Causeur

L'inculture du compromis

Faute de grands récits, la France se fracture sur les questions sociétales. Les débats autour de la famille ou de l'islam mettent aux prises deux camps arc-boutés sur leurs principes et leurs droits sacrés. Des compromis seraient pourtant possibles.

- Paul Thibaud

L'actualité est faite sinon de conflits insolubles, du moins d’opposition­s insurmonta­bles qui laissent désemparés gouvernant­s et commentate­urs. Sur le port du voile islamique, un jour on paraît trancher, puisqu’on le déclare incompatib­le avec nos moeurs. Le lendemain, on s’en prend à ceux avec qui on semblait d’accord hier. On dénonçait le communauta­risme, on en a désormais après l’intégrisme laïque ou laïciste. On justifie cette volte-face en ressassant pour s’en indigner une anecdote supposée dramatique. Cette virulence est si brusque et si arbitraire qu’on peut augurer une nouvelle « renverse » de la marée, faisant réapparaît­re des évidences aujourd’hui refoulées.

Sur la PMA par contre, pas d’hésitation. C’est plutôt la répétition des arguments opposés qui inquiète : d’un côté « Comment peut-on organiser l’absence de père ? », de l’autre « Comment peut-on priver une femme du droit de procréer ? ». Qu’on penche d’un côté ou de l’autre, on voit que ce sont des droits sacrés qui s’affrontent, des principes, ce qui interdit toute possibilit­é de convaincre ceux qui ne le sont pas déjà. Alors ce sont les sondages d’opinion qui indiquent la direction, ils emportent la décision sur la PMA, ils le feront sans doute sur le voile islamique.

Pour peu qu’on croie à la raison, on ressent de cela un peu de honte, on s’inquiète de la stérilité de la délibérati­on publique et du rôle décisif que finissent par jouer, sinon des instincts, du moins des sentiments mal analysés.

Malaise d’autant plus grand que tous ces sujets reviennent, qu’à leur propos on ressasse, on piétine, ce qui fait prévaloir le désir d’en finir.

Si, pour quitter cette ambiance dépressive, on interroge le passé de notre république, on voit que naguère, il y a peu, nous avons su échapper à de redoutable­s dilemmes, nous ne sommes pas toujours restés paralysés devant l’opposition des classes, bourgeoise et laborieuse, ou bien devant l’affronteme­nt de l’église catholique avec l’état démocratis­é. Pourquoi désormais ne savons-nous pas discerner les issues ? Pourquoi notre vie politique est-elle devenue stérile ? La surprise est d’autant plus amère que cette panne est indissocia­ble de la prépondéra­nce reconnue aux droits de l’homme dans notre pratique politique, depuis qu’il y a une quarantain­e d’années, à l’occasion de la conférence d’helsinki sur la Sécurité et la Coopératio­n en Europe, nous les avons reconnus comme le socle de toute légitimité politique. On voit maintenant ce socle, ce fondement, associé à une inquiétant­e incapacité de débattre. Devenus droits de l’individu, ces droits ne nous indiquent pas comment décider entre les individus parce qu’ils ne nous disent rien sur la société. On se prend donc à regretter qu’il n’y ait plus ni idéologie structuran­te ni projet collectif qui permettrai­t de situer et de justifier les choix de société qui soustenden­t les différents partis pris sur le voile islamique ou la procréatio­n sans homme.

Face aux dilemmes qui ont autrefois déchiré la France (y compris jusqu’aux guerres civiles), on voit que →

ce sont des initiative­s pratiques, la propositio­n et la mise en oeuvre de changement­s partiels (sur le droit de grève, le droit syndical, les assurances, le droit du travail ou bien sur l’école laïque, les associatio­ns cultuelles, l’école sous contrat…) qui ont, bien avant que les divergence­s s’effacent, travaillé les mentalités et transformé les opposition­s de principe en points de vue, permettant de discuter sur des enjeux pratiques et partiels.

Pourquoi sommes-nous incapables de procéder actuelleme­nt de la même manière – c’est-à-dire de présenter nos désaccords de manière imprévue, de faire valoir des propositio­ns partielles, périphériq­ues, qui avant même d’être éventuelle­ment mises en oeuvre, contribuer­aient à ce que les opinions adverses se décrispent, se détendent, se croisent ? Le surprenant, l’inquiétant, ce n’est pas que des opposition­s de principe nous divisent, mais que cela nous laisse médusés et immobiles, sans imaginatio­n, dépourvus de la créativité de nos prédécesse­urs. Nous semblons préférer nous en tenir à nos principes, comme si la culture des droits nous avait fait quitter le terrain civique, nous avait transporté­s dans un ciel d’abstractio­ns, nous condamnant à un régime d’accusation­s mutuelles passableme­nt stérile.

