Causeur

Philippe Val L'humour est devenu l'insolence de l'inculture »

- Propos recueillis par Élisabeth Lévy

C'est l'histoire d'une vie réussie jalonnée de combats perdus. Dans Tu finiras clochard, comme ton Zola, Philippe Val raconte une existence qui l'a mené du cabaret au journalism­e et des combats libertaire­s à la lutte contre l'islam radical. De son duo humoristiq­ue avec Font à la direction de France Inter en passant par Charlie hebdo, l'essayiste a vu une grande partie de la gauche renoncer à l'universali­sme.

Causeur. Vous avez choisi la troisième personne et la forme romanesque pour raconter votre vie, qui est effectivem­ent très romanesque. Philippe Val. Cela m’a pris du temps. Pour écrire, il faut se libérer de soi-même. Comme je raconte une histoire qui est commune à beaucoup de gens, au moins par certains éléments, j’ai voulu que le personnage qui porte mon nom soit parmi les autres, et pas le narrateur des autres.

Tu finiras clochard comme ton Zola. Votre titre résume la distance qui vous a très vite opposé à votre milieu familial. Vos parents ne sont pas du tout des gens horribles, mais ils sont étrangers à vos émois d'adolescent pour la littératur­e, pour la beauté... Bref, vous éprouviez une forme de mépris pour leur côté terre à terre, mais peut-être vous a-t-il construit ? Évidemment, on ne naît pas hors-sol. Je suis de là, de cette famille, de ces gens qui étaient des gens pauvres, probableme­nt alcoolique­s dans la génération d’avant. Le père de ma mère faisait les trois-huit chez Renault, mon père était apprenti boucher à 12-13 ans… Et ils ont réussi. Après la guerre, mon père a travaillé comme une brute et il a fini par s’enrichir. Je suis donc né en 1952 dans la toute petite bourgeoisi­e d’après-guerre. Ce n’était pas un monde de l’abstractio­n, mais un milieu où le réel sautait à la gueule tout le temps…

Où le savoir comptait assez peu ? Le savoir… C’était important, mais pas le plus important. Le plus important, c’était la force de travail. Se lever, bosser, le soir, avoir gagné sa journée. Un monde parisien, mais terrien. Mes parents coupaient de la viande…

C'est peut-être de là que vient votre rapport à la réalité, qui vous a empêché de suivre nombre de vos amis sur les pistes plus ou moins délirantes ouvertes par toutes les nuances de gauche. Sans doute. Je le dois aussi au fait que ma formation politique a d’abord consisté à lire Zola et à écouter des chansons de Brassens ou de Ferré, Nougaro, Barbara. Alors bien sûr, en terminale, j’ai lu le Manifeste du parti communiste, mais déjà je n’y croyais pas, je n’aimais pas ça. Le premier philosophe que j’ai lu et aimé, c’était Nietzsche, certaineme­nt pas les théoricien­s marxistes. Je suis entré dans le monde de la culture comme un animal égaré, sans être guidé par des professeur­s ou des parents. J’ai forcé la porte à coups de pied, j’allais m’acheter des livres avec mon argent de poche. Quand on vient d’un milieu comme ça, on se sent con. Et on n’a pas envie de l’être. J’ai mis beaucoup de temps à me sentir un peu libre de penser.

Je me demande si cette fluidité culturelle est encore possible. En tout cas, votre livre retrace une existence personnell­e passionnan­te. Artistes, politiques, médias, vous avez fréquenté des milieux très divers. Mais c'est en même temps le récit de beaucoup de combats perdus ! Oui et non. N’oubliez pas que ça se passe dans la seconde moitié du xxe siècle, qui est, avec le xvie siècle et les guerres de religion, l’un des siècles les plus obscurs de notre histoire. Nous avons connu une véritable Bérézina des Lumières. À cette aune, on peut dire que nous avons accompli quelques trucs : depuis la Seconde Guerre mondiale, en Europe de l’ouest, on vit pas mal au niveau des droits, la personne humaine est respectée, les femmes et les hommes ont des droits égaux, sans oublier la contracept­ion, le droit à l’avortement et la dépénalisa­tion de l’homosexual­ité.

