, le réjouissan­t feuilleton que nous a offert la mise en musique des décisions présidenti­elles rappelle que le pouvoir moderne, qui s’exerce déjà sous le regard panoptique et permanent des médias, vit en outre sous la double contrainte de la raison technocrat­ique et de la sophistica­tion technologi­que. La phrase qu’un président de la République ou un ministre entend le plus, dit-on, est : « Ça ne va pas être possible. » Il n’y a pas de bouton sur lequel appuyer pour augmenter les smicards ou réduire l’impôt sur la CSG pour les petites retraites. Bref, l’intendance ne suit plus. Dans ces conditions, faire croire aux gens qu’ils seront impliqués dans les décisions les concernant, c’est se payer leur tête. Dans une collectivi­té, qu’il s’agisse d’un parti, d’une entreprise ou d’un journal, ce n’est jamais le comité central (ou la conférence de rédaction) qui prend les décisions, mais le Politburo, voire son émanation la plus restreinte.

Et pourtant, c’est juré, désormais, « tout viendra du terrain » – qui, lui ne ment pas. La promesse d’horizontal­ité faite aux laissés-pour-compte qui exigent d’être pris en compte témoigne d’une erreur de diagnostic, elle-même révélatric­e d’une étrange amnésie collective. Il y a dix-huit mois, au début du quinquenna­t Macron, il n’était question que de verticalit­é restaurée et d’autorité retrouvée. Il y a quelques semaines encore, après l’incident de Créteil où un élève avait menacé un professeur avec un pistolet (factice), le pays réclamait plus de fermeté contre les auteurs de ce qu’on appelle poliment les « incivilité­s ». Face aux petits voyous, aux apprentis terroriste­s ou aux casseurs, c’est la loi qui protège les faibles. Les sans-grade aiment l’ordre. On a du mal à croire qu’en quelques mois, ils aient troqué cette aspiration fondamenta­le contre la passion de la codécision.

En réalité, le reportage de Daoud Boughezala à Issoudun (pages 42-47) en témoigne, ce que les peuples, profondéme­nt, reprochent à leurs gouvernant­s depuis trente ans, ce n’est pas leur excès d’autorité, mais leur impuissanc­e. Et leur incapacité à inventer une politique de la mondialisa­tion qui ne se traduise pas mécaniquem­ent par le sacrifice des classes moyennes. L’état est partout, mais pour tourmenter, ponctionne­r et appliquer à l’aveugle des règles impossible­s à maîtriser pour le commun des mortels (et pour nombre de fonctionna­ires) – il faut lire sur ce point l’édifiant reportage en Absurdie d’erwan Seznec (pages 34-41). Mais quand il s’agit de protéger, il admet qu’il ne peut pas tout, comme l’avait dit Jospin, ce qui veut dire qu’il ne peut pas grand-chose. Vos usines ferment, vous devenez un étranger dans votre ville, votre langue s’appauvrit ? Tant pis, vous serine l’état depuis des années, vous devez non seulement vous adapter au changement, mais aussi proclamer que vous l’aimez. L’exercice du pouvoir se résume alors à surfer sur la vague.

Si l’autorité des gouvernant­s est aujourd’hui contestée, ce n’est pas dans son principe même, mais parce qu’elle n’est plus légitime. Et elle n’est plus légitime parce qu’elle n’exprime plus un intérêt général transcenda­nt les intérêts des lobbys, coteries, communauté­s et autres aristocrat­ies qui composent et expriment les différente­s palettes de la diversité française. L’une des origines du mal se trouve sans doute dans les institutio­ns. Gil Mihaely observe (page 33) que celles de la Ve République (dévoyées de surcroît par le quinquenna­t) sont devenues incapables d’assurer leur mission essentiell­e qui est de fabriquer de la légitimité. Dépourvu de toute pertinence idéologiqu­e depuis des lustres, le partage entre la droite et la gauche, pérennisé par le scrutin majoritair­e et renforcé par la bienséance médiatique, a privé de représenta­tion une partie du peuple français, dont on a pu dire sans honte qu’elle devait être isolée par un cordon sanitaire électoral. Emmanuel Macron a-t-il besoin d’une usine à gaz participat­ive pour savoir que ces pestiférés entendent ne plus l’être – et introduire en conséquenc­e une bonne dose de proportion­nelle dans le mode de scrutin ? Prétendre que la nation doit se refonder dans un référendum de tous les jours, pour paraphrase­r Renan, c’est avouer qu’elle n’a plus d’horizon commun à proposer.

Faut-il une IVE République, une VIE ou une Ve bis ? On

ne prétendra pas trancher ici ces savants débats. Au-delà de l’architectu­re institutio­nnelle, ou plutôt dans son soubasseme­nt, il y a le pacte égalitaire noué il y a des siècles entre le pouvoir royal et le peuple contre les féodalités, que Patrice Gueniffey analyse brillammen­t (pages 28-35). Réactivé en 1789, fanatisé en 1793, ce pacte a été rompu dans les années 1980, quand les gouvernant­s pactisaien­t avec les nouvelles féodalités transnatio­nales contre le peuple, et plus précisémen­t contre le populo, sans doute avec la sincère ambition de faire son bien malgré lui. Philippe Cohen l’avait analysé dans son prémonitoi­re Protéger ou Disparaîtr­e (Gallimard, 1999), depuis Chirac – en fait depuis Mitterrand II –, tous nos chefs d’état ont été élus sur un mensonge : tandis qu’ils juraient de défendre le peuple français, ils promettaie­nt à leurs véritables maîtres – marchés, Commission européenne, technostru­cture et élites mondialisé­es au sens large – de conduire ces Gaulois réfractair­es vers le nirvana de la réforme pour tous. Sans doute croyaient-ils vraiment que la fin (heureuse) de l’histoire était au bout de la route. D’ailleurs, ce serait peut-être le cas, si nous étions les êtres de raison et d’économie que fantasment sans le savoir une bonne partie de nos élites, accrochées au triste mantra du pouvoir d’achat ou du niveau de vie, registre sémantique révélateur du rétrécisse­ment de nos existences évaluées à la seule aune du revenu ou de la capacité de consommer.

