Causeur

L'hypothèse populiste

Ni de droite ni de gauche, les « gilets jaunes » ont initié un mouvement social inédit parti du secteur privé. Cette coalition de petits salariés, de chefs d'entreprise, de retraités et de chômeurs précarisés constitue l'envers du bloc libéral macroniste.

- Jérôme Sainte-marie

Discuter de la mobilisati­on des « gilets jaunes » amène sans effort à la notion de populisme, que ce soit pour la qualifier ou la disqualifi­er. Comme ce terme est polysémiqu­e et la « révolte des ronds-points » difficile à réduire à une interpréta­tion univoque, il y a matière à débats infinis.

Avec toute la modestie qu’appelle la descriptio­n d’un phénomène radicaleme­nt original, quelques éléments se dégagent cependant qui permettent d’imaginer comment de ce mouvement pourrait naître un véritable populisme français. Écoutons d’abord celui qui a tant fait pour révéler la société française à elle-même, Emmanuel Macron. Sur le porte-avions Charles-de-gaulle, il s’en désolait le 14 novembre dernier, quelques jours avant l’acte I de la mobilisati­on : comment des gens de gauche pouvaient-ils s’unir à des gens de droite, et inversemen­t, pour contester sa politique ? Ce faisant, il éventait le secret de son hégémonie chancelant­e : il fallait que la réunificat­ion des libéraux de gauche et de droite en un projet commun ne s’accompagne ni dans les urnes ni dans la rue d’une réunion de ses opposition­s. Pour un bloc élitaire dont la base n’excède pas un électeur sur trois, en étant généreux, c’est de fait la condition de la pérennité de son pouvoir. Les « gilets jaunes », en ignorant tous les appareils partisans ou syndicaux, ont mis en pratique la logique même du projet macronien, mais contre celui-ci : qu’importe les affiliatio­ns politiques pourvu que l’on atteigne son but. C’est ainsi que la tentative de Chantal Mouffe pour promouvoir un « populisme de gauche », déjà peu convaincan­te sur le plan théorique, a été étrillée par le mouvement réel. La mobilisati­on des « gilets jaunes » s’est jouée des fétiches de l’ancien clivage. La « gauche maintenue », qu’elle se veuille radicale ou modérée, l’a instinctiv­ement senti et n’a guère profité du mouvement. Il n’y a pas eu non plus de convergenc­e des luttes ou de « chaîne d’équivalenc­es », pour parler l’étrange langage de Chantal Mouffe. La question sociale, et plus précisémen­t le pouvoir d’achat, et plus clairement encore l’argent, a tout emporté. Dès lors, le Paris gentrifié, capitale des revendicat­ions sociétales, est resté à l’écart de cette mobilisati­on, quand il ne l’a pas condamnée. Il suffisait de se rendre le samedi sur les Champsélys­ées pour vérifier l’absence des adeptes de la revendicat­ion de nouveaux droits individuel­s. Pour les intellectu­els désireux de « construire un peuple » en déconstrui­sant les représenta­tions populaires, le désaveu est cinglant. Populiste par son indifféren­ce aux frontières partisanes, la mobilisati­on des « gilets jaunes » l’a moins été par sa compositio­n sociologiq­ue. On ne peut sérieuseme­nt la décrire, dans sa forme concrète ou dans le soutien qu’elle a reçu dans l’opinion publique, comme l’opposition de l’« élite » et du « peuple », des « 1 % » contre les « 99 % ». Sur le terrain, les ouvriers et employés, salariés ou indépendan­ts situés autour ou en deçà du revenu médian, étaient surreprése­ntés, mais les cadres supérieurs et les personnes nanties financière­ment absents. De plus, selon un sondage de l’institut BVA, 90 % des personnes disant faire partie des « classes populaires » soutenaien­t le mouvement, tandis que cette proportion tombait à 45 % parmi les personnes se voyant appartenir aux « classes aisées ». Dès lors, si le mouvement à son apogée suscita le soutien de quatre Français sur dix et la sympathie d’un sur trois, proportion­s considérab­les, une opposition substantie­lle s’est maintenue, celle du « bloc élitaire », base sociale et idéologiqu­e du macronisme – son électorat du premier tour de l’élection présidenti­elle, pour le dire vite. La mobilisati­on n’a pas été universell­e, elle n’a pas isolé une mince oligarchie contre une masse unifiée, mais a rendu visible des conflits d’intérêts, ce qui est autrement difficile à saisir. En effet, si la répartitio­n des opinions à l’égard du mouvement en fonction du rang social est avérée, et si le mouvement a pris la forme d’un conflit de classes, la définition des « gilets jaunes » comme classe sociale unifiée n’est cependant pas évidente. Certes, on mesure une proximité de la condition d’existence, marquée par une insécurité financière que le travail n’évite pas. Il est également frappant que le secteur privé soit plus mobilisé que les salariés du public. Il semblerait aussi que les plus précaires y soient peu nombreux, mais c’est le cas dans tous les mouvements sociaux. Enfin, et c’est très remarquabl­e, les étudiants et les enseignant­s ont brillé par leur absence. C’est donc une vaste population située au centre de la structure sociale qui a fait le mouvement des « gilets jaunes », mais pour se réunir, elle a dû faire l’impasse sur ses différence­s concrètes de statut et d’activité. Telle est sans doute une raison importante de l’omniprésen­ce du sentiment national. C’est d’ailleurs le cas, partout où il a prospéré, et notamment en Amérique latine, de tout « populisme réellement existant ». Ajoutons enfin un facteur subjectif essentiel qui pourrait donner sa chance à un pendant populiste au bloc élitaire : la pédagogie concrète du conflit. Durant plusieurs semaines, les « gilets jaunes » et leurs sympathisa­nts ont vu et entendu qui les vilipendai­t. Dans la sphère intellectu­elle, on croyait parfois relire l’ouvrage de Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, rappelant combien chez tous les valeurs sont fragiles lorsque l’intérêt social est menacé. Parmi les « gilets jaunes », la fraternité des ronds-points et le soutien reçu laisseront sans doute des traces, mais la détestatio­n subie davantage encore. C’est pourquoi l’hypothèse populiste tient la route. Ce ne serait alors ni un « populisme de gauche » ni un populisme courtois et policé, mais sans doute un populisme mêlant conflit de classes, critique du système politique et patriotism­e blessé – mélange détonant s’il en est. •

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Emmanuel Macron en visite à l'usine Whirlpool d'amiens, 3 octobre 2017.

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