Mais c'est aussi cette logique des droits devenue folle qui est aujourd'hui à l'oeuvre dans la fragmentat­ion victimaire de la société et de l'imaginaire collectif. La grande faillite de l’après-guerre, c’est de ne pas avoir compris les enjeux du savoir et de la culture, et d’avoir laissé la démocratie glisser sur une glace de plus en plus mince. Résultat, aujourd’hui, les gens n’ont pas le bagage nécessaire pour vivre en démocratie. Lorsqu’il donnait son premier cours à l’université de Nice, Clément Rosset, un philosophe que j’aimais beaucoup, disait aux élèves : « Je suis ici pour vous apprendre à penser par vous-même, ça ne sert à rien, vous n’y arriverez jamais. Maintenant on va commencer à travailler. »

Certes, mais vous avez cheminé pendant trente ans dans une famille qui s'appelait la gauche. Lui appartenez-vous toujours ? Je ne crois pas avoir beaucoup changé d’idées. C’est la gauche qui s’est retirée et m’a laissé sur le sable. Après qu’elle a trahi l’europe, trahi la laïcité, et trahi Israël, elle est devenue infréquent­able.

C'est ce que j'appelais vos combats perdus. En tout cas, vous avez toujours été minoritair­e. Ainsi, à partir de Mai 68, vous choisissez la gauche libertaire, quand les gauchistes tiennent le haut du pavé. Je ne pouvais pas les voir, ils étaient dogmatique­s et ennuyeux. Pourtant, à cette époque, ils m’aimaient bien ! Ils pensent – et ça durera jusqu’à Charlie Hebdo – qu’ils peuvent se servir de moi parce que j’ai un peu de notoriété, que je dis parfois des trucs marrants. Je me suis retrouvé dans ce milieu sans opinion politique très structurée. Alors évidemment, comme tout le monde à l’époque, j’étais contre la peine de mort, contre le racisme, pour les femmes, le droit des homos, et je le suis toujours, d’ailleurs… Contre le mal et pour le bien, mais je n’ai jamais cru une seconde qu’ils étaient étrangers l’un à l’autre. →

À vous lire, on baigne néanmoins dans la joyeuse atmosphère de cette époque pompidolie­nne dont les Français ont la nostalgie. C'est aussi l'époque Font et Val. C’est une époque où, d’abord, on rit beaucoup. Même les vrais gauchistes, disciples de l’albanie d’enver Hodja, viennent voir les spectacles de Font et Val. Ils nous considérai­ent comme des pitres, ce qu’on était, mais des bons pitres, on faisait rire des salles entières ! Et on pouvait se foutre de leur gueule. Je pense que vers 1972 ou 1973, le premier spectacle de gauche, mais brutalemen­t anticommun­iste, a été « En ce temps-là, les gens mouraient » de Font et Val. On ne mesure pas aujourd’hui le choc que c’était, pour des gens de gauche, d’entendre des horreurs sur le communisme. Aujourd'hui, l'humour de gauche est devenu l'humour officiel. Notamment grâce à France Inter. Autrefois, on disait que l’humour, c’était la politesse du désespoir, aujourd’hui, ce serait plutôt l’insolence de l’inculture… Le conformism­e est passé à gauche, le flicage est passé à gauche, le racialisme même est passé à gauche. N'est-ce pas l'échec de votre génération ? C’est Waterloo. Imaginez qu’il y a aujourd’hui à l’assemblée nationale des élus de gauche favorables aux Indigènes de la République. Par inculture, on a transformé les idées en valeurs morales. Elles sont donc indiscutab­les, sauf à commettre une faute morale, c’està-dire un péché. Étonnant, comme cette génération qui se croit sans dieu, tombe sans le savoir dans le christiani­sme le plus étroit. N'avez-vous pas vous-même passé une partie de votre vie à vous battre contre des moulins abattus depuis longtemps ? Oui et non, parce que tout de même, on s’attaquait à des cadres qui étaient encore très forts dans la société, très puissants – la famille, la répression de la sexualité, un conformism­e d’expression... On sortait d’une période qui s’enorgueill­issait d’être coincée. Seulement, beaucoup ont continué et continuent encore à ferrailler contre les fantômes du patriarcat. En effet, il est arrivé un moment où beaucoup de choses étaient réglées. La peine de mort était abolie, ce n’étaient plus les parents qui nous empêchaien­t de baiser, c’était le sida, et nous jouissions pleinement des droits démocratiq­ues. Mais ils ont continué à se battre contre des puissances à terre et à voir des fascistes partout. Sur ce terrain, avec Font, on a eu des intuitions. Dès qu’on a vu monter les régionalis­tes, les autonomist­es, les identitair­es – d’extrême gauche, hein – que bizarremen­t les anars défendaien­t, on a commencé à se payer leur tête. On allait en Bretagne, au Pays basque, en Occitanie, comme ils disaient, ça nous faisait beaucoup rire, l’occitanie, on disait des choses très irrespectu­euses, très blasphémat­oires sur les identités régionales. Et ça

