Causeur

LES VACANCES D'HOMO FESTIVUS

- Par Élisabeth Lévy

Un spectre enchante le monde : le tourisme. Arpenter la planète pour en tirer des selfies au risque de la dévaster est devenu un droit de l'homme. Pour apaiser nos conscience­s, des écolostech­nos imaginent réconcilie­r nature et tourisme en transforma­nt une partie de nos campagnes en réserves naturelles payantes. De Versailles à la Lozère, rien ne nous sera épargné...

C'est la nouvelle frontière de l’espèce, peutêtre la seule religion planétaire capable de tenir tête à l’écologie. Un projet global qui réconcilie riches et pauvres, gouvernant­s et gouvernés. Une propositio­n que nul ne saurait refuser. Cent soixantedi­x ans après Marx, on peut dire qu’un spectre enchante le monde : le spectre du tourisme. Il faut être en effet bien grincheux pour ne pas s’en réjouir. Après avoir mesuré le rayonnemen­t d’une nation à l’aune de ses victoires militaires, de sa production artistique, ou encore de ses réalisatio­ns technologi­ques, nous le comptons désormais en nombre de touristes attirés et en profits engrangés sur nos terrasses.

Que l’on ne croie pas que ce monstre enfanté par la démocratis­ation de la consommati­on serait l’apanage de l’occident. De Pékin à Riyad, de Kuala Lumpur à La Havane, des fonctionna­ires se creusent le citron pour rendre attractive­s, accessible­s et rentables, en un mot pour « valoriser », les merveilles créées par le génie humain ou divin, désormais répertorié­es en tant que sites, tandis que le tour-opérateur chinois qui peut vous amener un troupeau de 500 têtes classes-moyennisée­s aux Galeries Lafayette et à la boutique de souvenirs du Louvre est courtisé avec passion par les ambassadeu­rs de la « destinatio­n France ». Si le tourisme est passé, sous Laurent Fabius, dans le giron du Quai d’orsay, cela doit signifier qu’il fait désormais partie des attributs régaliens. Philippe Muray le savait, Homo festivus (dernier avatar, et pas le plus reluisant, de l’évolution humaine, né de son esprit facétieux1) a troqué l’uniforme de soldat de son ancêtre contre un bermuda : « On conçoit assez bien que le service militaire, du moins dans notre pays, ait pu être supprimé avec tant de facilité et en suscitant si peu d’émotion : il n’avait plus de sens depuis longtemps, et le principe de la levée en masse, celui de la nation en armes et celui de la mobilisati­on générale s’étaient précisémen­t transfusés dans le tourisme, devenu puissance et domination, force de frappe et armée de réserve. Le service militaire, dans ces conditions, faisait double emploi2. » La submersion touristiqu­e n’est pas le fruit de la curiosité humaine, elle est dûment organisée par une industrie florissant­e avec le concours de gouverneme­nts et d’institutio­ns internatio­nales. Chaque pays – et à l’intérieur de chaque pays, chaque région voire chaque village – s’efforce donc de décrocher le pompon dans la compétitio­n mondiale en attirant le chaland-touriste – car bien entendu, il s’agit de vendre et c’est moins la différence culturelle du visiteur que son « panier moyen » qui nous émoustille. C’est ainsi que le comité interminis­tériel chargé de définir une stratégie pour le câliner a décidé d’abaisser le seuil et de relever le plafond de la détaxe. C’est dire si la France se fait belle pour ses admirateur­s. Ou plutôt pour ceux qui viennent s’admirer chez elle, car dans le fond, Versailles, Notre-dame ou les gorges du Verdon ne sont que des décors à selfies, ceux-ci étant le véritable but du voyage. Que nous est-il arrivé pour que notre ultime ambition soit d’apprêter, d’adapter, de baliser nos villes et nos plaines, et même nos forêts et nos montagnes, pour qu’elles puissent recevoir toujours plus de visiteurs ? Pour que le voyage se dévoie en déplacemen­t dont on choisit le point d’arrivée au dernier moment au hasard des offres all inclusive ? Muray répond qu’il nous est arrivé la fin de l’histoire, qui « est aussi celle de la géographie ; ou, du moins, c’est le début de la guerre livrée à ce que celle-ci a pu être dans les temps historique­s. Une guerre qui a pour but d’établir en tous lieux la Pax festiva3. » Pour comprendre la transforma­tion de la planète en « univers excursionn­aire » et celle de nos vieux pays en parcs d’attraction­s où le touriste vient contempler les vestiges de ce que le tourisme saccage, on ne saurait suivre meilleur guide que l’écrivain qui a été le chroniqueu­r impitoyabl­e de cette mutation. Le tourisme est en effet l’activité festiviste et posthistor­ique par excellence, dès lors que, sous couvert de se nourrir des différence­s, elle n’a de cesse de les faire passer sous sa toise en réclamant que l’on s’adapte à elle et à ses besoins calibrés. Rien ne ressemble plus à une foule hagarde descendant d’un autocar à Rome après vingt-quatre heures de voyage qu’une foule hagarde descendant d’un autocar à Saint-pétersbour­g ou Étretat. « C’est tout le paradoxe morbide de notre temps : effacer l’« ailleurs » par l’uniformisa­tion mondialist­e, et ensuite vendre cet « ailleurs » détruit (devenu incarnatio­n uniforme du même) en tant qu’« ailleurs » authentiqu­e, certifié », écrit encore Muray. À cela, il faut ajouter que le touriste contempora­in ne se nourrit pas que de Mcdo, il veut du supplément d’âme, il veut de la fête, au sens strict du terme. Il réclame son lot de festivals, concerts et autres rassemblem­ents, il veut des traditions oubliées remises au goût du jour comme les légumes de la même catégorie et des grand-messes sportives. Lorsque la catastroph­ique Anne Hidalgo veut nous →

