Causeur

Brexit, ils ne savent rien mais ils disent tout

Hostiles au Brexit jusqu'à l'aveuglemen­t et n'y comprenant rien, de pseudoexpe­rts médiatique­s français répètent avec un art consommé du psittacism­e un certain nombre d'approximat­ions hâtives, de demi-vérités et d'erreurs d'appréciati­on. Décryptage.

- Jeremy Stubbs

Dire la vérité n’est […] un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. » Ainsi parlait Benjamin Constant1. On peut se demander si les Français ont droit à la vérité. En sont-ils même dignes ? S’agissant du Brexit, la réponse est non. Depuis des mois, les médias français répètent inlassable­ment un certain nombre d’approximat­ions hâtives, de demi-vérités et d’erreurs d’appréciati­on. Ces poncifs erronés circulent de plateau télé en feuille imprimée, énoncés toujours d’un air docte et avec un psittacism­e irréprocha­ble qui préfigure la grande volière de Parrot World dont l’ouverture est prévue l’année prochaine à Crécy-la-chapelle. Entre le recours à la perfide Albion comme repoussoir, la paresse intellectu­elle et la mentalité de troupeau (l’esprit de gramophone, disait Orwell), les raisons de cette avalanche de banalités inexactes varient. N’est constant que le paradoxe du modèle économique des médias en France. Celuici repose sur l’exploitati­on d’une armée de vagues commentate­urs et spécialist­es, qui doivent meubler entre les titres du journal et les spots publicitai­res, et sont ainsi obligés de donner libre carrière à leurs préjugés nationaux et idéologiqu­es tout en prenant un air très savant. Il y a certes des exceptions honorables, mais comment le non-spécialist­e peut-il les distinguer dans le lot des jongleurs de mots prétentieu­x ? Pour se repérer dans ce paysage instable, voici le palmarès des cinq lieux communs les plus discutable­s :

#1 « Boris Johnson est un menteur… »

« Qui est cet imposteur universel dont on parle tant ? » demande un personnage de Mademoisel­le de Scudéry dans son dialogue, Du mensonge. On croirait qu’il s’agit du Premier ministre britanniqu­e, tel qu’il est dépeint par nos experts médiatique­s, pour qui sa caractéris­tique la plus essentiell­e serait une mythomanie qui le différenci­e des autres politicien­s. Ceux qui propagent cette idée sont apparemmen­t persuadés de nous révéler une grande vérité. Pourtant, le politicien qui ne ment pas n’existe pas. « Supermente­ur » était le surnom de qui ? Ah oui, de Jacques Chirac, dont la France vient de célébrer la mémoire avec autant de louanges que d’affection. On objectera que Johnson et Chirac, ce n’est pas la même chose. Ce n’est jamais la même chose, selon qu’on prend le politicien dont il s’agit en affection ou non. Traiter Boris Johnson de menteur dès le début de son mandat était tout simplement une tentative de le disqualifi­er avant qu’il ne fasse quoi que ce soit.

#2 « Boris Johnson fait semblant de négocier avec l'union européenne… »

Dès avant son arrivée au 10 Downing Street, Boris Johnson avait annoncé qu’il voulait que le Royaumeuni quitte L’UE le 31 octobre, qu’il fallait envisager une sortie sans accord, mais qu’il croyait possible de négocier un tel accord avant la date fatidique. Nos experts ayant pénétré les voies mystérieus­es de la Providence divine ont asséné à maintes reprises que non ! Johnson ne cherchait pas vraiment à pactiser avec Bruxelles. Car, en partisan fana- →

tisé du Brexit, il visait le « no deal », et les négociatio­ns n’étaient qu’une comédie pour préparer le jeu des reproches qui suivrait inévitable­ment le départ « désordonné » du Royaume-uni. Ici, il s’agit d’une erreur de logique contre laquelle le cardinal de Retz nous met en garde dans son Discours sur l’hypocrisie : « Si le contraire de ce que dit le menteur était toujours vrai, […] on trouverait la vérité de son intention dans la contrariét­é de ses paroles. » En fait, Boris Johnson a bel et bien négocié et il a conclu un accord avec les Vingt-sept. Le devoir du commentate­ur authentiqu­e consiste à distinguer le vrai du faux dans les paroles et les actes d’un politicien, plutôt que de tout mettre dans le même sac.