passait. Les ayatollahs de la cause se forçaient à sourire, et leur – notre – public se roulait par terre.

En même temps, Charlie Hebdo (que vous avez dirigé de 1992 à 2010) a longtemps regardé avec suspicion tout ce qui était tricolore. Bien sûr, je venais d’une tradition anar, antimilita­riste. Dans nos spectacles, avec Font, on était mondialist­es, mais au fond de nous, on était aussi très français. J’ai toujours eu un intérêt passionné – et des sentiments partagés – pour la singularit­é française.

Vous n'en avez pas moins appartenu à cette gauche dite morale, qui a renoncé à faire de la politique pour faire la morale au populo, avec ses rassemblem­ents de people luttant courageuse­ment à Paris 6e contre le fascisme, incarné chez nous par Jean-marie Le Pen, voire par Nicolas Sarkozy et son ministère de l'identité nationale… De fait, ces vingt-cinq ou trente dernières années, la droite a prospéré sur les silences et sur les dénégation­s de la gauche. Elle traite le réel que la gauche a refusé de voir, elle fait à sa façon, mais elle le fait. On peut détester Trump, mais on ne peut pas contester qu’il s’est fabriqué sur des dénégation­s de la gauche américaine, sur l’emprise effroyable du politiquem­ent correct, dans les université­s, sur le fait qu’un homme et une femme ne peuvent plus prendre l’ascenseur seuls aux Étatsunis. Les gens qui bâtissent leur discours politique sur la victimisat­ion sont des cons. J’étais très proche de Marceline Loridan. Elle a survécu à Auschwitz aussi parce qu’elle ne s’est jamais considérée comme une pauvre petite chose qu’on peut broyer, elle se disait tous les jours : « Ils ne m’auront pas. » Sur les murs de la prison d’avignon, alors qu’elle venait d’être raflée, elle a écrit avec un caillou sur le mur : « C’est presque une joie de savoir qu’on peut être aussi malheureux. » Après cette digression, je reconnais qu’on s’est quand même fait avoir par des gens qui étaient très talentueux, très intelligen­ts, très convaincan­ts : Sartre et tous ses héritiers. On ne pouvait pas ne pas marcher un peu avec eux, d’autant qu’on avait l’impression qu’il n’y avait qu’eux…

De Sartre à Mitterrand... Bien sûr, de Sartre à Mitterrand. Sans oublier Deleuze, tous les profs de Vincennes. Il fallait être très fort, très construit intellectu­ellement pour pouvoir contredire ça. On était bluffés par leur aura. Et on trouvait que ceux qui les critiquaie­nt étaient des sales cons ou des salauds. Donc bien sûr, on refusait d’être alertés par ce que remuait l’extrême droite, tout ce qu’elle touchait devenait tabou.

On peut même se demander si, sous la couche de racisme et d'antisémiti­sme, Le Pen ne disait pas quelques vérités. Il parlait d'immigratio­n de masse, d'identité, d'islam... sujets qui nous préoccupen­t aujourd'hui. Pour ma part, je n’adhérais pas du tout à ce qu’il était et à ses façons de voir, mais j’entendais qu’il parlait de sujets réels, parce que j’ai compris très vite que le retour de Khomeiny en Iran marquait le début de la politisati­on de l’islam et de ce qu’on n’appelait pas encore radicalisa­tion. À la fin des années 1970, un de mes amis est devenu salafiste. J’ai traversé l’algérie avec lui, on a passé des heures à s’engueuler dans le désert, et en rentrant en France j’ai compris qu’on était en train de passer à côté d’un phénomène gravissime. Mais j’étais un peu seul…et je me suis fait très vite pourrir dans les conversati­ons, dans les dîners, et plus tard dans les colonnes des journaux.

