Causeur

Brexit, l'identité malheureus­e

Dans Le Coeur de l'angleterre, Jonathan Coe raconte le Brexit en mêlant les destins individuel­s à l'actualité. Ce projet balzacien se double d'une méditation drôle et douce-amère sur une identité anglaise en pleine crise.

- Jérôme Leroy

On connaît la formule de Stendhal : « La politique dans une oeuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert… » Mais cette citation issue de La Chartreuse de Parme est toujours tronquée et on oublie la suite : « … quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention. » C’est que Stendhal, et avec lui tout ce qu’il conviendra d’appeler ensuite la littératur­e réaliste, savait qu’on ne pouvait comprendre une histoire familiale, une éducation sentimenta­le ou un crime sans penser ce contexte qui détermine malgré nous tant de nos réactions, tant de nos habitudes.

Le tout, pour le bon écrivain, sera donc une question de dosage et de technique. D’élégance en somme, afin que la politique permette de relever le plat sans l’alourdir. D’ailleurs, Stendhal continue : « Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire ; mais nous sommes forcés d’en venir à des événements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour théâtre le coeur des personnage­s. »

Cependant, l’abus de politique rend vite démonstrat­if et rien n’est pire pour un roman que de chercher à démontrer. C’est dire tout le talent, et peut-être un peu plus que cela, de Jonathan Coe : il parvient, comme Stendhal en son temps, à faire se côtoyer la politique et « le coeur des personnage­s », avec un sujet apparemmen­t aussi austère que le Brexit. Austère, en tout cas pour le lecteur étran

ger, car au Royaume-uni, ce qu’on appelle la « Brex-lit » (pour littératur­e du Brexit) est en tête des meilleures ventes.

C’est que le roman, précisémen­t, ce bon vieux roman réaliste tellement vilipendé aujourd’hui par des laborantin­s aux expériment­ations hasardeuse­s, demeure pourtant le seul moyen, sur ce genre de sujet qui fait exploser les représenta­tions que toute une nation avait d’elle-même, de capter quelque chose que les politologu­es, les sociologue­s, les historiens analysent parfaiteme­nt, mais ne rendent pas sensible. Tout simplement parce qu’ils n’ont pas ce privilège de l’écrivain qui est de pouvoir incarner de tels enjeux à travers des personnage­s. Il n’est pas inutile de préciser que Jonathan Coe, l’un des auteurs anglais les plus lus à l’étranger, ancien étudiant en littératur­e de Cambridge, s’inscrit aussi dans une tradition qui remonte à Shakespear­e et à Swift : chez Coe, la satire n’exclut pas le réalisme et l’humour côtoie la tragédie. C’est pourquoi Le Coeur de l’angleterre passionne, émeut et fait rire, parfois au détour d’un même chapitre.

Le Coeur de l’angleterre couvre les années 2010 en Grande-bretagne, allant de la fin du blairisme et de la victoire de Cameron à sa défaite en rase campagne lors du référendum de juin 2016. À en juger par ses déclaratio­ns ici et là, l’auteur est plutôt un partisan du « Remain ». Tout le plaisir qu’on prend à la lecture de ce roman tient cependant à l’absence totale de message ou de catéchisme. Il laisse parler ses personnage­s, il rend compte des situations, il parsème à l’occasion son récit d’informatio­ns qu’il nous livre presque à l’état brut.

De toute manière, ce qui l’intéresse, et ce qui intéresser­a le lecteur, est ailleurs. Le Brexit joue avant tout le rôle d’un révélateur des lentes métamorpho­ses de l’angleterre, et de ce qu’il faut bien se résoudre à appeler l’« âme anglaise » elle-même. L’une des intuitions de Coe, dans ce roman, est en effet d’envisager le Brexit non pas comme simplement le choix d’un Royaumeuni au sein ou hors de l’europe, mais comme une interrogat­ion sur une identité non pas britanniqu­e, mais strictemen­t anglaise. Après avoir assisté à la cérémonie des JO de Londres en 2012, un des personnage­s, intellectu­el d’origine musulmane, « s’était passionné pour le concept d’“angleterre profonde”, formule qu’il rencontrai­t de plus en plus souvent dans les articles de journaux et les publicatio­ns universita­ires. De quoi s’agissait-il au juste ? Était-ce un phénomène psychogéog­raphique qui s’articulait autour du parc communal, du pub du coin avec son toit de chaume, de la cabine téléphoniq­ue rouge et du choc délicat de la balle de cricket contre la batte en saule ? » Autant de clichés qui comme tous les clichés sont vrais, et constituen­t cette réalité charnelle, barrésienn­e dirait-on en France, que l’on craint de perdre à son tour, alors que tout un pays change de visage sous les effets d’une modernisat­ion économique qui fait apparaître ce qu’on a appelé l’« insécurité culturelle ».

Ces métamorpho­ses durent depuis un gros demi-siècle, qui est aussi l’âge de Jonathan Coe, enfant du début des années 1960. Le Coeur de l’angleterre désigne ainsi une région géographiq­ue, celle des Midlands et de Birmingham, ville natale de Coe, où a sombré la vieille Angleterre industriel­le, mais aussi, sur un plan métaphoriq­ue, ce qui a fondé une identité, une façon d’être au monde et de présenter aux autres une unité qui a explosé comme jamais lors de la campagne du référendum. Le simple fait d’avoir eu à répondre oui ou non au Brexit a fait sortir l’angleterre d’un âge où l’understate­ment, l’humour, une distance dépassionn­ée, empêchait la politique de virer à la guerre civile larvée, au choc idéologiqu­e frontal de chaque instant qui a cours sur le Continent. Une forme de violence dans les discours est devenue soudain très concrète et a eu des répercussi­ons sur la vie quotidienn­e. Dans Le Coeur de l’angleterre, il est ainsi question de l’assassinat de Jo Cox, une députée travaillis­te, par un extrémiste du « Leave », mais aussi sur un mode franchemen­t comique de la bagarre entre deux clowns spécialisé­s dans les goûters d’enfants, qui se battent pendant une fête d’anniversai­re. Le Brexit aura même brisé des couples. L’un des personnage­s importants du roman est une universita­ire trentenair­e spécialisé­e en histoire de l’art, Sophie, incarnatio­n d’une gauche morale dirait-on en France, tolérante, ouverte, convaincue des bienfaits du multicultu­ralisme made in England, qui voyage beaucoup en Europe pour des colloques. Elle a refusé les déterminis­mes de classe en épousant Ian, un moniteur d’auto-école rencontré lors d’un stage pour récupérer ses points. Malgré les différence­s, le couple tient quelques années. Sophie fait semblant de ne pas entendre les remarques de plus en plus nationalis­tes de Ian et de sa mère, tandis que Ian s’intéresse sincèremen­t au travail de Sophie. Jusqu’au moment où le Brexit cristallis­e les reproches muets : « Leur conseillèr­e conjugale leur expliqua que beaucoup des couples qu’elle recevait avaient mentionné le Brexit comme facteur clef de leur dérive. » Au même moment, Sophie la progressis­te encourt la colère d’une associatio­n étudiante pour une remarque jugée transphobe lors d’un de ses cours. →

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Jonathan Coe.

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