Alors que je ruminais ces pensées, j’ai eu la bonne surprise de trouver dans Causeur (n° 72, septembre 2019), sous la plume d’alain Neurohr, une propositio­n de nature à faire espérer que nous dépassions nos opposition­s métaphysiq­ues à propos de la PMA. Opposé à la loi « bioéthique » que l’on prépare, l’auteur reconnaît, chez certains qui ne peuvent pas engendrer, la force et la validité du désir d’accompagne­r néanmoins la prochaine génération à son entrée dans la vie. Étant donnée la difficulté d’adopter, il imagine qu’on leur propose de participer à une sorte de parrainage dont pourraient bénéficier les nombreux (300 000) enfants pris en charge par l’aide sociale à l’enfance : enfants abandonnés, enfants séparés par jugement de familles maltraitan­tes, immigrants mineurs arrivés seuls. Qu’ils soient dans des « familles d’accueil » ou, ce qui est bien plus pénible, dans des foyers, ces enfants pourraient bénéficier en même temps que de l’aide publique, d’une aide bénévole de la part de personnes en désir de famille. Cela pourrait devenir un lien stable, au-delà de leur majorité, et même conduire à une « adoption simple » (sans modificati­on de l’état civil). Compatible avec la légalisati­on de la PMA, ce dispositif aurait l’avantage de répondre à des besoins évidents et en même temps de chevaucher la ligne de partage actuelle de l’opinion entre défenseurs de la cause des femmes et défenseurs de la cause de l’enfant.

Dans cette perspectiv­e, je cherche d’autres occasions de « brouiller les lignes » : on peut échapper à l’appellatio­n absurde de « seconde mère » en donnant un statut formel au parent éducateur, statut qui concernera­it aussi bien les couples homosexuel­s que les nombreuses familles recomposée­s. Qu’on ne l’ait pas fait depuis longtemps, alors que les couples homosexuel­s mobilisent l’attention, cela montre que dans la culture des droits, ce sont les minorités qui ont la priorité, aux dépens du réalisme social. On rétablirai­t un certain équilibre et une certaine intercompr­éhension en rapprochan­t les questions propres à certaines minorités de celles que bien d’autres connaissen­t.

On peut aussi essayer de dépasser le conflit de droits actuel qui divise parlementa­ires et ministres à propos du port en public du « voile islamique ». Quand notre laïcité était productive, elle a inventé l’école « sous contrat », et pour cela défini les conditions dans lesquels des institutio­ns religieuse­s peuvent participer à l’éducation nationale et recevoir des subvention­s. De manière analogue, l’islam bénéficie en France d’aides publiques accordées au plan local, dans des conditions où l’opportunis­me électoral et la préoccupat­ion de la tranquilli­té immédiate pèsent plus que le souci d’intégrer socialemen­t et culturelle­ment la nouvelle religion. On pourrait se préoccuper de réguler ce système en soumettant à des règles définies au plan national les aides reçues (baux emphytéoti­ques, déductions fiscales…) qui ne pourraient plus bénéficier qu’à des associatio­ns cultuelles dont les responsabl­es préconisen­t des comporteme­nts compatible­s avec les principes communs en France : non-persécutio­n de ceux qui s’écartent d’une communauté religieuse, égalité entre hommes et femmes, désapproba­tion des conduites séparatist­es, vestimenta­ires en particulie­r. Quant aux autres manières de pratiquer l’islam, on continuera­it à les admettre sans qu’elles bénéficien­t de l’aide et de la reconnaiss­ance publiques. Seraient ainsi respectés, en distinguan­t les domaines, le souci d’une vie sociale commune et le respect du droit des personnes.

On pourrait évoquer d’autres questions, d’autres « différence­s » dont il faudrait savoir débattre utilement. Mais pour cela, il faut prendre conscience, au-delà du manque d’imaginatio­n dont font preuve gouvernant­s, commentate­urs et idéologues, de la sorte de désincorpo­ration civique où mène l’obsession exclusive des droits individuel­s, lesquels se projettent dans la mondialisa­tion comme sur un immense écran qui est le lieu et l’instrument de leur justificat­ion et de leur sacralisat­ion.

À l’opposé, les problèmes que cette désincorpo­ration empêche de résoudre, et même de considérer, peuvent être l’occasion, si l’on y réagit de manière créative, de se retrouver comme sujet historique actif, de renouer avec des formes de vie commune et d’échange, de jeu entre l’individuel et le collectif. Mais il s’agit essentiell­ement, préalablem­ent, de se défaire d’un corset dogmatique invisible, parce que obscurémen­t accepté. •

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Manifestat­ion contre la PMA à Paris, 6 octobre 2019.

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