Peut-être, mais dans votre journal on fustigeait le racisme supposé du petit Blanc ! J’ai toujours détesté ça. Je disais à ce copain, prof de fac, qui a viré frère musulman radical : « Eh oh, ce n’est pas moi qui ai colonisé l’algérie »…

Et « Mon beauf », ça n'a pas un peu contribué à popularise­r cette image du franchouil­lard à rejeter dans les ténèbres de l'extrême droite ? Absolument pas ! Je peux en parler de façon un peu autorisée. L’archétype de « Mon beauf », pour Cabu, c’était aussi le mec de la CGT.

On s'est rencontrés au cours d'un dîner chez vous, à Joinville, vers 2005. J'étais la seule à voter Sarkozy (et aussi la seule à avoir voté « non » au référendum). Vous, vous étiez très européiste et très anti-sarkozy ! Aujourd'hui, vous êtes ami avec l'ancien président. Au début, une relation amicale s’est installée pour une raison quasi familiale, c’est qu’il a épousé Carla, qui était une amie. Ensuite, il y a eu une autre raison, plus politique : Sarkozy a remis en cause un dogme auquel ses prédécesse­urs n’avaient pas touché depuis la conférence du général de Gaulle sur Israël en 1967, celui de la politique arabe de la France. Il y avait urgence. Plus tard, j’ai trouvé qu’il gérait la crise des subprimes avec efficacité et courage.

Du coup, qu'est-ce qui vous distingue aujourd'hui de ceux qu'on appelle les « réacs », comme Alain Finkielkra­ut ? J’aime beaucoup Alain Finkielkra­ut, comme tous ces artistes qui écrivent des choses très belles sur ce qui nous arrive. Je suis parfois d’accord et parfois non. Ce qui me distingue d’eux, c’est que, sur les questions sociétales, je suis vraiment libéral. Bien sûr, l’extrémisme de certaines revendicat­ions liées aux droits des femmes, des homosexuel­s et des identités en général a souvent abouti au plus débile des communauta­rismes, néanmoins je pense qu’à un moment donné, cette lutte était nécessaire. Dans cette perspectiv­e, je ne suis pas →

hostile à la GPA : ça existe, ça viendra, la filiation s’établira autrement, mais elle s’établira. Faisons confiance aux romans que les gens inventent pour pouvoir vivre.

En somme, il ne faut pas être accroché à un modèle anthropolo­gique. C’est ça. De même, je crois qu’il ne faut pas se crisper sur l’identité nationale. J’aime bien cette phrase : « J’ignore d’où je viens, j’ignore où je vais, j’ignore quand je vais mourir, j’ignore pourquoi je suis si joyeux. » Pour moi, il y a une hiérarchie des appartenan­ces. Je ne nie pas l’importance de l’appartenan­ce à un pays, à une langue, mais je pense qu’il y a une culture européenne depuis très longtemps, donc un peuple européen qui partage cette culture.

Si vous le dites. Il y a une sorte de charnière dans votre vie : vous passez de l'art à la politique. Vous devenez journalist­e. Avec le nouveau Charlie, on vous découvre comme un contestata­ire à l'intérieur de la gauche, notamment contre les délires antiisraél­iens, etc. Vous pouvez vous arrêter là, parce que la guerre a commencé avec la question d’israël, bien sûr. Me faire pourrir par les gauchistes, je m’y attendais. Que le reste de la gauche attende silencieus­ement l’issue du combat pour, finalement, choisir l’autre camp, cela m’a halluciné. Ça a commencé avec l’intifada. À l’exception de quelques personnali­tés isolées, comme Bertrand Delanoë, Élisabeth Badinter évidemment, la gauche nous a laissés partir en danseuse devant le peloton, et nous a abandonnés ensuite en rase campagne. Je croyais avoir affaire à la gauche de Léon Blum, c’était devenu la gauche Tariq Ramadan.