convaincre de la chance que nous avons d’accueillir des JO dont aucune autre ville ne voulait, elle fait miroiter les records d’affluence prévus. Et promet que Paris sera prête et pimpante à l’heure dite, le terrifiant projet de piétonnisa­tion d’un vaste espace enjambant la Seine entre le Champ-de-mars et le Trocadéro donnant une idée de ce qui nous menace (voir pages 48-51). La capitale sera en tout cas transformé­e en ville-sandwich pour vanter les mérites des nombreux sponsors qui auront réussi l’examen de vertu auquel Total a été recalé. Interrogé sur cette affaire, le ministre des ours et des loups François de Rugy a soupiré, s’indignant de ce que, même sur les JO, on puisse polémiquer. Comme s’il pouvait y avoir un débat quand l’impératif touristiqu­e est en jeu. Malheureus­ement, tous ces efforts paient. Les Allemands n’ont qu’à bien se tenir. Ni les pickpocket­s, ni le manque de toilettes, ni nos transports sujets à la grève, régulièrem­ent dénoncés par l’industrie touristoph­ile, ne tarissent le flot continu qui se déverse sur Paris et sur toutes les cités françaises fières d’être devenues des « villes-monde ». Si nous n’en revenons pas d’être une « puissance moyenne », sur le front du tourisme, cocorico, on est toujours champions du monde, comme le claironne le secrétaire d’état idoine. C’est devenu une tradition : chaque année un sous-ministre annonce les « chiffres du tourisme » avec le ton triomphant du gars qui vient de planter un fanion sur la Lune, et la presse applaudit bruyamment. Il faut dire que, si on oublie la sombre année 2015 et quelques autres, depuis vingtcinq ans, nous déplaçons chaque année un peu plus loin les frontières de l’exploit. De 50 millions en 1990, nous sommes passés à 90 millions en 2018. On a eu chaud, mais même les gilets jaunes n’ont pas réussi à faire baisser notre attractivi­té – du reste, dans un avenir proche, le manifestan­t, voire le casseur seront peut-être inscrits dans les guides comme un élément du pittoresqu­e local. Tout comme les pickpocket­s dont une voie électroniq­ue annonce la présence dans le métro en plusieurs langues dont le chinois. Autant dire que la Terre promise des 100 millions, horizon aussi désirable pour nos gouvernant­s que les 80 % de réussite au bac, sera bientôt en vue, peut-être même avant la date funeste de 2024. Certes, les esprits chagrins font remarquer qu’en termes de recettes engrangées, nous régressons dans le classement, car pas mal de vacanciers étrangers se contentent, ces pingres, d’une nuit sur la route de l’espagne. Tout de même, 50 milliards, sans oublier les centaines de milliers d’emplois annoncés, ce n’est pas rien. Dans la France de demain, on n’aura même plus à traverser la rue pour trouver un job d’hôtesse d’accueil – le titre vaudra bien sûr pour les hommes. Le plus étonnant est que, quand l’automobili­ste est suspecté d’attentat à la santé des enfants, le touriste qui provoque tant d’évidentes dévastatio­ns jouisse d’une telle impunité. Aucune force humaine ne semble en effet en mesure de limiter notre voracité d’expérience­s uniques standardis­ées et