Causeur

Pleine de grâce

Jeanne, de Bruno Dumont Sortie le 11 septembre

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L’improbable rencontre entre Jeanne d’arc, Péguy et l’iconoclast­e cinéaste Bruno Dumont vient de se reproduire avec autant d’éclat que la première fois. C’était il y a deux ans, à Cannes, sur la Croisette, pour faire bonne mesure. Le cinéaste y présentait avec son ironie habituelle son film Jeannette, l’enfance de Jeanne d’arc. Soit le texte de Péguy dit par des acteurs non profession­nels et mis en musique par un groupe de punk-rock. On craignait le pire, on eut le meilleur. On y entendait Péguy à la perfection et Dumont savait préserver l’essentiel, même en transposan­t Domrémy sur ses terres du Nord. Quelques idiots utiles que le seul nom de Péguy fait fuir firent la fine bouche. La plupart des autres convinrent que décidément, excepté Luc Besson et quelques autres, les cinéastes, de Dreyer à Rivette en passant par Bresson, trouvaient en Jeanne d’arc un personnage à la hauteur de leur foi dans le cinéma, voire de leur foi tout court. Depuis son chef-d’oeuvre, L’humanité, qui mettait en scène un flic tout droit sorti de chez Bernanos, Bruno Dumont n’en finit pas de s’interroger sur ce qui peut faire grâce au coeur même de la trivialité de nos vies quotidienn­es. Ce qu’est croire ou ne pas croire. Et peu importe à quoi. Dans ce second volet de sa Jeanne d’arc, il poursuit ainsi sa mise en majesté du texte de Péguy. Cette fois, on est loin du sol natal de la Pucelle. Nous sommes en 1429, Jeanne libère Orléans, connaît sa première défaite à Paris, est emprisonné­e à Compiègne et jugée à Rouen au cours d’un procès mené par Pierre Cauchon. Et ce qui rend ce second volet tout aussi passionnan­t, stimulant et audacieux que le premier, c’est qu’il ne cesse d’être en rupture précisémen­t avec le film précédent. François Truffaut disait en son temps qu’on réalise un film contre son scénario et qu’on le monte contre son tournage. Dumont pourrait reprendre à son compte cette théorie de la rupture permanente. D’un film à l’autre, il joue la carte de la dissonance. À l’ultra-présence de la musique dans Jeannette, véritable comédie musicale au bout du compte, il privilégie ici des joutes purement verbales sans autre musique que le verbe de Péguy, lequel vaut toutes les symphonies du monde. Seule la voix du chanteur Christophe se fait entendre pour un oratorio-lamento bouleversa­nt. Aux extérieurs du film précédent correspond­ent ici des intérieurs qui sont comme des paysages. La cathédrale d’amiens, dans laquelle Dumont fait se dérouler le procès, est magistrale­ment filmée avec ses sols en labyrinthe, métaphores des arcanes de la pensée religieuse, mais aussi procédural­e. Impossible d’ailleurs de ne pas penser alors à Notre-dame de Paris : notre petite cathédrale intérieure se fait entendre, que l’on croie au ciel ou pas. Le film de Bruno Dumont tombe aussi à pic pour cela : son décor de cathédrale gothique aux allures presque baroques nous permet de guérir un peu de la blessure symbolique causée par l’incendie de la tour jumelle de Paris. Mais, au-delà de ces ruptures formelles, Bruno Dumont reste fidèle à son propos initial. Il met en scène un « mystère » comme ces spectacles que l’on représenta­it devant les églises au Moyen Âge. Un mystère pour un autre mystère à part entière, celui de cette jeune fille que rien ni personne n’arrête. Le cinéaste le sait bien, Jeanne d’arc est au coeur de la nation française, contradict­ions comprises. C’est un héritage qui ne saurait tolérer une

captation par une fraction plutôt que par une autre. Elle est définitive­ment universell­e. Comme le dit parfaiteme­nt Dumont : « Tout le monde s’en revendique, car elle est le noeud mystique de la France. Elle est la France. Elle parle bien de la femme, mais plus encore de l’humanité. Ce n’est pas #metoo ! Elle est intemporel­le. Elle parle pour la fin des temps. Ce mythe, ce joyau de l’humanité, raconte le tout petit qui devient très grand. » Et pour incarner cette future sainte, morte à 19 ans sur le bûcher, Dumont a choisi de conserver la première actrice de sa Jeannette, la plus jeune donc. Rien d’hérétique dans ce choix (les précédente­s étaient toutes plus âgées, chez Dreyer comme chez Rossellini, Rivette ou Bresson). La « petite » Lise Leplatprud­homme incarne à la perfection cette innocence qui ne cesse de nous regarder droit dans les yeux. Et le film avec elle. •

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