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TAUX NÉGATIFS LE KRACH QUI VIENT

Si le déluge d'argent bon marché déversé par les banques centrales a sans doute sauvé l'économie mondiale de la récession, ses effets secondaire­s s'accumulent. Et risquent de créer une bulle prête à exploser.

- Par Jean-luc Gréau

Le vrai peut quelquefoi­s n’être pas vraisembla­ble », a dit Boileau. À ce jour, un quart du montant des emprunts cotés sur le marché internatio­nal du crédit est affecté de taux négatifs. Du coup, nos experts qui y perdent leur latin et leur grec s’inquiètent ouvertemen­t. Comment les taux d’intérêt peuvent-ils tomber au-dessous de zéro ? Comment le système de crédit pourrait-il fonctionne­r sans le profit inclus dans la marge d’intérêt ?

Cependant, il ne peut pas exister d’aberration pure. L’anomalie des taux négatifs a forcément une explicatio­n que l’intuition conduit à rechercher dans les transforma­tions financière­s accomplies durant l’ère néolibéral­e. →

Comment se formaient en effet les taux d’intérêt il y a encore quarante ans ? Sur le marché dit primaire où sont émis les emprunts nouveaux des États, des entreprise­s cotées et des banques elles-mêmes. Ce marché confrontai­t les demandes de ces grands emprunteur­s et les offres des fournisseu­rs de crédit, banques et fonds de placement. Il était donc, par constructi­on, relié aux besoins économique­s : besoins des États pour leur trésorerie et le financemen­t à long terme des déficits, besoins des entreprise­s pour leur trésorerie et leurs investisse­ments dans la mesure du nécessaire, besoins de trésorerie au jour le jour des banques. Un accroissem­ent des besoins suscitait, toutes conditions égales par ailleurs, une tension à la hausse sur les taux du marché, et symétrique­ment, une augmentati­on des offres des prêteurs une pression à la baisse. C’est dans ce contexte qu’il convenait d’apprécier l’action des banques centrales, chargées de contrôler les acteurs du marché, soit en prélevant des liquidités pour conjurer un emballemen­t de la machine économique, soit en offrant des liquidités supplément­aires en cas de ralentisse­ment marqué.

Simultaném­ent, une fraction des prêts émis en continu s’orientait vers le marché dit secondaire où sont échangés les titres déjà émis des emprunteur­s concernés : la France ou la Grèce, General Electric ou Siemens, Société générale ou Deutsche Bank.

Mais lequel de ces marchés était le marché directeur ?

C’était le marché primaire, le marché des emprunts neufs. C’est là que les prêteurs exerçaient une influence décisive, qu’ils sanctionna­ient favorablem­ent la politique des emprunteur­s en accordant une prime à leurs demandes nouvelles ou qu’ils les censuraien­t par une décote par rapport au prix d’émission. Le marché secondaire restait cantonné dans le rôle accessoire de marché de l’occasion permettant aux détenteurs d’emprunts de se défausser éventuelle­ment pour se reporter sur d’autres emprunts. L’expérience néolibéral­e a donné le rôle directeur au marché secondaire où sont traités les emprunts anciens.

La révolution inaugurale

Une vraie révolution, s’il en est, issue de deux transforma­tions simultanée­s. La première, chacun a pu la voir, est représenté­e par l’installati­on de déficits chroniques et de dettes structurel­les des États développés qui a élargi d’une manière décisive le gisement de la dette publique. La deuxième, quasiment ignorée du public, est la titrisatio­n, qui a consisté, pour les banques, à mettre sur ce marché secondaire les prêts qu’elles accordaien­t aux particulie­rs et aux PME. Au bénéfice de ces deux transforma­tions, le marché secondaire, complèteme­nt renouvelé, s’est emparé du rôle directeur. C’est lui qui décide de la qualité des emprunteur­s dans un processus quotidien où intervienn­ent les traders et les agences de notation. Ainsi, depuis plus de trente ans, le marché secondaire d’emprunts se comporte comme le

marché des actions ! Pas plus que le marché des actions ne finance les entreprise­s, sauf cas rarissimes d’émissions nouvelles, le marché secondaire des emprunts ne finance les acteurs économique­s concernés. Et, comme le marché des actions, il offre l’image d’un champ clos dédié à la spéculatio­n pure.

L'impact révolution­naire de la crise

Onze ans après la crise financière américaine, sept ans après la crise de l’euro, on est mieux en mesure d’en apprécier l’impact matériel. Les efforts inouïs des grandes banques centrales ont permis de sortir l’occident d’une récession qui menaçait de tourner à la dépression. Mais les dernières évolutions, marquées par le ralentisse­ment graduel de tous les continents, attestent de la gravité du mal, incurable, qui ronge le système mondialisé : la déflation salariale. Et voici maintenant que nous sommes aux prises avec un mal pernicieux, sous la forme des taux négatifs, qui atteignent la sphère financière proprement dite, menaçant de paralyser le système de crédit. Comment en est-on arrivé là ?