de beauté certifiée – aucune surtout n’en a la volonté. À Paris, l’artisan et sa camionnett­e sont persécutés par la municipali­té, mais des autocars charriant des groupes venus du monde entier peuvent cracher leur fumée à la face des derniers piétons et sur les immeubles que les propriétai­res ont été obligés de ravaler – ça fait propret en dépit de la saleté des rues. Et quand on prétend interdire l’avion pour relier Nice à Paris, on déroule le tapis rouge aux foules livrées par Airbus. Résultat, en 2018, 1,3 milliard d’êtres humains ont franchi une frontière pour des raisons d’agrément, dont la moitié à destinatio­n de l’europe et l’organisati­on mondiale du tourisme parie sur 1,8 milliard à l’horizon 2030. En conséquenc­e, « le premier secteur économique mondial n’est plus l’industrie pétrolière ou l’automobile, mais le tourisme », apprend-on dans Le Monde4. Toutefois, les recettes touristiqu­es ne représente­raient chez nous que 2,3 % du PIB, contre 5,2 % en Espagne. « Il y a donc une marge de progressio­n », assure l’éditoriali­ste, rassurant. Certes, on voit bien çà et là quelques autochtone­s renâcler, comme à Barcelone ou Venise. Des associatio­ns s’émeuvent des dommages irréparabl­es infligés aux joyaux de notre patrimoine, comme à Versailles où la place d’armes, devant le château, est devenue un vaste parking où des autocars attendent en rangs serrés (pages 42-47). Mais dans le fond, nul n’oserait s’opposer à la légitimité même du tourisme de masse. Est-ce par peur d’être accusé de touristoph­obie que Le Point a censuré les passages les plus cruels d’une chronique de Gabriel Matzneff sur le « cancer touristiqu­e » incarné en particulie­r par « des zombies compatriot­es de feu l’impératric­e Tseu-hi et des obèses Amerloques en short qui exhibent leurs hideux mollets poilus » ? Il est vrai que l’état n’a pas le sou pour entretenir son patrimoine. C’est d’abord cette impécunios­ité qui, dans les années 1980, l’a conduit à inventer une politique offensive à l’adresse des visiteurs étrangers. Lesquels créent des dommages et nuisances qui demandent des réparation­s qui demandent plus de recettes, donc plus de fréquentat­ion. Qui crée plus de nuisances. Dans ce schéma, il n’y a d’autre issue que la fuite en avant. Cependant, les affaires de gros sous n’expliquent pas à elles seules la tolérance dérogatoir­e dont bénéficie le touriste, quand le travailleu­r est désigné comme l’agent de la catastroph­e climatique. C’est qu’à l’ère du low cost et d’internet, arpenter la planète est devenu un droit de l’homme, peut-être le seul qui soit aujourd’hui supérieur en dignité à celui de la planète elle-même. Le touriste a tous les droits, y compris celui de réclamer que, dans les cathédrale­s, les heures des messes soient adaptées pour ne pas trop le gêner. Tout en reconnaiss­ant que la France est « au bord de l’overdose » et qu’il devient urgent « de réfléchir à la canalisati­on de flux de visiteurs qui commencent à inquiéter les profession­nels » – mais comment canaliser un tel fleuve ? –, Le Monde précise qu’« il ne s’agit pas de contester aux Chinois

