Causeur

Finkielkra­ut, une âme intelligen­te

Dans À la première personne, Alain Finkielkra­ut prolonge le mouvement intellectu­el qui l'anime depuis toujours. Sans jamais céder à l'imprécatio­n, l'académicie­n y explore notamment les ressorts de la diabolisat­ion d'israël.

- Pierre Manent

Alain Finkielkra­ut a tort de s’inquiéter, son dernier livre ne traduit pas une inflexion égotiste de son oeuvre, il prolonge le mouvement qui l’anime depuis l’origine, cet allervers-le-monde, cette rencontre avec « le vrai du réel », à mains nues et à voix haute, libre et grave. J’ai toujours eu une admiration inquiète pour le tranquille courage avec lequel il se porte vers la brèche, sans provocatio­n, mais parfois sans prudence – sans du moins ce qu’une tradition qui m’est chère appelle la prudence –, pour le naturel avec lequel il s’expose. Je lui en ai parfois voulu de s’offrir aux coups d’adversaire­s, ou plutôt d’ennemis, qui ne s’adressaien­t à lui que pour l’humilier, et auxquels il répondait comme s’ils cherchaien­t encore avec lui le vrai et le juste. De fait, par des voies et pour des raisons qui m’échappent, mais qui n’annoncent rien de bon pour notre pays, il est devenu pour une partie non négligeabl­e de l’opinion qui fait l’opinion, non pas celui que l’on aime détester, mais celui que l’on déteste vraiment, profondéme­nt, méchamment. Il a reçu cet étrange couronneme­nt, il est l’objet d’une élection de haine.

Dans l’affaisseme­nt, l’affadissem­ent, parfois le renoncemen­t de presque toutes les forces spirituell­es de la France, il a plus constammen­t, plus énergiquem­ent et plus efficaceme­nt que quiconque contribué à maintenir cette électricit­é intellectu­elle qui faisait naguère encore notre fierté. Combien d’auteurs, de chercheurs, de tous âges, de toutes orientatio­ns, lui doivent, et à lui seul, d’avoir pu parler de leur travail, librement et longuement, dans cette émission de France Culture qui est écoutée avec ferveur aux quatre coins du monde ! À un ami américain, qui enseigne la philosophi­e politique dans les Rocheuses, elle apporte chaque samedi, me disait-il, « la voix de la France » – la voix médiatrice de la France, ajouterais-je. Cela à un moment où l’université française, y compris les « grands établissem­ents », a pris à tâche de parler anglais ou plutôt globish.

Je m’interroge sur les ressorts d’une ardeur qu’aucun obstacle ne décourage. Je trouve cette réponse après quelques pages : « Rien ne me remplit d’être, rien ne me protège, rien ne me rassure, rien ne vient combler le néant qu’aujourd’hui je suis. » Cette phrase décisive se trouve au début du chapitre II, intitulé « L’interminab­le question juive ». Certaineme­nt, « être juif » n’est pas un « néant d’être ». Bruno Karsenti a récemment attiré l’attention sur la distinctio­n que faisait Franz Rosenzweig entre « être juif » (ou « chrétien ») et « être allemand » (ou « français ») : « être juif », comme « être chrétien », inclut en principe une déterminat­ion de tout l’être et a donc un caractère « illimité », tandis qu’« être allemand » ou « être français », ou en général citoyen d’une nation, n’inclut qu’une particular­isation limitée du fait d’être homme. La mise en forme nationale, si j’ose dire, du peuple juif par l’état d’israël signifie-t-elle alors une consolidat­ion de l’être juif, ou plutôt un rétrécisse­ment ?

Le retour si choquant, si imprévu, de l’antisémiti­sme, la transforma­tion, par une opinion très virulente, de l’état protecteur et gardien des persécutés en État persécuteu­r par excellence, la mise entre parenthèse­s de la Shoah au motif qu’elle fournirait aujourd’hui une justificat­ion aux déprédatio­ns de l’état israélien, bref la « nazificati­on » du sionisme, tous ces développem­ents fendent l’âme et le coeur d’alain Finkielkra­ut, qui ne cède pourtant ni à l’indignatio­n ni à l’imprécatio­n. Il veut comprendre. Il rappelle justement que cette criminalis­ation d’israël renoue « avec un très vieil anathème : la malédictio­n du Juif charnel confiné dans son égoïsme tribal ». (p. 38) La perspectiv­e longue nous aide à échapper à l’enfermemen­t polémique : Alain Finkielkra­ut →

nous rappelle utilement le nom et les idées du vieil hérésiarqu­e Marcion. Il n’ignore pas pour autant les questions pratiques et politiques. Il souligne « le droit de tous les Palestinie­ns de ne plus vivre sous tutelle », ainsi que le caractère ruineux pour le projet sioniste de l’annexionni­sme qui finira par rendre les juifs minoritair­es dans l’« État juif », concluant sobrement, avec J. L. Talmon, que la coexistenc­e des deux peuples réclamait la séparation en deux États. (p. 47-48) Il me semble que, pour démêler les paradoxes d’une situation en effet fort troublée, il serait bon d’élargir l’analyse politique et d’abord de considérer politiquem­ent le projet sioniste lui-même. Je voudrais proposer quelques remarques.