Le problème n’est pas que le président nous parle mal, nous vexe ou nous fasse de peine, nous n’avons pas besoin d’un père ou d’un copain à l’élysée. La focalisati­on sur ces microquest­ions de forme témoigne plutôt de l’infantilis­ation générale d’une société où chacun passe son temps à vérifier que personne ne regarde son nombril de travers et, plus encore, à s’assurer que l’assiette de son voisin n’est pas mieux garnie que la sienne (réflexe témoignant d’une conception très enfantine de la justice).

Dans son adresse à la nation du 10 décembre, Emmanuel Macron a déclaré que rien ne serait plus comme avant. L’enjeu crucial du changement n’est pas de donner l’illusion qu’on met en place le gouverneme­nt par le peuple. Le gouverneme­nt pour le peuple, ce ne serait déjà pas mal. Si, comme le montre le politologu­e Jérôme Sainte-marie (pages 48-49), le mouvement des gilets jaunes est la nouvelle expression d’un populisme à la française, peut-être « le moment populiste », pour reprendre le titre d’un ouvrage d’alain de Benoist, est-il venu. Cela pourrait être la chance d’emmanuel Macron de devenir un président pour le peuple. Ce qui, au passage, ne signifie pas non plus distribuer des augmentati­ons à tout-va, mais c’est une autre histoire.

Le tournant populiste de Macron, vous rêvez la nuit ! De prime abord, le président semble bien le plus mal placé pour renouer le pacte avec le peuple, lui qui est l’incarnatio­n, certains pensent l’otage, des nouvelles noblesses de l’argent et du savoir. En effet, il serait absurde et injuste d’affirmer que nos élites n’ont plus rien de méritocrat­iques : le problème n’est pas d’où elles viennent, mais où elles vont. On ne saurait décréter d’emblée qu’emmanuel Macron est incapable de s’affranchir de ceux qui l’ont porté au pouvoir – et de son milieu de premiers de la classe – pour répondre aux attentes de ceux qui l’ont élu.

Le chef de l’état a évoqué « les modes de vie qui créent des barrières » et « la laïcité bousculée », une façon polie de parler de l’islam radical, preuve que, contrairem­ent à ses thuriférai­res qui allaient de média en média répétant triomphale­ment que les « gilets jaunes » se fichaient des questions identitair­es, il a entendu, ou entendu parler de ce qui se disait sur les ronds-points quand les caméras n’y étaient pas. Au-delà des très réels problèmes de fins de mois, il a probableme­nt compris que, pour conquérir la confiance des Français qui ne l’ont pas choisi au premier tour, il doit rompre avec le fanatisme progressis­te des classes dirigeante­s. Une aussi haute mission pourrait convenir à une âme aussi exaltée que la sienne. C’était un peu le sens du récit popularisé par l’élysée début décembre, opposant un Premier ministre juppéisé, accroché à ses vérités technocrat­iques, à un Macron à l’écoute, jurant qu’il ressentait « comme juste, à bien des égards », la colère des Français. Le président élu en promettant plus d’europe n’a-t-il pas conclu son propos, le 10 décembre, en affirmant : « Notre seule bataille, c’est pour la France » ?

On aimerait croire qu’emmanuel Macron peut inventer un populisme d’élite susceptibl­e de réconcilie­r la France avec l’avenir sans exiger pour cela qu’elle rompe avec son passé. On a promptemen­t commencé à déchanter. Le 10 décembre, le président a souhaité que nous abordions tous ensemble les questions essentiell­es à la nation, au rang desquelles figuraient notre « identité profonde » et « l’immigratio­n ». Ce dernier thème avait donc, au départ, été inscrit à l’ordre du jour du grand débat national. Il a suffi des habituelle­s éructation­s de la gauche, mais aussi, à en croire Le Figaro, « un lobbying intense des députés Bisounours » de LREM pour le faire disparaîtr­e. Une tendance dénoncée par la députée macroniste plutôt atypique Claire O’petit (pages 60-61). Après Jean-luc Mélenchon exprimant sa « tristesse », et Benoît Hamon estimant que ce choix était dicté par des « calculs à visée électorale », le socialiste Olivier Faure a osé, dans l’hémicycle : « Puisque les riches ne doivent pas être inquiétés derrière leur bouclier fiscal, alors vous leur offrez comme boucs émissaires les Français d’origine étrangère. Il y a quelque chose de rassis dans cette façon de faire de la politique. » Il y a surtout quelque chose de glaçant dans cet entêtement de représenta­nts du peuple à expliquer doctement qu’il n’est pas question de parler de ce qui l’intéresse. Alors qu’il n’est même pas question d’un enjeu réel, le recul du pouvoir devant trois jappements incline à penser que le gouverneme­nt pour le peuple n’est pas pour demain. Marine Le Pen, qui a d’ailleurs fait un sans-faute dans cette crise, n’a pas trop de souci à se faire. •

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