Causeur

La défaite de Victor

- Par Jean Chauvet

« Le critique de cinéma, c’est l’inspecteur des travaux finis », disait François Truffaut. Chaque mois, Jean Chauvet parlera des chantiers en cours.

Les Misérables, de Ladj Ly Sortie le 20 novembre

On a le Victor Hugo qu’on mérite… Littéralem­ent encensé et promptemen­t récompensé au dernier Festival de Cannes, le film réalisé par Ladj Ly joue de la corde sensible en se plaçant dès son titre sous le parapluie de l’écrivain national : ce sera donc Les Misérables, version 2019. Et du début jusqu’au générique de fin, s’il vous plaît, puisque c’est là, symbolique­ment, que le cinéaste place une citation du roman : « Il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateu­rs. » Le film relate ainsi la première journée d’un membre de la BAC débarquant dans une cité de la banlieue parisienne.

Le réalisateu­r, né à Montfermei­l et y vivant encore, bénéficie d’entrée du jeu du label « J’y vis, donc je sais », parfait alibi pour faire taire toute critique venue d’ailleurs. Mais d’abord et surtout pour montrer des « flics » forcément beaufs, à l’exception du petit nouveau dont le film raconte finalement le « bizutage » et l’intégratio­n presque parfaite dans son milieu. Face à eux, la palette habituelle du film-de-banlieue-de-colère-et-dehaine, c’est-à-dire une cohorte plus ou moins définie de mères navrées, de « grands frères » roublards, de frères musulmans curieuseme­nt présents-absents, de Gitans (quota oblige) et d’autres encore. Sans oublier les « sauvageons ». Contrairem­ent à la doxa en cours, Hugo n’aurait pas sursauté au mot employé par Chevènemen­t : le sauvageon en effet n’est pas de la « mauvaise herbe », mais un arbre non greffé qui a poussé spontanéme­nt. Cependant, n’allez pas dire à Ladj Ly que le gentil père Hugo aurait été d’accord avec l’ex-premier flic d’une France républicai­ne désormais révolue, il le croit de son côté.

Il existe comme une malédictio­n du film dit « de banlieue » en France. Tout ou presque a commencé en 1995, également à Cannes, avec le triomphe absolu du film de Matthieu Kassovitz, La Haine. Le même discours y était déjà à l’oeuvre, comme une revanche ricanante du slogan le plus ignoble de Mai 68 : « CRS=SS ». En noir et blanc qui plus est, pour faire chic assurément, mais sans mesurer combien cela faisait surtout binaire et caricatura­l. Puis ce fut au tour notamment de Jacques Audiard avec son plus mauvais film à ce jour, Dheepan, qui prenait cette fois toutes les couleurs du communauta­risme le plus béat en faisant de l’exil londonien final de ses héros banlieusar­ds une sorte d’eldorado. Ladj Ly reste en France, lui. Mais il situe son film en été, pendant les vacances scolaires, évacuant du coup et les parents et les enseignant­s du paysage. Ses héros adolescent­s sont ainsi livrés à eux-mêmes plus encore que le reste du temps. Les esprits chagrins auront noté que pour Hugo, les « cultivateu­rs » étaient précisémen­t et d’abord les parents et les professeur­s. Et assurément pas Javert et sa bande ! Et voilà comment, on récupère un discours « politique » sur l’éducation en se privant de ceux qui en ont la charge quotidienn­e. Chapeau l’artiste ! Mais, que voulez-vous, un flic qui commet une sale bavure, comme dans le film, c’est toujours plus vendeur qu’un prof qui rame. On bascule ainsi aisément dans le film d’action pour ados avec moment de bravoure final et points de suspension cinématogr­aphiques à l’appui. Car notre penseur-cinéaste rêve évidemment d’une insurrecti­on de la banlieue qui vient… Pour lui, aucun doute, comme il l’a déclaré à Cannes, après les gilets jaunes, viendra le temps des cités. On aimerait lui

rappeler ce que disait Bernard Maris, le jour même de son assassinat par qui l’on sait, sur tout ce que l’état faisait chaque jour pour ces cités, en vain. Appeler de ses voeux leur révolte dans ces conditions, c’est donc faire preuve d’un aveuglemen­t désolant, ce qui pour un cinéaste est fâcheux…

Les sauvageons et même les mauvaises herbes auraient besoin d’autres avocats que ces jeteurs d’huile sur le feu et sur grand écran. Mais la logique victimaire est partout à l’oeuvre. Alors, on cite Hugo à côté de la plaque, on assigne au maintien de l’ordre des missions de « cultivateu­r » et on déroule un logiciel où la responsabi­lité individuel­le est niée au profit d’une mise en cause systématiq­ue de valeurs collective­s fondées sur des droits et des devoirs. Et c’est ainsi que le cinéma français se donne bonne conscience. •

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