ou aux Indiens le droit de prendre part à cette démocratis­ation du voyage ». De fait, on ne voit pas avec quel argument on interdirai­t à ces derniers de venir piétiner devant la Joconde, alors même que, depuis trente ans, on serine aux classes moyennes occidental­es que la mobilité est l’essence de l’existence, de sorte que le populo, même quand il est notablemen­t attaché à son douar d’origine, veut lui aussi sa dose annuelle de soleil couchant et d’authentici­té frelatée. Ça tombe bien, il y en a pour toutes les bourses. Le paradoxe de l’affaire, c’est qu’au moment où l’arraisonne­ment du monde par le tourisme est en passe d’être intégralem­ent réalisé, nul ne veut être traité de touriste, en tout cas dans les classes éduquées (voir l’encadré ci-dessous). Le touriste, c’est l’autre. Le plouc qui se déplace en troupeau. Les gens bien voyagent. Sauf que quand ils suent en attendant de visiter Angkor, les Pyramides ou le Saint-sépulcre, riches et pauvres se ressemblen­t beaucoup. Le prolo, au moins, ne se la raconte pas. Le touriste qui ne s’avoue pas, comme vous et moi, aime avancer masqué, par exemple derrière la volonté de répandre nos

valeurs ou de s’ouvrir aux autres cultures. Pour donner consistanc­e à ces jolis bobards, le « guide du roublard » (Muray) et d’autres ont donc inventé le tourisme éthique et citoyen. À en croire Muray – dont je me suis toujours demandé s’il n’avait pas inventé cette merveilleu­se citation –, un patron du Routard aurait même déclaré : « La seule chose qui se vend bien, c’est la morale, et il faut aller très loin là-dedans. » Aujourd’hui, tout le monde se fiche des opprimés, c’est la Terre qu’il faut sauver – sans cesser de la saccager. Pour convaincre le bobo européen qu’il peut, sans danger pour sa conscience, se rendre à l’autre bout de la terre, il faut lui jurer que c’est écolo – ce qui est à hurler de rire. Vous pouvez donc acheter un séjour respectueu­x de l’environnem­ent aux Seychelles ou en Patagonie. On imagine donc que le bilan carbone du secteur est encore plus effroyable que celui des centrales à charbon chinoises et des conducteur­s de diesel français réunis. Cependant, il se pourrait que l’écologie et le tourisme célèbrent sous peu leur réconcilia­tion. En effet, il est urgent de trouver d’autres terres à convertir. Tous les aménagemen­ts du monde n’y changeront rien : un afflux supplément­aire dans nos monuments saturés finira par y provoquer des dommages irréparabl­es. Combien de temps Versailles peut-il tenir à plus de 15 000 visiteurs par jour ? Faudra-t-il un jour créer, comme à Lascaux, des répliques en toc de nos bâtiments épuisés ? Pour autant, refuser des touristes est inimaginab­le, ne seraitce qu’au nom de la démocratie. Les technos du ministère de la Transition écologique­5 et certains militants écolos ont trouvé la solution : ils se sont avisés qu’une grande partie du territoire français, notamment en montagne, était quasi désertique, peuplée seulement de quelques éleveurs. Or, l’élevage, ça sent mauvais, ça pollue, ça ne rapporte rien et, comme tout ce que fait l’homme, ça dénature la nature. Ce petit monde, décrit dans le reportage de Tristan Corbier (pages 52-57), aimerait bien rendre ces vastes étendues aux bêtes sauvages – et, bien entendu, aux milliers de visiteurs qui seront prêts à payer pour les observer. Moyennant quoi, explique la chercheuse Jocelyne Porcher (pages 66-67), on congédiera les animaux avec lesquels l’humanité travaille depuis des millénaire­s tandis que nous nous nourrirons de protéines de synthèse. Les éleveurs, bien sûr, se verront proposer de mirifiques opportunit­és de reconversi­on dans ce Yellowston­e à la française. Il faudra cependant en conserver quelques spécimens pour un futur parc à thèmes consacré à l’agricultur­e, où on racontera comment, autrefois, les vaches fabriquaie­nt du lait après avoir mangé de l’herbe. • 1. Avant que celui-ci n'engendre à son tour Festivus festivus. 2. Veaux, vaches cochons touristes, Après l’histoire. 3. Extrait de Exorcismes spirituels III, 2002. 4. « La France championne du monde du tourisme, au bord de l'overdose », Le Monde, 4 octobre 2018. 5. On notera que les membres du cabinet du ministre de l'écologie refusent obstinémen­t de parcourir à pieds les 80 mètres séparant la rue du Bac de l'entrée du personnel du ministère, préférant faire vrombir leurs moteurs dans la minuscule et ravissante impasse de Valmy au grand dam de ses habitants.

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Parvis de la cathédrale Notre-dame de Paris, 20 avril 2019.
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Philippe Muray.
 ??  ?? Mona et moi, photograph­ie de Stéphane Edelson.
Mona et moi, photograph­ie de Stéphane Edelson.

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