La politique des banques centrales1, chargées d’un mandat officiel de sauvetage, a suivi trois phases. Une première phase a consisté à prodiguer de l’argent nouveau, en grande quantité et à bas prix, aux banques commercial­es. Les taux d’intérêt « banque centrale » sont tombés à zéro ou presque, avec des effets instantané­ment favorables sur l’activité économique et, pardessus tout, sur la solidité apparente du système de crédit. Les banques ont pu afficher de meilleurs bilans grâce à la revalorisa­tion des emprunts qu’elles détenaient. Ce qui était tombé de 100 à 70, durant la crise, a été revalorisé à 100, voire 110 ou 120. Le monde financier est passé de la déprime à l’euphorie.

Une deuxième phase a vu la mise en oeuvre de la politique dite de « Quantitati­ve Easing » (QE) qui a consisté à retirer des masses d’emprunts publics et privés du marché secondaire pour les installer dans les bilans des banques centrales en contrepart­ie de monnaie. Cette contrepart­ie revenait non pas à prêter de l’argent gratuit, mais à subvention­ner les banques et les fonds de placement concernés. Une opération que l’on peut résumer ainsi : moins de titres financiers, plus de monnaie nouvelle.

Une troisième phase, que nous vivons, voit les banques centrales en venir à une politique mixte par des offres d’argent à taux zéro, ou presque, ou par de nouvelles opérations de QE2. L’objectif affiché est encore une fois de réanimer des économies menacées par la stagnation, la reprise de 2017 dont s’enchantait Christine Lagarde ayant fait long feu, si l’on met à part les États-unis soutenus par un déficit budgétaire massif.

Ces trois opérations successive­s ont créé une surabondan­ce massive de liquidités qui trouvent de moins en moins de destinatio­n économique. Mais que peuvent faire les banques et les fonds de placement de l’argent – la majeure partie – qui ne trouve pas à s’employer en crédits nouveaux à l’économie ? Elles les replacent en rachetant des emprunts disponible­s sur le marché secondaire qui tend ainsi de plus en plus à fonctionne­r en circuit fermé !

Les rachats nouveaux visent en premier lieu les emprunts à haut rendement, tels que les obligation­s de pacotille ou les emprunts des États en voie d’émergence. Appelons-les emprunts de quatrième catégorie. Comme ils bénéficien­t d’une surcote découlant des rachats, leur valeur s’accroît et, corrélativ­ement, les taux d’intérêt baissent3. Par répercussi­on, les emprunts quelque peu meilleurs, qu’on dénommera emprunts de troisième catégorie, subissent à leur tour une revalorisa­tion. Et ainsi de suite, en cascade, pour les emprunts de seconde catégorie, comme ceux de la Grèce, et de première catégorie, comme ceux de la France, ou hors catégorie, comme ceux du Trésor américain ou du Trésor allemand. Et cette mécanique implacable ne cesse pas ses effets tant que de la monnaie nouvelle sans emploi économique tombe des guichets des banques centrales. Les taux affichés sur le marché secondaire baissent, baissent, baissent. Et le marché primaire où sont émis les emprunts nouveaux suit à distance le marché secondaire.

Les grands emprunteur­s réduisent graduellem­ent les taux d’intérêt offerts aux prêteurs. C’est ainsi que le Trésor allemand emprunte aujourd’hui à taux négatif et, chose grotesque, le Trésor grec à 1,5 % !

La conclusion est que le système financier est aujourd’hui pris en otage par la politique qui lui a permis de survivre après les débâcles de 2008 et 2010. Faute d’un recadrage économique global et d’un meilleur partage entre les classes supérieure­s et les classes populaires, il reste tributaire de pratiques monétaires qui sont le problème plutôt que la solution.

La dernière bulle

Au moment où ces lignes sont tracées, les Cassandre du FMI s’alarment de l’excès d’endettemen­t des entreprise­s, qui s’ajoute à des dettes publiques non négligeabl­es et à des dettes des ménages contractée­s sur les marchés hypothécai­res un peu partout dans le monde. En pointant les dangers spécifique­s de la dette économique, le FMI occulte à son insu le danger lié à l’appréciati­on irréaliste des emprunts sur le grand marché secondaire. Là se trouve pourtant la source du grand krach à venir : l’implosion de la bulle du crédit global, tous emprunteur­s confondus. •

1. Réserve fédérale, BCE, Banque d'angleterre, Banque du Japon, Banque nationale de Suisse, Riksbank de Suède et finalement, Banque populaire de Chine.

2. Comme celles décidées in extremis par Mario Draghi à la veille de sa fin de mandat à la BCE.

3. Le FMI s'inquiète aujourd'hui de voir les prêteurs acheter sans discerneme­nt des emprunts peu fiables, étant donné l'explicatio­n que l'imprudence des prêteurs appelle.

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Mario Draghi et son successeur à la tête de la BCE, Christine Lagarde, novembre 2012.
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