N'empêche, vos éditos dans Charlie avaient tendance à dénoncer comme ennemis de la démocratie tous ceux qui critiquaie­nt un peu trop l'europe ou le libéralism­e. C’est que je pense encore qu’à terme, l’avenir fragile de la démocratie – et de la paix – est indissolub­lement lié à la constructi­on d’une puissance culturelle et politique européenne. Faute de quoi nos économies et nos droits vont s’effondrer d’un même mouvement. Il suffirait d’accepter ce que nous sommes : Shakespear­e et Hugo sont des poètes européens, Fellini et Bergman des cinéastes européens, Freud et Darwin des génies européens, Goethe et Cervantès des esprits européens…

Je ne vais pas vous casser le moral avec le déclin de la culture. À France Inter, vous avez affronté à la puissance mille la « résistance » extrême gauchiste. Vous tirez de cette expérience sur cette lointaine planète qu'est la radio publique un chapitre drôlissime. Pourtant, vous n'avez pas dû rigoler tous les jours. Bien sûr, j’ai rigolé tous les jours au moins une fois…

Pas toujours pour des raisons très charitable­s, je l’avoue. Mais je comprends qu’avec l’ambiance qui a régné autour de ma nomination, certains collaborat­eurs pensaient qu’ils n’avaient rien à voir avec un type comme moi. Au contraire, je me reconnaiss­ais en eux, forcément, et j’avais envie de les emmener un peu ailleurs.

Pour votre cinquième ou sixième existence, vous envisageri­ez la politique en vrai ? Non, non. Vraiment, je ne suis pas fait pour ça. Je m’intéresse davantage à Chopin et à Proust qu’aux catéchisme­s politiques. La politique doit rendre possible la liberté des créateurs, le reste suivra.

Le 7 janvier 2015, vos amis et votre compagnon de presque toujours, Cabu, sont assassinés. Vous avez déjà évoqué ici la période qui va du procès des caricature­s de 2006 à l'attentat1. Malgré nos proclamati­ons d'alors, on dirait qu'une partie de la France est prête à sacrifier la laïcité et la liberté d'expression sur l'autel du respect des minorités sensibles. Il est certain que plus personne aujourd’hui ne publierait les caricature­s de Mahomet. Alors, je continue ma petite aventure avec ceux qui le veulent bien. Quand Tareq Oubrou m’invite à m’exprimer à Bordeaux devant des musulmans, j’y vais et on parle du blasphème, de la nécessité de rire du sacré. Cela dit, dans ces combatslà, on est beaucoup moins seuls qu’il y a quinze ans. Une partie de la gauche s’est réveillée. Au Printemps républicai­n, à la Fondation Jean-jaurès ou dans le think tank L’aurore, par exemple, il y a beaucoup de gens qui prennent en considérat­ion le réel et les périls, intellectu­els et politiques, d’aujourd’hui.

Peut-être, mais au-delà de la question islamiste, la raison est de moins en moins notre monde commun. C’est une évidence et certains journalist­es, qui devraient exprimer le rappel à la raison, participen­t à la confusion. Sur les plateaux télé, quand il est question de sujets sensibles comme l’incendie de Notre-dame ou les gilets jaunes, ils laissent parfois passer des choses hallucinan­tes, soit parce qu’ils ne sont pas outillés pour les contester, soit parce qu’ils ont peur de fâcher leur rédaction ou de contrarier une partie de leur public. Il y a un autre phénomène inquiétant : quelqu’un qui achète Charlie Hebdo ou Causeur sait qu’il peut tomber sur des articles avec lesquels il n’est pas d’accord. Mais de plus en plus de gens, en particulie­r les jeunes, ne s’informent que par les réseaux sociaux, où ils ne cherchent que l’informatio­n qui conforte leurs conviction­s. Ainsi, ils ne sont plus confrontés à la contradict­ion. Ça, c’est une catastroph­e de civilisati­on.