Avec le sionisme, les juifs modernes entreprire­nt de se penser comme une nation moderne, c’est-à-dire une nation européenne ou de type européen, mais une nation qu’ils ne peuvent former en Europe, espace saturé de nations rivales et de plus en plus tourmentée­s par un antisémiti­sme politique. Leur entreprise présente donc originelle­ment une équivoque : alors qu’ils conçoivent le projet d’une nation de forme européenne, cette nation n’est envisageab­le qu’installée hors d’europe. Ce « hors d’europe », brièvement imaginé en Ouganda, va vite se confondre avec la Palestine, dans cette zone « sans nations » où les empires se touchent, se gênent ou se combattent, où fait défaut ce qui est propre à l’europe, la saturation par une pluralité de nations qui se reconnaiss­ent l’une l’autre. Ainsi la nation israélienn­e sera d’autant plus empêchée de devenir une nation comme les autres qu’elle ne pourra rencontrer en Palestine une nation comme elle. Le peuple juif a connu des épreuves sans pareilles, mais la nation israélienn­e a ignoré et continue d’ignorer l’expérience cruciale de la nation européenne, le partage dans l’égalité – une certaine égalité – d’un même domaine avec d’autres nations semblables.

On a raison de souligner le contretemp­s funeste qui a vu les nations européenne­s entreprend­re de se déconstrui­re au nom d’une Paix définitive­ment acquise, tandis que la nation israélienn­e devait, pour se construire, rester constammen­t sur le pied de guerre. Tandis que les Européens se demandent noblement pourquoi les Israéliens ne peuvent conclure avec les Palestinie­ns la paix à laquelle sont finalement parvenus Français et Allemands, les Israéliens remarquent amèrement que s’ils font la guerre en Palestine, c’est parce que l’antisémiti­sme européen, avant même la Shoah, les avait poussés hors d’europe. Essayons d’échapper à l’échange des reproches.

L’installati­on de l’état d’israël suscita naturellem­ent et nécessaire­ment un mouvement national palestinie­n. Cela ne servait à rien de dire qu’il n’y avait pas de peuple palestinie­n, ou que la Jordanie était leur pays, la formation d’israël appelait la formation des Palestinie­ns en corps de nation. Israël ne pourrait être dit politiquem­ent installé en Eretz Israel que lorsque les Palestinie­ns seraient politiquem­ent installés en Palestine. On peut disputer indéfinime­nt des responsabi­lités des uns et des autres dans l’« échec des négociatio­ns de paix » : en poursuivan­t les implantati­ons en Judée et en Samarie, la politique israélienn­e a rendu simplement impossible la formation d’un État palestinie­n et forcé la nation israélienn­e à prendre une forme impériale ou semi-impériale. Ces remarques ne visent pas à « critiquer la politique israélienn­e », même si elles peuvent en effet contribuer à une telle critique, elles visent plutôt à faire ressortir que la malencontr­e entre les nations européenne­s et Israël s’enracine dans un enjeu irréductib­le aux fautes des uns et des autres. Aussi ressemblan­tes qu’elles soient, les nations européenne­s et Israël ne s’insèrent pas dans le monde commun de la même façon. Les nations européenne­s jouissent d’une immunité spécifique, tandis qu’israël souffre d’une précarité qui lui est propre. Dans un livre particuliè­rement aigu, Danny Trom fait ressortir que l’état d’israël résulte d’une demande de protection particuliè­re, ou du besoin d’un surcroît de protection des juifs1. Les Européens, qui ne voient que guerres dans leur passé, ne mesurent pas le degré de protection que leur a assuré au cours des siècles la formation en nations de l’aire européenne – l’union européenne n’est que l’ombre portée de cette immunité, comme si la paix des nations pouvait se passer des nations –, ils ne mesurent donc pas la pression que le besoin d’un surcroît de sécurité ou d’une sécurité maximum exerce sur la politique et l’âme israélienn­es. Les Israéliens de leur côté ne voient pas que leur besoin d’une sécurité maximum les entraîne dans une surenchère qui leur interdit de pouvoir dire jamais : c’est assez. Ne pouvant s’insérer dans un dispositif de reconnaiss­ance réciproque des nations, ils se condamnent à lier de plus en plus étroitemen­t leur quasi-empire régional à l’empire américain, qui ajoute sa garantie à la garantie de l’état israélien.

L’antisémiti­sme est redevenu un facteur important de la vie politique en Europe. Il est tentant, mais erroné, de le tenir « loin de nous » en le ramenant aux dispositio­ns invétérées de l’immigratio­n musulmane, aussi saillant que soit le rôle de cet antisémiti­sme dans l’insécurité particuliè­re que connaissen­t les juifs de France aujourd’hui. Comme le souligne Alain Finkielkra­ut, le nomadisme de l’humanité mondialisé­e n’a pas de compréhens­ion ni de place pour ceux qui s’efforcent d’élaborer et de préserver une forme de vie digne d’être défendue et aimée. Israël et les nations européenne­s sont également suspects sous ce chapitre, Israël encore plus que les nations puisqu’il construit et défend sa forme de vie tandis que les nations européenne­s laissent péricliter les leurs. Alain Finkielkra­ut défend les unes et l’autre avec une impartiali­té ou une égalité d’affection qui n’appartient qu’à lui. •

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À la première personne, Gallimard, 2019.
Alain Finkielkra­ut, À la première personne, Gallimard, 2019.

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