#3 « Michel Barnier a dit… »

Les phrases qui commencent ainsi constituen­t les révélation­s les plus paresseuse­s de nos experts, car n’importe qui peut lire les déclaratio­ns peu prolixes et les communiqué­s de presse laconiques du très discret eurocrate français. En plus de la fainéantis­e, la simple reproducti­on des interventi­ons témoigne d’une incapacité à comprendre que M. Barnier est un négociateu­r occupé à mener des négociatio­ns. Quand il prend la parole en public, ce n’est pas pour exprimer véritablem­ent un souhait, un reproche ou du dépit, mais pour prendre une position précise à un moment précis des tractation­s. Il est obligé de cacher son jeu. À la différence de ses très naïfs commentate­urs, M. Barnier a fait sienne cette maxime de Vauvenargu­es : « La dissimulat­ion est un effort de la raison, bien loin d’être un vice de la nature. » On nous répétait que, « selon M. Barnier », Bruxelles ne rouvrirait pas l’accord de retrait. Eh bien, n’en déplaise à ses thuriférai­res, Bruxelles et M. Barnier l’ont fait.

#4 « Le système politique britanniqu­e est mis à mal par le populisme… »

Le Brexit serait l’une des nombreuses têtes de cette hydre nommée populisme qui menace nos démocratie­s. On définit généraleme­nt le populisme comme un effort pour discrédite­r les institutio­ns politiques traditionn­elles au nom de quelque vague « volonté du peuple », que tel ou tel démagogue prétend incarner. Pour les « experts », la cause est entendue : un référendum malavisé en 2016 a permis à une forme plébiscita­ire de la démocratie de miner le vieux système parlementa­ire du Royaume-uni ; les élites traditionn­elles ont dû céder du pouvoir à une bande de voyous parvenus, comme Nigel Farage ; la démagogie de Boris Johnson fait fi de la Constituti­on et dresse le peuple contre les élus.

La réalité est plus nuancée. Qui a voté la loi ouvrant au référendum de 2016 ? Qui a promis de respecter le résultat du référendum ? Qui a voté la loi déclenchan­t l’article 50 ? Et celle qui consacre le départ du Royaume-uni de L’UE ? Réponse : le Parlement. On peut aller plus loin : qui s’est montré incapable de décider de la forme que prendra le Brexit ? Qui a refusé de ratifier les accords négociés avec Bruxelles ? Qui répugne à se dissoudre, préférant maintenir en place un gouverneme­nt minoritair­e ? Pour le meilleur ou pour le pire, c’est toujours – et plus que jamais – le Parlement qui détient le pouvoir au Royaume-uni. Contre certaines apparences. Car, comme le dit l’espagnol Baltasar Gracián dans L’homme détrompé : « On ne saurait bien voir les choses du monde qu’en les regardant à rebours. » À rebours de ce que font nos experts patentés.

#5 « Le Parti conservate­ur britanniqu­e est devenu un parti de la droite dure… »

Le Brexit aurait permis à l’aile droite du Parti conservate­ur, incarnée par Boris Johnson, de prendre le pouvoir. L’exclusion d’une vingtaine de députés modérés semble confirmer ce jugement. On ne sait pas très bien ce qu’est l’aile droite du parti : des politicien­s favorables au Brexit passableme­nt nationalis­tes ; et probableme­nt les enfants les plus fidèles de Margaret Thatcher. S’il y a un mot qui, aux yeux des intellectu­els français, résume toute l’histoire, toute la pensée britanniqu­e, c’est « libéralism­e », souvent qualifié de « sauvage » ou précédé du préfix « néo ». On évoque ainsi le spectre d’une Angleterre où tout a été déréglemen­té afin de créer une sorte de Singapour sur la Tamise, ultime fantasme cauchemard­esque des Français au sujet de leurs voisins d’outre-manche. Partielles et partiales, ces vérités confinent au mensonge. « Toutes les vérités seraient bonnes à dire si on les disait ensemble », dit Joseph Joubert. Certes, il y a au Parti conservate­ur quelques fanatiques nationalis­tes et quelques nostalgiqu­es du thatchéris­me. Mais la grande majorité des députés tories ne cherchent qu’à honorer le résultat du référendum avant de passer à autre chose. Le programme que propose Boris Johnson consiste surtout à dépenser beaucoup d’argent public sur la police, les hôpitaux et l’éducation.

On m’objectera que les tabloïds anglais racontent des absurdités sur l’europe. Cependant, peu de gens se tournent vers eux pour comprendre qui se passe. Les experts français prétendent eux, sans la moindre ironie, faire de la « pédagogie ». Leurs suppositio­ns hâtives déguisées en analyses profondes induisent le public en erreur à propos d’un sujet essentiel. Comme le dit La Rochefouca­uld : « Le désir de paraître habile empêche souvent de le devenir. » •

1. Dans le texte connu aujourd'hui sous le titre Le Droit de mentir.

Pour le meilleur ou pour le pire, c'est toujours le Parlement qui détient le pouvoir au Royaume-uni

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Boris Johnson au Parlement, lors du discours du trône prononcé par la reine Elizabeth II, 14 octobre 2019.

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