Dans les années 1970, il y avait les gauchistes, les communiste­s et la droite. On ne connaissai­t pas ce foisonneme­nt

médiatique. Et pourtant, on a l'impression que le débat était plus libre. Oui, il était plus libre. Et de meilleur niveau. Surtout, il pouvait y avoir un débat. J’aime la polémique, mais je n’aime pas le pamphlet, car il exclut l’adversaire intellectu­el de l’humanité. Née plutôt à droite au moment de l’affaire Dreyfus, l’humeur pamphlétai­re est aujourd’hui passée à gauche. Ruffin, Mélenchon n’ont plus d’autre argument que la diabolisat­ion de leurs adversaire­s. Et le plus inquiétant, c’est que les romanciers sont atteints par ce sectarisme. Dans Quatreving­t-treize, de Victor Hugo, il y a des héros vendéens. Aujourd’hui, même dans un roman, l’adversaire doit être une ordure. Le résultat, c’est que beaucoup de romanciers sont mauvais. Ce sont des petits sociologue­s, bornés à une vision bourdieusi­enne du monde. En effet, depuis que Bourdieu a détrôné Aron, la sociologie française est agonisante, obnubilée par le déterminis­me social. Et les comiques font de la sociologie de bazar et partagent le monde entre bons et méchants. Comment voulez-vous qu’ils soient drôles ?

L'humour occupe une grande place dans votre vie d'artiste et d'homme. Ça aussi, c'est en train de disparaîtr­e, alors qu'on peut se faire virer pour une mauvaise, voire pour une bonne blague. Finalement, l’humour, c’est peutêtre une question de style, si le style est l’expression de l’inconscien­t. Un comique stylé, c’est un comique qui s’englobe dans ce qu’il moque. Il n’y a pas de grâce sans rire, sans imaginer parfois qu’il y a des dieux rieurs derrière les nuages. Alors, il est vrai que le rire est sinistré par les comiques-sociologue­s que j’ai évoqués. Cela dit, j’ai récemment assisté au spectacle de Jérôme Commandeur, qui m’a bien fait éclater de rire, comme Blanche Gardin, dont le spectacle est étonnant. Il y a seulement cinq ou six ans, des gens comme ça n’existaient pas.

Quatre ans après l'attentat de Charlie Hebdo, vous vivez toujours sous surveillan­ce. Avez-vous peur ? Avezvous le sentiment d'être abandonné dans votre combat pour la liberté ? Cette journée funeste a-t-elle changé ce que vous êtes ? Je n’ai pas peur, parce que je me sens bien protégé. Quand on se bat pour ce qu’on aime, il faut absolument avouer qu’on y prend du plaisir. Si je ne croyais pas à certaines choses, ma vie serait moins intense. Donc je suis payé. C’est un mauvais moment pour la liberté. Beaucoup de nouvelles libertés acquises pendant ce demi-siècle sont, en réalité, beaucoup moins bien acceptées qu’on ne le pense, dans une certaine partie de la population. Et ça nourrit une colère qui parle d’autre chose, parce que la cause – le refus de ces libertés – est encore indicible, sauf chez les religieux. Je pense que, par exemple, le mariage homosexuel ou le droit à l’avortement et les droits des femmes en général restent, dans un inconscien­t collectif, comme des éléments destructeu­rs d’un ordre fantasmé du monde d’avant. Les attentats nous ont tous changés à des degrés divers. Avant, il semblait dans l’ordre des choses d’avoir des moments de fantaisie, de ressentir de la joie. Après j’ai compris que la fantaisie et la joie étaient une victoire sur moi-même et sur le monde. Ça l’était sans doute déjà avant, mais je ne le savais pas aussi nettement. • 1. Entretien avec Daniel Leconte, dans Causeur n° 21, février 2015

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 ??  ?? Cabu, Charb, Riss, Tignous, Honoré, Catherine Meurisse et Jul, devant les bureaux de Charlie Hebdo, 15 mars 2006.
Cabu, Charb, Riss, Tignous, Honoré, Catherine Meurisse et Jul, devant les bureaux de Charlie Hebdo, 15 mars 2006.
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Philippe Val, Tu finiras clochard comme ton Zola, l'observatoi­re, 2019.

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